Economie
Analyse

Le Japon veut sa place en Afrique

Le Premier ministre japonais Shinzo Abe accompagné du vice-président kenyan William Ruto arrive à une réunion avec le ministre kenyan de la Santé et la Banque mondiale à la conférence TICAD (Tokyo International Confernce on African Development) à Nairobi le 26 août 2016.
Le Premier ministre japonais Shinzo Abe accompagné du vice-président kenyan William Ruto arrive à une réunion avec le ministre kenyan de la Santé et la Banque mondiale à la conférence TICAD (Tokyo International Confernce on African Development) à Nairobi le 26 août 2016. (Crédits :SIMON MAINA / AFP)
Le Japon revient dans le jeu sur le continent africain. Tokyo espère en effet obtenir des soutiens sur la scène diplomatique pour enfin devenir une grande puissance. L’archipel compte d’ailleurs bien pérenniser son influence, et bousculer un peu la présence chinoise, et même… française !
Comment évaluer ce « pivot japonais » vers l’Afrique engagé par le Premier ministre Shinzo Abe ? Est-il vraiment nouveau en matière d’investissement ? D’autant que le continent africain est essentiel pour l’économie du Japon.

Contexte

Les 27 et 28 août derniers s’est tenue à Nairobi, au Kenya, la sixième édition du Ticad (« Tokyo International Conference on African Development », soit la « Conférence internationale de Tokyo sur le développement africain »). Si les précédentes éditions du sommet, qui s’étaient toutes déroulées au Japon, n’avaient pas attiré l’attention, l’événement cette année a été fortement médiatisé. Et pour cause : la diplomatie japonaise s’est largement focalisée sur l’Afrique depuis le retour de Shinzô Abe au pouvoir en 2012. En 2014, le chef du gouvernement nippon avait effectué une tournée en Côte d’Ivoire, au Mozambique et en Ethiopie. Une démarche rare venant d’un Premier ministre nippon, qui s’est empressé de nier une quelconque « rivalité » avec la Chine.

Il faut rappeler que de nombreux pays africains comptent fortement pour l’économie japonaise. Une grande part des matières premières et des ressources utilisées pour fabriquer les exportations nippones (de l’automobile à l’électroménager) viennent du continent noir. En approfondissant ses investissements et en encourageant les joint-venture, Tokyo espère sécuriser la chaîne d’approvisionnement qui mène à ces matériaux. Le Japon a ainsi investi des millions de dollars à Madascar, par exemple, où un consortium international qui inclut le géant nippon Sumitomo s’active à développer les industries locales du cobalt et du nickel.

Trois ans seulement après sa dernière édition à Yokohama, le TICAD, sommet réunissant le Japon et ses partenaires africains en vue de jeter les bases de partenariats futurs, s’est tenu pour la première fois en Afrique, à Nairobi au Kenya. Le rapprochement de ces sommets – ils avaient lieu d’habitude tous les cinq ans dans une relative confidentialité et toujours au Japon – envoie un message clair : Tokyo veut sa place en Afrique. Et sa conclusion est encore plus limpide : l’archipel est prêt, pour cela, à délier les cordons de la bourse. Dès l’ouverture de la conférence, le 27 août dernier, le Premier ministre Shinzô Abe a annoncé que son pays investirait 30 milliards de dollars sur le continent entre 2016 et 2018. Précision notable : ce chiffre inclut également les investissements privés, soit ceux sur lequel le gouvernement n’a pas un total contrôle… On est encore très loin de l’effort chinois qui impose sa présence en Afrique – Pékin y a déboursé pas moins de 179 milliards de dollars rien qu’en 2015 – mais le Japon montre qu’il compte, et veut affirmer sa présence.

Diplomatie du chéquier

L’accentuer serait le mot le plus correct. Car le Japon était déjà présent sur place, non pas via des investissements, mais plutôt grâce au levier de « l’aide au développement ». L’archipel a en effet été l’un des généreux donateurs pour le financement des infrastructures sur le continent noir après la chute du Mur de Berlin, y injectant jusqu’à un milliard de dollars par an dans les années 1990. Après avoir baissé de moitié dans les années 2000, le montant des chèques recommence petit à petit à gonfler. Cependant, le Japon ne s’est pas transformé en donneur par pure bonté d’âme : après avoir confirmé son redécollage économique, Tokyo a voulu reconquérir le terrain perdu sur le plan diplomatique depuis la catastrophe de 1945. Premier objectif : pouvoir faire de nouveau partie du Conseil de sécurité des Nations unies. Ce pari a déjà été gagné : depuis que le Japon ouvre le portefeuille, il est systématiquement reconduit grâce aux voix africaines parmi les dix membres non permanents de l’organe exécutif.

Mais conformément aux statuts, le mandat ne dure que deux ans et il est impossible d’enchaîner deux mandats consécutifs. Le Japon est donc un membre « quasi permanent » du Conseil de sécurité, deux ans sur quatre. Il veut maintenant passer à la vitesse supérieure : une place de membre permanent aux côtés notamment de la France (qui y est favorable), et de la Chine (qui l’est beaucoup moins). Et Tokyo compte là aussi s’appuyer sur ses alliés (ou plutôt ses « obligés ») pour appuyer sa position dans des négociations ouvertes depuis 2015 et qui s’annoncent longues, âpres et coûteuses. D’autant que le Japon n’est pas le seul candidat.

L’Allemagne, l’Inde et le Brésil ont aussi déclaré vouloir rejoindre le club très fermé des Etats ayant leur droit de veto sur les résolutions de l’organisme. Et même l’Afrique du Sud a proposé sa candidature pour devenir un membre permanent, et espère fédérer derrière elle une partie du continent. Rien n’indique d’ailleurs que les soutiens du Japon délaisseront l’archipel pour rallier une candidature africaine, mais la multiplication des prétendants risque fort d’entraîner un intérêt accru, et donc un possible soutien financier, des candidats pour les pays africains susceptibles de les soutenir. Le Japon a d’ailleurs trouvé une subtile parade : le pays s’est déjà engagé à soutenir la candidature d’un pays africain comme membre permanent du Conseil de sécurité, une action qui pourra être menée efficacement… si le Japon en est lui-même déjà membre.

Plates-bandes chinoises

Le Japon veut aussi rajouter une autre arme à la seule signature de chèques généreux : le pays essaie en effet de faire sa place en Afrique de l’Est et australe dans le domaine des infrastructures construites par les Chinois… et qui pour certaines donnent déjà de sérieux signes d’essoufflement. Les Japonais sont déjà présents au Botswana et en Zambie, tous deux dans le pré carré de la Chine.
« Les pays d’Afrique ne voient aucun inconvénient à accueillir les bonnes volontés de deux Etats rivaux, explique à Asialyst Sadaharu Kataoka, politologue japonais spécialiste de l’Afrique. Ils avaient choisi la Chine jusque-là car les conditions financières étaient plus avantageuses, mais ils peuvent maintenant se reposer sur l’expertise nippone en matière de grands travaux publics. Les Japonais n’envoient par contre pas d’ouvriers sur place. Ils reprennent parfois les Chinois qui ont construit l’infrastructure déféctueuse, mais avec cette fois un niveau d’exigence plus élevé ».
Et la France devrait se méfier : le Japon arrive lentement mais sûrement en Afrique de l’Ouest où le pays espère imposer ses modèles économiques dans le domaine de la grande distribution, pourtant spécialité française sur le territoire. Le Japon, autre géant mondial de la distribution a déjà des intérêts en Côte d’Ivoire, et une filiale de Toyota (Toyota Tsusho) a déjà racheté CFAO (l’ex-Compagnie française de l’Afrique occidentale), une entreprise de distribution qui appartenait auparavant à Kering, le groupe de la famille Pinault.

Le Japon ne s’arrête pas là. Tokyo vient de commencer un nouveau programme ambitieux depuis 2015 : former, tous frais payés, des élites africaines dans les universités nippones, d’excellent niveau, et leur faire débuter leur carrière dans les sociétés japonaises. L’objectif ? Mille nouveaux étudiants à fort potentiel chaque année. « C’est deux fois plus que font les Etats-Unis actuellement avec un programme similaire. Le but est de former une élite africaine qui, le moment venu, se rangera derrière les intérêts de Tokyo. » Signe qui ne trompe pas sur le sérieux de la volonté nippone : la Chine, malgré le dévissage de son économie, promet d’augmenter les torrents de capitaux qu’elle déverse sur le continent.

Par Damien Durand

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A propos de l'auteur
Journaliste, Damien Durand travaille principalement sur des questions économiques, sociales et politiques au Japon et dans le reste de l'Asie de l'Est. Après avoir été correspondant en France pour le quotidien japonais Mainichi Shimbun, il a collaboré depuis pour Le Figaro, Slate, Atlantico, Valeurs Actuelles et France-Soir. Il a également réalisé "A l'ombre du Soleil Levant", un documentaire sur les sans domicile fixe au Japon. Il a reçu le prix Robert Guillain Reporter au Japon en 2015. Pour le suivre sur Twitter : @DDurand17