Politique
Entretien

Birmanie : "La transition assurée par une seule personne, c'est dangereux"

Aung San Suu Kyi, chef de la diplomatie birmane et Premier ministre de facto, rencontre les diplomates étrangers au ministère birman des Affaires étrangères à Naypidaw, le 22 avril 2016.
Aung San Suu Kyi, chef de la diplomatie birmane et Premier ministre de facto, rencontre les diplomates étrangers au ministère birman des Affaires étrangères à Naypidaw, le 22 avril 2016. (Crédits : Phyo Hein KYAW / AFP)
Qui peut le nier ? La Birmanie avance vers la démocratie, même si les militaires conservent un véto constitutionnel. Un grand cap a été franchi lors des élections de novembre 2015 qui ont porté la Ligue Nationale pour la Démocratie (LND) d’Aung San Suu Kyi au pouvoir après des décennies de dictature militaire. Depuis le 1er avril, un nouveau gouvernement est entré en fonction.
Comment la jeunesse birmane vit-elle la transition politique actuelle ? Yves Marry a interrogé Moe Thway, un jeune leader engagé en faveur de la démocratie et des droits de l’homme. Quel est son opinion sur le nouveau gouvernement et sur celle qui en assure le pilotage ? Comment perçoit-il les urgences politiques qui semblent parfois insurmontables ? Quel regard porte-t-il, enfin, sur la crise démocratique française à l’heure de l’éveil démocratique birman ?

Contexte

Moe Thway est co-fondateur et président de Generation Wave, une association fondée en 2007 dans la foulée de la « Révolution safran » qui vise à promouvoir la paix et les droits de l’homme. Il est aussi Secrétaire général du National Youth Congress, créé en 2013 afin de permettre un plaidoyer en faveur des jeunes à l’échelle nationale, ainsi que leur inclusion dans le processus de paix.

En 2014, Moe Thway a été sélectionné par le ministère français des Affaires étrangères dans le cadre de son programme « Jeunes leaders », ce qui lui a permis de venir en France découvrir les institutions et d’y rencontrer les partis politiques hexagonaux. L’an dernier en novembre 2015, à la tête de ses deux organisations, il a participé à l’observation des premières élections démocratiques en Birmanie depuis près de soixante ans.

La Birmanie a un nouveau gouvernement depuis un mois. Est-ce que vous percevez déjà des changements ?
Moe Thway : La plupart des changements jusqu’à présent ont eu lieu sur les structures, sur les institutions, avec de nouvelles personnes aux postes de décision. En terme de politiques, il n’y a pas encore eu d’évolution notable.

On peut toutefois sentir certains changements dans l’attitude de l’administration sur le terrain. Ils savent que leurs chefs ont changé, mais ne savent pas vraiment ce qu’ils sont censés faire… Ils doivent supposer qu’il ne faut plus être trop « dur » désormais, et cela se ressent. Le meilleur exemple est sans doute la police, qui est moins agressive qu’avant.

D’ores et déjà, certaines décisions ont fait polémique, comme les restrictions durant la Fête de l’eau : interdiction de porter des mini-jupes pour les filles, et de faire du profit avec les stands. Qu’en pensez-vous ?
J’ai critiqué publiquement ces premières décisions du nouveau ministre en chef de la région de Rangoun [équivalent du président du Conseil régional en France, NDLR]. Quel est le problème avec les mini-jupes ? Pourquoi les hommes pourraient se promener à moitié nu et pas les femmes ? Je pense que c’est une vue conservatrice.

Concernant la vente de tickets, je pense que la mairie devrait prélever des taxes dessus et utiliser l’argent récolté pour améliorer ses services. Gagner de l’argent n’est pas une mauvaise chose en soi, et la Fête de l’eau a toujours été une opportunité pour certains commerçants d’augmenter leurs revenus.

Le nouveau gouvernement objecterait sans doute que ces interdictions répondent à une crainte, au sein de la société birmane, de perdre les valeurs traditionnelles au gré de l’ouverture économique en cours…
C’est en effet une question compliquée et controversée. Je pense que cette ouverture peut être réalisée avec équilibre et sensibilisation. L’éducation est sans doute la première priorité dans le pays. Avec l’amélioration des capacités intellectuelles, les gens seront capables de résister aux effets pervers de la mondialisation.

La Chine nous montre un exemple à éviter avec un fort développement économique accompagné d’une certaine décadence morale… A nous de garder en tête l’objectif de moralité qui vient avec le développement économique. A cet égard, la liberté de parole et les droits politiques en général contribueront à maintenir un certain niveau de moralité.

Moe Thway, leader du National Youth Congress en Birmanie, ici lors d'une manifestation.
Moe Thway, leader du National Youth Congress en Birmanie, ici lors d'une manifestation. (Crédits : DR)
Le nouveau gouvernement fait face à d’immenses défis avec des moyens limités, puisque l’armée a conservé la capacité de coercition et le véto constitutionnel. Parmi ces défis, on peut citer le processus de paix interne, le développement économique, les tensions religieuses, la corruption… Comment peuvent-ils faire ? Quelles sont les priorités ?
La tâche est immense, et c’est pourquoi le gouvernement ne devrait pas travailler seul. La première chose à faire est de consulter le peuple, et toutes les parties prenantes : intellectuels, associations, leaders locaux, mais aussi chercheurs internationaux, investisseurs, chefs d’entreprises locales… Tout le monde. C’est ce que Vaclav Havel a fait après la « Révolution de velours ». Il a organisé un grand forum à Prague durant lequel il a écouté ce que le peuple avait à dire avant de prendre les premières décisions.

Tout le monde sait qu’au sein des ministères, une seule personne décide de tout : Daw Suu [Aung San Suu Kyi]. C’est dangereux si la transition est assurée par une seule personne. Donc je crois qu’il est temps de commencer à la critiquer.

Vous pensez qu’elle ne délègue pas assez ?
Oui, clairement. Par exemple, le nouveau président, Htin Kyaw, qui a de grandes capacités, devrait avoir un rôle et de l’autorité. Tout le monde sait qu’elle devrait être présidente, mais que c’est impossible [car la constitution de 2008 entérinée par les militaires interdit ce poste si le candidat à la présidence a des enfants dont le passeport est étranger, NDLR]. Elle devrait l’accepter et vivre avec. Elle n’a pas besoin de faire la démonstration de son autorité aussi souvent.

C’est une personne extraordinaire et admirable, mais ce n’est pas un dieu. Et aucun être humain ne peut porter sur ses épaules l’ensemble du processus de transition. Enfin, il nous faut penser à « l’après-Aung San Suu Kyi », car elle n’est pas éternelle.

En ce qui concerne le processus de paix, Aung San Suu Kyi a récemment declaré que la Birmanie avait besoin d’une « Conférence de Panglong du XXIe siècle » – en référence à la Conférence menée en 1947 par son père, le Général Aung San, qui avait permis un accord avec l’ensemble des armées ethniques, pour une période de dix ans. Qu’en pensez-vous ?
Le contexte est très différent. A l’époque, les ethnies avaient la possibilité, en principe, de choisir une indépendance complète si elles le souhaitaient. A mon sens il faudrait ce même préalable aujourd’hui pour créer les bonnes conditions du dialogue.
Les organisations de la société civile (OSC) ont été globalement du même côté que la LND pendant des décennies, en opposition au régime militaire. Aujourd’hui la LND forme le nouveau gouvernement : quel est votre positionnement dans cette nouvelle configuration ?
Le gouvernement devrait travailler en consultation avec les OSC comme la mienne. Bien sûr nous nous voyons comme leurs amis, mais nous ressentons un manque de confiance de leur part. J’ai entendu dire que certains haut placés au gouvernement voyaient les OSC comme des « sous-marins » des pays étrangers. Quelle pensée absurde !

Dans un esprit de coopération, ils pourraient pourtant passer par nous, les OSC, pour accéder aux fonds des bailleurs internationaux, afin que nous participions à la mise en œuvre de politiques publiques déterminées par leur propre agenda, et non celui des pays étrangers.

Cette peur de l’influence étrangère existe aussi à propos des consultants internationaux qui gravitent autour de la nouvelle équipe en place. Quelle est votre opinion à ce sujet ?
Encore une fois, c’est une question d’équilibre. Il est intéressant de les écouter, car ils ont une expérience et des connaissances très utiles. Mais bien sûr, il faut pouvoir contrebalancer leurs conseils avec la voix du peuple.
Il est intéressant de noter que, pendant que votre pays s’éveille à la démocratie, la France traverse une crise démocratique profonde. Les Français ne croîent plus dans les partis politiques et leurs représentants, et depuis plusieurs semaines, le pays connaît un mouvement social de grande ampleur. Vous avez été en France en 2014 et avez rencontré nos partis politiques : comment comprenez-vous ce qui se passe en ce moment ?
Tout d’abord, je tiens à préciser que je ne suis pas un fin connaisseur de la politique française. Toutefois ce qui me vient à l’esprit en réponse à votre question, c’est que la France semble bloquée entre des valeurs historiques d’un côté, et le capitalisme actuel, avec les effets de la mondialisation qu’il implique, de l’autre.

La France est connue dans le monde entier comme le pays des droits de l’homme, de la liberté, de l’égalité… Elle a une forte tradition de liberté politique. Pourtant, la situation économique mondiale l’oblige à changer, à s’adapter. Les gens se sentent bloqués entre les deux et, d’une certaine manière, cela porte atteinte à leur dignité.

Quelle serait votre recommandation ?
Je pense que la solution dépend du niveau de corruption des décideurs. Dans les pays scandinaves [que Moe Thway a aussi visités, NDLR], les institutions démocratiques sont transparentes, et le niveau d’éthique est très haut, ce qui semble prévenir la crise. Je crois que si le gouvernement français est « propre », il peut générer de la confiance et expliquer au peuple ses contraintes économiques dans le cadre d’une discussion collective.

Mais désormais une nouvelle peur est apparue avec l’Etat islamique. Quand j’étais en France, je suis allé au Bataclan… Quel choc lorsque j’ai appris pour les attaques terroristes ! Mon sentiment est qu’en Occident, les questions identitaires ont remplacé les questions idéologiques depuis que le communisme et le socialisme ont disparu.

Propos recueillis par Yves Marry

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A propos de l'auteur
Ancien collaborateur politique au Parlement européen et au Conseil régional d'Ile-de-France, Yves Marry travaille en Birmanie depuis deux ans. Après une année de plaidoyer en faveur du développement durable à la tête de l'ONG Green Lotus, il a rejoint l'Ambassade de France pour une mission d'assistance électorale auprès de la société civile, dans le cadre des élections historiques de novembre 2015.