Histoire

Jean-Luc Domenach : "Le Petit Livre rouge, une pensée tellement mécaniste que j'ai vite saturé"

Des soldats de l'armée de libération populaire récitent des paragraphes du Petit Livre rouge de Mao en avril 1970.
Des soldats de l'armée de libération populaire récitent des paragraphes du Petit Livre rouge de Mao en avril 1970. (Crédits : UPI / AFP)
Ce sont les héritiers des fondateurs de la Chine communiste : les Princes rouges sont aujourd’hui aux commandes à Pékin. Dans son dernier ouvrage, Les Fils de princes, une génération au pouvoir en Chine (Fayard) le sinologue Jean-Luc Domenach s’intéresse à la naissance de la troisième génération de dirigeants chinois et à la manière dont elle s’est hissée vers les sommets du pouvoir. Parmi ces dirigeants, l’actuel chef de l’état Xi Jinping auquel certains attribuent autant de pouvoir qu’à Mao. Des Princes qui ont survécu aux purges et à la Révolution culturelle avant de passer au capitalisme rouge.
Alors que la Chine commémore dans un silence forcé le 50ème anniversaire du lancement de la Révolution culturelle par Mao, c’est l’occasion de revenir sur le passé avec Jean-Luc Domenach. Comment a-t-il vécu le maoïsme en France ? Lui qui a observé de près les « maos », a-t-il été séduit par la pensée du Grand Timonier ? Comment a-t-il a découvert la vraie nature de la Révolution culturelle ?

Contexte

*Lire l’excellente chronologie des maoïsmes en France, de 1930 à 2010 par Christian Beuvain et Florent Schoumacher de l’Université de Bourgogne.
A bas les vieilles lunes, les idées anciennes, les coutumes ancestrales et la culture d’autrefois ! En dénonçant les « quatre vieilleries », c’est un monde nouveau que proposaient Mao et ses légions de gardes rouges il y a tout juste 50 ans en Chine. Le 16 mai 1966, une circulaire vient dénoncer tous les « révisionnistes » et libère du même coup la fureur des lycéens et des étudiants chinois résolus à en découdre avec l’ordre établi. Un objectif similaire nourrira deux ans plus tard les slogans des manifestations du printemps 68 en Occident. Chacun doit alors choisir son camp : le mouvement gauchiste se divise entre partisans de Trotsky, de Moscou et de Pékin*.

Sans perdre une seconde, l’ambassade de Chine en France a déversé des caisses d’exemplaires du Petit Livre rouge sur les campus. Les premiers maoïstes français forment un club d’intellectuels issus de l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm, qu’on appellera l’Union des jeunesses communistes marxistes-léninistes – l’UJC(ml). Mais après les « événements de juin 1968« , l’organisation, accusée d’actions violentes, est interdite par décret du président de la République.

Les « maos », qui aimeraient faire durer les idées de 68, se retrouvent dans les groupes « mao-spontex » (« maoïstes » et « spontanéistes ») de la Gauche prolétarienne ou de Vive la révolution (VLR) ! A leur coté, des observateurs à la fois séduits et méfiants, notamment Jean-Luc Domenach. Directeur de recherches émérite à Sciences Po et ancien directeur du CERI, le sinologue effectue son premier voyage en Chine en 1971 et découvre que la Révolution culturelle est d’abord une guerre civile et une lutte de pouvoir au sommet.

Le sinologue Jean-Luc Domenach.
Le sinologue Jean-Luc Domenach. (Source : Le Figaro)
Avez-vous été maoïste ?
Jean-Luc Domenach : Je n’ai jamais été maoïste, même si je me suis frotté à eux après 1968. J’ai aussi tardé à comprendre ce qu’était le système chinois. Au début du mouvement en France, j’étais assez neutre, et puis ensuite, plus j’en savais plus je me suis durci. Mais à partir du premier voyage que j’ai fait en Chine en 1973, je peux dire que j’ai compris ce qui se passait.
Après 1966 arrivent les premiers échos de la Révolution culturelle en Chine. Comment les accueillez-vous ?
Que la Chine se mette en mouvement, c’est forcément quelque chose de très important. Ce que je n’ai pas compris tout de suite, c’est qu’il fallait complètement inverser les termes de la propagande chinoise et qu’il fallait comprendre que tout cela n’était que manipulation et mensonge. Et à l’époque je disais, peut-être bien que oui, peut-être bien que non… J’hésitais… Je n’allais pas jusqu’à plaire aux maoïstes, même si ces derniers rassemblaient les plus intelligents de notre génération, il faut bien le dire. Parmi eux, Jean Terrel qui était le patron de l’UNEF et maoïste, était aussi un très remarquable philosophe. Donc oui, les maoïstes m’impressionnaient.
Avez-vous une idée de la proportion de sinophones chez les maoïstes français ?
Il y avait peu de sinophones et c’est d’ailleurs quelque chose qui m’a un peu arrêté. De mon côté, j’avais dès cette époque commencé à apprendre la langue. Dès l’automne 1966, je me suis inscrit en première année de chinois. II y avait quand même un ou deux professeurs qui étaient assez niaisement pro-maoïste, c’est vrai.
L’ambassade de Chine à Paris s’est ensuite mise à distribuer les Petits Livres rouges… Etes-vous un lecteur du Grand Timonier ?
Oui, je me suis procuré un exemplaire du Petit Livre rouge, et cela a produit d’ailleurs l’effet inverse recherché par la propagande communiste. Cela m’a tout de suite fait douter. C’était une pensée tellement mécaniste que j’ai vite saturé.
1971, c’est votre premier voyage en Chine. On n’est plus du tout dans les citations de Mao…
Oui et j’ai une anecdote à ce sujet. Nous sommes en 1971 et nous visitons un village. On interroge une vieille paysanne sur son quotidien, sur son mari, sur le village, etc… Tout de suite, notre visite a été interrompue. On a été renvoyé à l’hôtel et sommé de faire une autocritique. Là, j’ai compris. Et je n’oublierai jamais ces petites paysannes hâves et décharnées qui courait la campagne pour ramasser des petits grains de riz, à chaque fois qu’elle le pouvait.
C’est aussi à cette époque que sort le livre de Simon Leys, Les habits neufs du président Mao…
Il y a aussi avant Simon Leys, un certain Lucien Bianco, grand professeur d’histoire de la Chine, qui sort dès 1967 un ouvrage sur Les origines de la révolution chinoise. Ce dernier montre que la révolution est une grande tricherie et que tout cela n’est que mensonge. Bianco a été mon professeur, et ensuite effectivement, Simon Leys a fait deux ou trois grands livres sur le sujet jusqu’en 1975.
Jean-Luc Domenach, quand vous rentrez de Chine, Est-ce que vous êtes entendu par les maoïstes français à l’époque ?
Non, malheureusement. J’avais pourtant été à Hong Kong. Je pouvais faire des aller-retour avec la Chine continentale et j’ai vu des choses que je ne pouvais pas taire. C’était abominable. La première promenade que nous avons faite avec ma gamine qui avait trois ans, c’était au nord de la plage et on y a vu un cadavre ensanglanté. C’était un nageur venu de Chine continentale qui avait été bouffé par des requins. Je me souviens aussi que quand j’achetais le journal des sports, l’équipe de Canton était toujours en tête pour la natation et on savait très bien pourquoi. C’était évidemment parce qu’ils s’entraînaient pour rejoindre Hong Kong à la nage. Autre exemple : je m’étais fait engueuler lors d’un de mes voyages en Chine par un petit cadre. Six mois plus tard, devinez sur qui je tombe dans les rues de Hong Kong ? Ce même petit cadre qui était habillé comme un Hongkongais. Je lui demande alors ce qui se passe ? Il me répond : « Ecoutez, j’étais bien obligé de jouer mon rôle !
Certains se sont sortis de la Révolution culturelle – et plutôt très bien : ce sont les dirigeants actuels de la Chine…
Oui pour eux, la Révolution culturelle a été décisive pour leur formation. La plupart était des niais au début. Ils ont marché dans la combine sans réfléchir. Mao a été jusqu’à les charger des premières destructions, des premiers meetings contre leurs parents. Et quand ils étaient bien compromis, il s’est retourné contre eux en les accusant d’avoir provoqué le désordre. C’est alors que les jeunes qui sont devenus les dirigeants d’aujourd’hui ont commencé à comprendre. Ils ont été envoyés à la campagne, et ils ont compris ce qu’était la nature de la Révolution culturelle et la nature du régime. C’est à ce moment-là qu’ils sont devenus grands si je peux employer cette expression, parce qu’ils ont eu du courage. Ils ont tenu le coup. Bien sûr, ils ont été un peu mieux traité que les autres parce qu’ils avaient des parents, des frères… Ils avaient une intelligence issue de leur formation dans les meilleures écoles. Mais quand même, cela a été une expérience décisive pour eux. Quand la Révolution culturelle s’est achevée et que Mao est mort, ils ont participé avec leur parents à la transformation du régime et à la prise du pouvoir.
A la tête du pouvoir chinois actuel, il y a donc d’anciens gardes rouges ?
Ce sont d’anciens gardes rouges qui ont compris ce qu’était la Révolution culturelle et qui se sont retournés contre Mao Zedong avant de réfléchir aux bases nouvelles d’un régime. Et ce régime va être fondé sur la collusion entre ce qui restait de mœurs totalitaires et le capitalisme. Ce qu’ils vont apporter, c’est une synthèse entre le communisme et le capitalisme.
Prenons l’empereur d’aujourd’hui : le président Xi Jinping a lui-même dû se retourner contre ses parents, avant d’être exilé…
Absolument, il s’est d’abord rebeller et ensuite il a été jeté à la campagne. Mais comme il avait un tempérament de rebelle, il s’est sauvé ! Il est revenu en ville, il a été attrapé par la police et il a fait une petite année de camps de travail. Il revient ensuite à la campagne dans les terres jaunes de la province du Shaanxi. Là, il comprend qu’il doit faire la paix avec les petits cadres locaux, qu’il a complètement séduits. Il était éduqué. Comme il connaissait quelques mots d’anglais, il leur a traduit des notices de médicaments et il est devenu une sorte de sauveur du village. Du coup, ils l’ont présenté pour entrer au parti, puis pour aller à l’université.
La Chine d’aujourd’hui est un western moderne dans lequel on trouve les bons et les méchants. Et parmi les méchants, le dirigeant déchu Bo Xilai qui lui disait assumer son passé de garde rouge et d’avoir frappé son père…
Oui, il faut dire que son père était un sacré emmerdeur en même temps. Alors que le père de Xi Jinping était quelqu’un de remarquable, c’est même probablement l’un des dirigeants qui a à peine tué, à peine massacré. Tandis que le père de Bo Xilai était une sacrée crapule. Cela dit, nous avons là aussi quelqu’un qui a des facilités que les autres n’avaient pas. J’ai assisté à une conférence sur l’économie chinoise de Bo Xilai en anglais en présence de Ségolène Royale. A la fin de la conférence, il lui a quand même demandé si elle ne voulait pas prendre un café à onze heures du soir. Elle a poliment refusé, mais c’est quelqu’un qui osait beaucoup de choses, tant avec les dames, qu’avec ses collègues. Il a fini par être tellement détesté par ses paires que lorsqu’ils l’ont arrêté, ils l’ont mis dans un cachot sous-terrain juste sous la pièce où siège le bureau politique.
Mao disait que les femmes sont la deuxième partie du ciel, et c’est ce qu’on apprend dans votre livre : les femmes ont été très courageuses pendant la Révolution culturelle.
Elles ont été extraordinaires : c’est elles qui tenaient les familles. Je pense notamment à Qi Qiaoqiao, la sœur ainée de Xi Jinping qui a su conserver l’unité de la famille. Si cela s’était passé en Occident, nous n’aurions pas Xi Jinping au pouvoir mais sa sœur. C’est elle qui l’a façonné, elle a notamment fait sa campagne électorale. Cela dit, aujourd’hui, c’est à cause de cette même sœur que le président chinois est embêté, parce que c’est le mari de ladite sœur qui investit dans les paradis fiscaux et dont le nom est revenu dans l’affaire des « Panama papers ».
Ces Princes rouges ont donc été marqués par la Révolution culturelle, dites-vous, à tel point qu’ils vont faire évoluer la Chine vers le capitalisme…
C’est exact et ce pour plusieurs raisons : 1) ils avaient des notions d’anglais ; 2) ils ont été les premiers à voyager aux Etats-Unis ; 3) ils étaient extraordinairement intelligents. C’est eux qui ont introduit le goût du fric en Chine. Et c’est l’alliance entre Deng Xiaoping [l’initiateur de l’ouverture de la Chine à l’économie de marché; NDLR] et cette bande de jeunes, capables de parler l’anglais, qui a fait ce succès économique extraordinaire de la Chine d’aujourd’hui. Alors, est-ce qu’ils vont rester nécessaires ? Rien n’est certain… Comme toutes ces couches sociales de profiteurs, ils aiment trop l’argent et ils sont divisés, donc ce n’est pas sûr qu’ils tiennent très longtemps.
« Enrichissez-vous », disait Deng Xiaoping…
Oui et on est en train de découvrir que Deng Xiaoping aimait le fric. Voilà quelqu’un qui a fait la guérilla pendant trente ans, puis la guerre politique pendant encore une vingtaine d’années et qui à la fin de sa vie se passionne pour l’argent. Deux personnages extraordinaires ont conduit la Chine vers les Princes rouges et vers le capitalisme : Deng Xiaoping, mais aussi Wang Zhen, une brute épaisse qui a tellement tué lorsque l’armée rouge est entrée au Xinjiang en 1949, que même ses collègues au bureau politique lui ont dit qu’il exagérait. Ce sont ces deux personnages qui ont poussé les Princes rouges d’aujourd’hui a adapter la Chine à la mondialisation économique.
Propos recueillis par Stéphane Lagarde

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A propos de l'auteur
Stéphane Lagarde est l'envoyé spécial permanent de Radio France Internationale à Pékin. Co-fondateur d'Asialyst, ancien correspondant en Corée du Sud, il est tombé dans la potion nord-est asiatique il y a une vingtaine d’années.