Société
Témoin - Siau-Lian-Lang, être jeune à Taïwan

 

Taïwan : les jeunes et la lecture, une passion fragile (2/2)

Jeune taïwanais en train de lire dans une bibliothèque
A Taïwan, les jeunes disent "aimer lire". (Aimable crédit de Simon Wu).
Les jeunes Taïwanais disent aimer lire, et ils lisent d’ailleurs plus que leurs aînés.
Pourtant, une impression domine, souvent relayée par la presse locale : ils liraient en fait de moins en moins.
On pourrait être tenté de voir dans l’idée que les jeunes lisent de moins en moins l’effet habituel d’une nostalgie bougonne. On aurait tort, car dans le domaine des lettres, les chiffres sont implacables. A Taïwan, on lisait en moyenne un peu moins de livres en 2014 qu’en 2012, et après avoir crû pendant des années, la dépense moyenne en livres diminue désormais : tout support compris, elle était de 1 300 dollars taïwanais par personne en 2014, contre plus de 1 530 dollars deux ans plus tôt, révèle un récent rapport du ministère taïwanais de la Culture.
Conséquence logique : le chiffre d’affaires des maisons d’édition fait grise mine – il a reculé d’environ 40 % depuis 2012, selon les chiffres du ministère taïwanais des Finances. Et ce sont justement les ouvrages plébiscités par les jeunes – bandes dessinées et fictions – qui accusent le plus durement le coup, avec une nette baisse du nombre de titres publiés et d’exemplaires imprimés.

Interrogés à ce sujet, les grandes maisons d’édition et le ministère de la Culture citent un coupable idéal : le smartphone. Celui-ci détournerait massivement de la lecture de livres et ce, d’autant plus facilement que le livre électronique n’a pas véritablement pris son envol à Taïwan.
Sans écarter cette explication, on pourra avec quelques raisons la trouver un peu courte.

C’est que l’on a en tête les remarques, maintes fois entendues, de ces jeunes qui n’aiment pas lire – ou plutôt qui disent n’apprécier que les lectures « faciles ». « Je n’arrive pas à me concentrer sur un gros livre. Au bout d’une page, je sens que je m’endors. Je préfère feuilleter un magazine ou regarder des vidéos », témoigne Kuan-chun (冠群), un étudiant de Kaohsiung.

En fait, comme le notait il y a quelques années déjà l’éditrice Joyce Yen (顏擇雅) dans le magazine taïwanais Parenting, pour ce qui est de la lecture chez les jeunes, Taïwan n’a jamais connu d’âge d’or. Il est vain, disait-elle, d’accuser les téléphones mobiles, Internet, la télé et les jeux vidéo d’avoir détourné les jeunes de la lecture car la génération précédente, qui ne connaissait pas ces distractions, ne lisait pas davantage.

Pour les spécialistes, l'essor de l'utilisation du smartphone n'a pas d'incidence sur la pratique de la lecture. (Crédit : Pierre-Yves Baubry).
Pour les spécialistes, l'essor de l'utilisation du smartphone n'a pas d'incidence sur la pratique de la lecture. (Crédit : Pierre-Yves Baubry).
Les statistiques du ministère de la Culture lui donnent raison puisqu’à la différence de la France par exemple, le taux de grands lecteurs n’augmente pas ici avec l’âge, et les retraités y sont même, on l’a vu, ceux qui lisent le moins.
Autrement dit, si les jeunes semblent lire beaucoup, c’est surtout parce que les générations précédentes lisaient et continuent de lire encore moins. On peut bien sûr y voir l’effet du caractère somme toute récent de l’envol économique taïwanais et de l’accès de tous à l’éducation (et d’une grande majorité à l’éducation supérieure).

Pour Joyce Yen, ce phénomène a également une source historique. Après la Seconde Guerre mondiale et l’instauration du chinois moderne comme langue nationale, conséquence du passage de Taïwan sous contrôle de la République de Chine après 50 ans de colonisation nippone, les bibliothèques familiales en japonais sont devenues obsolètes. Elles étaient même compromettantes après les événements du 28 février 1947 (un soulèvement réprimé dans le sang et au cours duquel les élites locales, accusées d’être restées pro-japonaises ont été particulièrement ciblées) et pendant la longue période de répression politique qui a suivi, baptisée « Terreur blanche ».

A la même époque, en 1949, les Chinois venus du continent à la suite du gouvernement nationaliste n’ont souvent pu emporter avec eux que très peu de livres. En quelque sorte, Taïwan est alors reparti de zéro. Bien sûr, des livres étaient publiés mais, alors que le pays est resté sous loi martiale jusqu’en 1987, la production éditoriale était étroitement contrôlée.
La constitution et la transmission d’un patrimoine littéraire familial, qu’il s’agisse des livres imprimés ou des goûts et références qui s’y attachent, ont donc été grandement empêchées.
Du fait de cet héritage historique, conclut Joyce Yen, les jeunes Taïwanais sont moins bien armés qu’ailleurs pour résister aux attraits, bien réels, des loisirs audiovisuels.

De la même façon, l’attention qu’accordent les parents aux livres d’éveil et aux albums illustrés pour les enfants en bas âge semble être avant tout le signe d’un investissement éducatif. Il s’agit de « donner les meilleures chances à son enfant » comme on choisit la meilleure école ou la meilleure option, mais rarement d’un prélude à la transmission de goûts littéraires qui se poursuivrait quand l’enfant entre dans le système éducatif.

L’enquête de books.com menée auprès des lycéens taïwanais confirme cet état de fait : seul un quart d’entre eux disent se tourner vers leur famille pour des conseils de lecture. Les jeunes lecteurs suivent ainsi avant tout les prescriptions académiques, puis les conseils donnés par les librairies ou glanés sur les réseaux sociaux, et ensuite seulement les recommandations de leurs parents.

Pour cette raison notamment, note Cheng Jian-ming (鄭健民), directeur général adjoint de la librairie en ligne TAAZE, le marché du livre à Taïwan est fortement tributaire des modes. « La majorité des lecteurs, dit-il, n’ont pas vraiment d’auteurs favoris, de panthéon personnel ou de repères qui leur permettraient de choisir leurs lectures. Ils suivent les conseils qu’on leur donne et achètent les titres mis en avant par les médias, les sites de vente en ligne ou les librairies ».

Les bibliothèques publiques pourraient constituer un relais efficace entre le milieu scolaire, prescripteur éphémère, et le milieu familial, en partie dépourvu des repères à transmettre en matière de lecture. Ces dernières années, les bibliothèques publiques ont en effet fait l’objet d’importants investissements de la part de l’Etat et des collectivités locales. Leur fréquentation augmente régulièrement mais il est vrai que les jeunes adultes sans enfants y ont pour l’heure un peu moins recours que le reste de la population.

Les libraires ont aussi un rôle à jouer. La librairie en ligne TAAZE multiplie ainsi les rencontres « dans la vie réelle » entre auteurs et jeunes lecteurs.
On peut aussi évoquer le renouveau des presses universitaires qui s’efforcent de sortir des enceintes académiques pour toucher un plus large public. Quant au géant de la librairie Eslite, il vient, en coopération avec diverses maisons d’édition, de rééditer des grands classiques de la littérature mondiale dont il fait la promotion auprès de ses clients.

La principale raison d’espérer repose donc peut-être dans le constat initial : « les jeunes disent aimer lire ». Même si certains d’entre eux aiment l’idée de la lecture davantage que la lecture en elle-même, les professionnels tentent d’utiliser la bonne image de cette activité pour entraîner les jeunes vers de nouvelles pages.

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A propos de l'auteur
Après avoir travaillé en France et en Chine dans le domaine de la communication et des médias, Pierre-Yves Baubry a rejoint en 2008 l’équipe de rédaction des publications en langue française du ministère taïwanais des Affaires étrangères, à Taipei. En mars 2013, il a créé le site internet Lettres de Taïwan, consacré à la présentation de Taïwan à travers sa littérature.
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