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Entretien

Hiroshima : "Mémoires d'un champignon"

Cérémonie des lanternes de la paix devant le dome de la bombe atomique pour commémorer les 70 ans de la destruction de Hiroshima par la bombe atomique, le 6 août 2015.
Cérémonie des lanternes de la paix devant le dome de la bombe atomique pour commémorer les 70 ans de la destruction de Hiroshima par la bombe atomique, le 6 août 2015. (Crédits : David Mareuil / Anadolu Agency / via AFP)
Comment penser Hiroshima ? La destruction de la ville par une bombe atomique a-t-elle servi à quelque chose, et si oui, à quoi ? Le bombardement du 6 août 1945 reste un événement référence pour l’évolution géopolitique du Japon et du monde, en ce qu’il marque l’entrée dans « l’âge du nucléaire ». La catastrophe de Fukushima a réveillé une nouvelle fois les démons et les angoisses d’un événement aux conséquences incontrôlables.
Depuis sa première visite au musée de la paix à Hiroshima en 1997, cela fait 20 ans que Barthélémy Courmont vit et réfléchit sur cette catastrophe fondatrice. Son dernier ouvrage, « Mémoires d’un champignon. Penser Hiroshima » est sorti en janvier 2016 chez Lemieux Editeur. Il y mêle habilement expérience personnelle et recherche en sciences sociales. Entretien.
Barthélémy Courmont est directeur de recherches à l'IRIS. (Source : Les affaires)
Barthélémy Courmont est directeur de recherches à l'IRIS. (Source : Les affaires)

Entretien

Barthélémy Courmont est directeur de recherche à l’IRIS, l’Institut des Relations internationales et stratégiques. Ses aires d’expertise couvrent les enjeux politiques et sécuritaires en Asie du Nord-est, la stratégie de puissance de la Chine, la politique étrangère des Etats-Unis, les questions nucléaires et les nouvelles menaces. Il est également maître de conférences en Histoire à l’Université Catholique de Lille, ainsi que directeur associé, sécurité et défense, à la Chaire Raoul-Dandurand en études stratégiques et diplomatiques (UQAM, Canada).

Rédacteur en chef de la revue trimestrielle Monde chinois, nouvelle Asie, Barthélémy Courmont est l’auteur d’une trentaine d’ouvrages sur les questions géopolitiques. Il intervient fréquemment dans les médias, et a effectué des études pour plusieurs organismes, dont le Ministère de la Défense et le Ministère des Affaires étrangères. Il tient par ailleurs un blog régulier sur le site www.globalbrief.ca. En 2005, il fut commissaire d’une exposition au Mémorial de Caen consacrée au bombardement nucléaire de Hiroshima. Avant d’intégrer l’équipe de l’IRIS, il fut en 1999-2000 assistant de recherches au Centre Français sur les Etats-Unis (CET) à l’IFRI.

Que s’est-il passé ce matin du 6 août 1945 à Hiroshima ?
Le 6 août 1945, à 8h15, une bombe atomique s’abattait sur Hiroshima. Il s’agit de la première utilisation de cette arme, qui sera à nouveau employée trois jours plus tard contre une autre ville japonaise, Nagasaki, composant ce qui est depuis présenté comme le « moment nucléaire », puisque ces armes n’ont jamais été utilisées depuis maintenant plus de soixante-dix ans. Depuis 1945, Hiroshima symbolise le feu nucléaire, et l’héritage de cet événement ne se limite ainsi pas au Japon, mais concerne l’ensemble de l’humanité dans ce qu’il convient d’appeler « l’âge nucléaire », période dans laquelle nous sommes entrés ce matin du 6 août 1945.
Votre livre mêle récit personnel à la première personne et considérations scientifiques propres à la recherche en sciences sociales. Pourquoi un tel choix ?
La genèse de ce livre est un peu particulière, et s’est opérée en deux temps. L’essentiel de l’écriture a été produit en marge d’un autre travail sur Hiroshima, un travail d’historien, qui a abouti sous la forme d’un livre, Le Japon de Hiroshima. L’abîme et la résilience, publié en juin 2015 aux éditions Vendémiaire. Les recherches longues et difficiles pour cet ouvrage m’ont permis de me replonger dans le sujet qui était celui de ma thèse soutenue en 2005, d’en élargir le champ de réflexion, et d’opérer une sorte de bilan des conditions dans lesquelles je m’étais alors investi dans ces recherches. J’ai donc écrit, sans objectif de publication particulier, ni même sans suivre une structure spécifique, de modestes mémoires sur ce travail de recherche en sciences sociales. Le deuxième temps est le résultat de longues conversations, avec certains étudiants en particulier, tandis que je cherchais à leur expliquer ce que signifie s’engager dans une recherche en sciences sociales. Ces discussions ont profondément nourri ma réflexion, et la mise en forme puis la publication de ce texte, qui a donc une dimension un peu pédagogique, leur doit beaucoup. Les rencontres sont essentielles dans un travail de recherche, elles sont tout aussi essentielles dans la transmission des résultats de ces recherches.
Vous racontez dans le deuxième chapitre « Premières impressions » votre première visite à Hiroshima à la fin des années 1990 et notamment la découverte du musée de la paix. C’est cette visite qui vous a donné envie d’étudier le bombardement de Hiroshima, écrivez-vous. Alors, est-ce à dire qu’une carrière scientifique peut aussi se construire sur un « malentendu » ? Ainsi, par exemple, si vous aviez visité en lieu et place S21 à Phnom Penh, vous seriez-vous lancé dans une étude sur les atrocités du régime Khmer Rouge ? Ou cette visite n’a-t-elle représenté qu’un déclic qui déverrouille une « serrure intellectuelle » ?
Je ne pense pas que ce soit un malentendu, mais plutôt une opportunité qui s’est présentée, et que j’ai su saisir. La carrière dans la recherche ne se construit pas sur la base de certitudes que le travail de documentation et de recherche a pour seul objectif de démontrer. C’est je crois même, pour parvenir à un résultat objectif, en étant libéré de toute contrainte, et donc en partie de connaissances (trop) aiguës, qu’un sujet sur lequel nous n’avons pas d’avis spécifique nous permet d’engager une recherche honnête.

Je n’avais que des connaissances limitées sur Hiroshima avant d’avoir la chance de pouvoir m’y rendre et de rencontrer des hibakusha, les survivants de la bombe atomique. De même, je n’avais pas de position tranchée sur la question nucléaire. C’est en me lançant dans le travail de recherche sur la base de cette intuition et cette envie d’en apprendre davantage que j’ai peu à peu construit ma réflexion. Pas avant. C’est pourquoi il était important de raconter ici cette visite, et l’impact décisif qu’elle eût. Je ne pense pas être un cas isolé, et précise même dans l’introduction de ce livre que « nous portons tous en nous des Hiroshima ». Quant à savoir si la visite de S21 à la même époque aurait eu le même effet ? Difficile d’y répondre. J’ai visité, quelques années plus tard, S21, et en est ressortie une irrésistible envie d’en apprendre plus sur la tragédie du Cambodge. Mais pas au point de vouloir construire un travail scientifique sur ce sujet. Il faut savoir, et c’est même une condition essentielle à un travail de recherche, laisser s’exprimer ses émotions, mais parvenir aussi et surtout à les contenir, afin qu’elles ne prennent pas le dessus sur les sciences sociales.

Dans quel contexte le président américain Harry Truman décide-t-il d’utiliser la bombe nucléaire pour frapper Hiroshima et Nagasaki ?
C’est un contexte tellement singulier qu’il est indispensable de le rappeler dans toute recherche portant sur cette période. Truman, alors président des Etats-Unis, a jusqu’à sa mort au début des années 1970 revendiqué la paternité du choix d’utiliser des armes nucléaires, n’exprimant pas le moindre remord, et considérant qu’il s’agissait du meilleur choix possible. Mais quel était alors le contexte ? Non élu, il venait d’accéder à la fonction présidentielle après la mort de Franklin D. Roosevelt début avril 1945, moins de trois mois après le début de son quatrième mandat (fait unique dans l’histoire américaine, et depuis rendu impossible par la limitation à deux mandats).

Truman n’avait pas par ailleurs la notoriété de Roosevelt, était peu connu du grand public, et aurait même été choisi comme colistier par Roosevelt en raison de son manque d’envergure faisant de lui un vice-président « docile ». Il apprend l’existence du projet Manhattan (le projet nucléaire américain) le jour où il prête serment, ce qui indique à la fois que Roosevelt ne l’associait pas au pouvoir, et qu’il était très éloigné des dossiers relatifs à la guerre alors en train de se terminer. Et pourtant, c’est Truman qui se rendit à la conférence de Potsdam en juillet, marquant la fin de la guerre en Europe, et c’est lui aussi qui prit la décision d’utiliser des bombes atomiques. Cette décision lui permet de s’affirmer comme dirigeant.

Rappelons aussi le contexte géopolitique, avec la rivalité naissante entre Washington et Moscou, qui a joué un rôle considérable (et relevé par les historiens dits révisionnistes dans les années 1960) dans le choix de la bombe plutôt que des stratégies alternatives. Enfin, le projet Manhattan a été un effort humain et financier pharaonique, que l’utilisation de la bombe atomique a permis de justifier, là où de très fortes critiques se seraient abattues contre l’administration (et donc Truman) en cas de non utilisation, effort de guerre oblige. S’ajoutent à cela les rivalités entre les composantes des forces armées américaines, désireuses de récupérer les lauriers de la victoire dans le Pacifique. La bombe atomique marque en ce sens une véritable révolution dans les affaires militaires aux Etats-Unis.

Dans votre description des opportunités – votre premier voyage au Japon et vos échanges aux Etats-Unis -, on peut presque déceler une pointe de chance. Faut-il être chanceux pour devenir chercheur ?
Sans doute. A condition de savoir identifier les opportunités quand elles se présentent, et de ne pas les laisser filer. La chance est là, mais elle n’est parfois pas décelée, et le chercheur est ainsi un « chercheur de chance », à savoir d’opportunités qui vont lui ouvrir de nouveaux horizons et soit conforter, soit modifier, le regard qu’il porte sur un sujet pour lequel il consacre son temps et son énergie. Il s’agit à mon sens d’une caractéristique essentielle, indispensable même, du travail du chercheur, qui doit à la fois laisser s’exprimer ses intuitions, mais ne pas s’y engager avec des idées reçues. Il faut se libérer de toute pression extérieure pour s’engager dans un travail de chercheur objectif, honnête même. Et de la même manière, il faut garder les yeux ouverts en permanence, et ainsi ne pas s’enfermer dans une « tour d’ivoire », ce qui est à mon humble avis le plus grand danger auquel le chercheur est confronté.

Enfin, je dirais que la condition sine qua non pour devenir chercheur est de savoir rester libre. Celui qui fait un travail de recherche dans un but précis, professionnel ou carriériste, n’est pas un chercheur. Il faut dépasser ces contraintes, et y trouver un aboutissement personnel. Ainsi, comme je l’écris, « les intuitions doivent toujours l’emporter sur les calculs, et qu’un bon choix de sujet n’est pas tant guidé par son possible résultat que par la motivation d’en explorer les différentes facettes ».

Dans votre ouvrage, au chapitre intitulé « La science et Hiroshima (2) », vous consacrez un large développement sur les médecins de Hiroshima. Et en particulier, sur le parcours et la vie du Dr Hida Shuntaru…
Présent à Hiroshima le 6 août 1945, le docteur Hida Shuntaru a publié un ouvrage traduit en français sous le titre Little Boy. Récit des jours d’Hiroshima, qui raconte sa propre expérience de la bombe, depuis l’explosion jusqu’à son rôle joué pour venir au secours des victimes. Dans un texte intitulé L’Eclair, il relate simplement les instants de l’explosion, alors qu’il se trouvait hors du centre-ville, réveillé trop tard pour se trouver au centre de l’explosion, ce qui lui sauva probablement la vie. Il a vu l’explosion embraser le ciel et la foudre fondre sur Hiroshima, et le souffle l’a emporté comme tant d’autres. Il raconte son ignorance du phénomène, son incapacité à expliquer ce qu’il pouvait se produire, et ce malgré ses connaissances scientifiques en qualité de médecin.

Son témoignage, parmi d’autres, est précieux à plusieurs titres. D’abord parce qu’il nous renseigne sur les journées qui ont suivi l’explosion nucléaire, et la souffrance des victimes. Ensuite parce qu’il indique le désarroi du corps médical qui n’avait pas la moindre connaissance des maux dont souffraient les patients, que nous identifierons plus tard comme des radiations. Il était important, dans ce livre, de rendre hommage au travail et aux témoignages de ces médecins, sans lesquels on ne disposerait pas d’informations capitales sur la réalité de la bombe atomique.

Vous écrivez p.144 : « La mémoire de Hiroshima s’écrit aussi au temps présent, elle accapare les évolutions géopolitiques depuis 1945. En ce sens, la ville martyre est une sorte de grande sœur qui porte un regard bienveillant et dans le même temps trop souvent agacé sur les malheurs de notre monde. » Cette phrase résume une grande partie de votre propos dans cet ouvrage. Selon vous, en quoi Hiroshima et le monde sont-ils liés ?
C’est en effet une phrase importante du livre, en ce qu’elle résume l’héritage de Hiroshima, et le symbole universel de cette ville et de sa destruction en 1945. Chaque année depuis 1950, le maire de Hiroshima prononce un discours le 6 août, point fort des commémorations, à l’occasion duquel il rappelle le devoir de mémoire, et inscrit Hiroshima dans l’histoire de l’humanité. La question rhétorique sous-jacente serait celle-ci : la destruction de Hiroshima a-t-elle servi à quelque chose, et si oui, à quoi ? L’utilisation du nucléaire à deux reprises peut être vue comme un mal nécessaire, la démonstration à grande échelle de ce que l’humanité est capable de faire, pour mieux la placer devant ses responsabilités. Elle peut aussi, à l’inverse, être considérée comme le mal suprême, la possibilité offerte au puissant d’écraser le faible, en s’appuyant sur son avantage technologique. Travailler sur Hiroshima et la bombe atomique, c’est aussi poser de manière permanente la question de la disparition de celle-ci. Ou plus exactement une multitude de questions. Sur le monde sans la bombe, sur le moyen de s’en débarrasser, sur les avantages que nous aurions à en tirer, et sur les incertitudes qui pourraient en résulter.
Aujourd’hui, quelle est la place de Hiroshima dans le débat au Japon autour de la question nucléaire – et dans son évolution récente depuis la catastrophe de Fukushima ?
La catastrophe de Fukushima réveilla les vieux démons du nucléaire, et la proximité du nom de la centrale avec Hiroshima ajouta au fantasme, parfois justifié, de radiations provoquant la mort dans un rayon important et, surtout, totalement incontrôlable. Les autorités s’efforcèrent de calmer l’opinion publique sur les risques, mais sans succès. La confiance dans l’industrie nucléaire, mais aussi dans le gouvernement, fut ébranlée, et justifia une décision radicale, la fermeture momentanée de toutes les centrales de l’archipel. Quelques semaines seulement après le tsunami, le Japon sortait ainsi, de manière provisoire mais sans qu’aucun agenda ne soit alors présenté, du nucléaire.

Avec la catastrophe du 11 mars 2011 et l’accident de la centrale nucléaire, c’est aussi une certaine idée de l’invulnérabilité du Japon qui a été mise à mal. Et en ce sens, cet événement est à rapprocher de l’expérience nucléaire et la capitulation qui la suivit de quelques jours en 1945. La submersion du Japon, titre d’un célèbre roman de science-fiction écrit par Sakyo Komatsu en 1973, rencontrait ainsi la réalité et offrait un spectacle de fin du monde, au risque de provoquer une vague de panique qu’il convient de comparer avec l’atmosphère qui s’empara des villes de Hiroshima et de Nagasaki en ruines, mais aussi de toutes les agglomérations japonaises qui furent détruites sous l’effet des bombes incendiaires.

On réalise ainsi dans quelle mesure, plus de soixante-dix ans après, Hiroshima reste la référence centrale dans tous les débats sur le nucléaire, qu’il soit militaire ou civil, au Japon. C’est d’ailleurs l’autre démonstration selon laquelle cet événement s’inscrit dans l’histoire, tout en ayant une incidence considérable sur les débats de notre temps. Hiroshima n’appartient ainsi pas uniquement au passé.

Propos recueillis par Antoine Richard

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A propos de l'auteur
Antoine Richard est rédacteur en chef adjoint d'Asialyst, en charge du participatif. Collaborateur du Petit Futé, ancien secrétaire général de l’Antenne des sciences sociales et des Ateliers doctoraux à Pékin, voyage et écrit sur la Chine et l’Asie depuis 10 ans.