Hiroshima : "Mémoires d'un champignon"

Entretien
Barthélémy Courmont est directeur de recherche à l’IRIS, l’Institut des Relations internationales et stratégiques. Ses aires d’expertise couvrent les enjeux politiques et sécuritaires en Asie du Nord-est, la stratégie de puissance de la Chine, la politique étrangère des Etats-Unis, les questions nucléaires et les nouvelles menaces. Il est également maître de conférences en Histoire à l’Université Catholique de Lille, ainsi que directeur associé, sécurité et défense, à la Chaire Raoul-Dandurand en études stratégiques et diplomatiques (UQAM, Canada).
Rédacteur en chef de la revue trimestrielle Monde chinois, nouvelle Asie, Barthélémy Courmont est l’auteur d’une trentaine d’ouvrages sur les questions géopolitiques. Il intervient fréquemment dans les médias, et a effectué des études pour plusieurs organismes, dont le Ministère de la Défense et le Ministère des Affaires étrangères. Il tient par ailleurs un blog régulier sur le site www.globalbrief.ca. En 2005, il fut commissaire d’une exposition au Mémorial de Caen consacrée au bombardement nucléaire de Hiroshima. Avant d’intégrer l’équipe de l’IRIS, il fut en 1999-2000 assistant de recherches au Centre Français sur les Etats-Unis (CET) à l’IFRI.
Je n’avais que des connaissances limitées sur Hiroshima avant d’avoir la chance de pouvoir m’y rendre et de rencontrer des hibakusha, les survivants de la bombe atomique. De même, je n’avais pas de position tranchée sur la question nucléaire. C’est en me lançant dans le travail de recherche sur la base de cette intuition et cette envie d’en apprendre davantage que j’ai peu à peu construit ma réflexion. Pas avant. C’est pourquoi il était important de raconter ici cette visite, et l’impact décisif qu’elle eût. Je ne pense pas être un cas isolé, et précise même dans l’introduction de ce livre que « nous portons tous en nous des Hiroshima ». Quant à savoir si la visite de S21 à la même époque aurait eu le même effet ? Difficile d’y répondre. J’ai visité, quelques années plus tard, S21, et en est ressortie une irrésistible envie d’en apprendre plus sur la tragédie du Cambodge. Mais pas au point de vouloir construire un travail scientifique sur ce sujet. Il faut savoir, et c’est même une condition essentielle à un travail de recherche, laisser s’exprimer ses émotions, mais parvenir aussi et surtout à les contenir, afin qu’elles ne prennent pas le dessus sur les sciences sociales.
Truman n’avait pas par ailleurs la notoriété de Roosevelt, était peu connu du grand public, et aurait même été choisi comme colistier par Roosevelt en raison de son manque d’envergure faisant de lui un vice-président « docile ». Il apprend l’existence du projet Manhattan (le projet nucléaire américain) le jour où il prête serment, ce qui indique à la fois que Roosevelt ne l’associait pas au pouvoir, et qu’il était très éloigné des dossiers relatifs à la guerre alors en train de se terminer. Et pourtant, c’est Truman qui se rendit à la conférence de Potsdam en juillet, marquant la fin de la guerre en Europe, et c’est lui aussi qui prit la décision d’utiliser des bombes atomiques. Cette décision lui permet de s’affirmer comme dirigeant.
Rappelons aussi le contexte géopolitique, avec la rivalité naissante entre Washington et Moscou, qui a joué un rôle considérable (et relevé par les historiens dits révisionnistes dans les années 1960) dans le choix de la bombe plutôt que des stratégies alternatives. Enfin, le projet Manhattan a été un effort humain et financier pharaonique, que l’utilisation de la bombe atomique a permis de justifier, là où de très fortes critiques se seraient abattues contre l’administration (et donc Truman) en cas de non utilisation, effort de guerre oblige. S’ajoutent à cela les rivalités entre les composantes des forces armées américaines, désireuses de récupérer les lauriers de la victoire dans le Pacifique. La bombe atomique marque en ce sens une véritable révolution dans les affaires militaires aux Etats-Unis.
Enfin, je dirais que la condition sine qua non pour devenir chercheur est de savoir rester libre. Celui qui fait un travail de recherche dans un but précis, professionnel ou carriériste, n’est pas un chercheur. Il faut dépasser ces contraintes, et y trouver un aboutissement personnel. Ainsi, comme je l’écris, « les intuitions doivent toujours l’emporter sur les calculs, et qu’un bon choix de sujet n’est pas tant guidé par son possible résultat que par la motivation d’en explorer les différentes facettes ».
Son témoignage, parmi d’autres, est précieux à plusieurs titres. D’abord parce qu’il nous renseigne sur les journées qui ont suivi l’explosion nucléaire, et la souffrance des victimes. Ensuite parce qu’il indique le désarroi du corps médical qui n’avait pas la moindre connaissance des maux dont souffraient les patients, que nous identifierons plus tard comme des radiations. Il était important, dans ce livre, de rendre hommage au travail et aux témoignages de ces médecins, sans lesquels on ne disposerait pas d’informations capitales sur la réalité de la bombe atomique.
Avec la catastrophe du 11 mars 2011 et l’accident de la centrale nucléaire, c’est aussi une certaine idée de l’invulnérabilité du Japon qui a été mise à mal. Et en ce sens, cet événement est à rapprocher de l’expérience nucléaire et la capitulation qui la suivit de quelques jours en 1945. La submersion du Japon, titre d’un célèbre roman de science-fiction écrit par Sakyo Komatsu en 1973, rencontrait ainsi la réalité et offrait un spectacle de fin du monde, au risque de provoquer une vague de panique qu’il convient de comparer avec l’atmosphère qui s’empara des villes de Hiroshima et de Nagasaki en ruines, mais aussi de toutes les agglomérations japonaises qui furent détruites sous l’effet des bombes incendiaires.
On réalise ainsi dans quelle mesure, plus de soixante-dix ans après, Hiroshima reste la référence centrale dans tous les débats sur le nucléaire, qu’il soit militaire ou civil, au Japon. C’est d’ailleurs l’autre démonstration selon laquelle cet événement s’inscrit dans l’histoire, tout en ayant une incidence considérable sur les débats de notre temps. Hiroshima n’appartient ainsi pas uniquement au passé.
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