Culture
Photographes d’Asie

Japon : photographier avant et après le tsunami

Dans le quartier de Baba, village de Takata-cho Baba, commune de Rikuzentakata, le 2 mai 2011.
Dans le quartier de Baba, village de Takata-cho Baba, commune de Rikuzentakata, le 2 mai 2011. (Copyright : Naoya Hatakeyama)
Naoya Hatakeyama est un des maîtres de la photographie contemporaine japonaise. De passage à Paris, il parle de la transformation du paysage sous la main de l’homme alors qu’il s’apprête à publier aux Editions Light Motiv le deuxième volume de ses photographies sur Rikuzentakata, sa ville natale, située dans le nord du Japon et qui fut entièrement balayée par le tsunami en 2011. Entretien et portfolio.

Entretien

Naoya Hatakeyama, photographe japonais de renommée internationale, est né en 1958 à Rikuzentakata dans la préfecture d’Iwate. Sous la houlette de Kiyoji Otsuji, il a étudié la photographie à l’université de Tsukuba. Basé à Tokyo, il a développé un travail qui porte de façon rigoureuse sur les relations entre l’homme et la nature et sur la transformation des paysages sous l’influence de l’homme.

Ses premières séries sont consacrées aux carrières de calcaire (« Lime Hills », Japon, 1986-1991). Avec « Underground » (1999), il explore les rivières souterraines et urbaines de Tokyo. Près d’une décennie plus tard, il reviendra à son sujet de prédilection, en photographiant des carrières de calcaire dans les sous-sols de Paris (« Ciel Tombé », 2007). Vient ensuite « Blast », une série d’images commencée en 1995, spectaculaire reportage sur les explosions en carrières à ciel ouvert… Fortement concerné par les transformations industrielles, il est invité à photographier pendant l’hiver 2003, les mines de charbon et les friches industrielles de Rhénanie. En 2009-2010, il photographie les terrils, montagnes artificielles constituées de déchets d’exploitation dans le bassin minier du Nord Pas-de-Calais.

En 2011, Naoya Hatakeyama réalise son œuvre la plus personnelle. Après le séisme et le tsunami qui ont frappé la côte Pacifique du Tohoku, au Japon, le 11 mars 2011, il part photographier les vestiges de sa ville natale, Rikuzentakata, dévastée par la catastrophe. Kensegawa, son livre paru en 2013, dresse le portrait de ce territoire ravagé. Aux images poignantes du chaos, il oppose d’autres clichés pris plusieurs années auparavant, entre 2002 et 2010, lorsque la ville bruissait de vie. Ses photos sont exposées dans les plus grands musées, aussi bien au Japon qu’aux Etats-Unis, en France et plus largement en Europe. Il a été à plusieurs reprises l’invité d’honneur des rencontres photographiques d’Arles.

A voir, le portfolio de Naoya Hatakeyama :

Procession lors de Kenka Tanabata, la “fêtes des étoiles bagarreuses”, sur le pont Aneha-Bashi à Rikuzentakata, le 7 août 2002. (Copyright : Naoya Hatakeyama)

Chorale des collégiens de la Kesen Junior High School, le 27 octobre 2002 à Rikuzentakata. (Copyright : Naoya Hatakeyama)

La mère de Naoya Hatakeyama, près de Kesen-cho, village de la commune de Rikuzentakata, le 23 août 2003. (Copyright : Naoya Hatakeyama)

Dans le quartier d’Imaizumi, village de Kesen-cho, commune de Rikuzentakata, le 27 juillet 2004. (Copyright : Naoya Hatakeyama)

En regardant les poissons, au bord de la rivière Kesen-Gawa, à Rikuzentakata, le 14 août 2009. (Copyright : Naoya Hatakeyama)

Dans le quartier de Baba, village de Takata-cho Baba, commune de Rikuzentakata, le 2 mai 2011.

Dans le quartier de Baba, village de Takata-cho Baba, commune de Rikuzentakata, le 2 mai 2011. (Copyright : Naoya Hatakeyama)

Dans le quartier de Takata-Matsubara, à Rikuzentakata, le 25 février 2012. (Copyright : Naoya Hatakeyama)

Dans le quartier de Nakamachi, village de Kesen-cho, commune de Rikuzentakata, le 15 août 2012. (Copyright : Naoya Hatakeyama)

Dans le quartier de Atagoyama, village de Kesen-cho, commune de Rikuzentakata, le 20 octobre 2013. (Copyright : Naoya Hatakeyama)

 
 
Une série photo de Naoya Hatakeyama sur Rikuzentakata, la ville martyre balayée par le tsunami du 11 mars 2011 , dans le nord de Honshu, la principale île de l’archipel japonais d’où est originaire le photographe. Les premières photos remontent à la période d’avant le tsunami, la dernière date de 2013, deux ans après la catastrophe.
Vous êtes en résidence actuellement au Mexique pour six mois. Pouvez-vous nous parler de ce que vous y faites ?
Naoya Hatakeyama : Je n’ai pas encore vraiment de projet. Je suis dans un lieu inconnu, sans relations particulières, ni projet préétabli dans un pays où je ne connais personne et ne comprends pas la langue. Mon curriculum, mon passé n’ont aucune importance. Je suis seul dans un pays où le temps est tout à fait différent de ce qu’il est au Japon. Dans cette situation, je fais en quelque sorte l’expérience de la « table rase » : ce qui compte c’est ce que je fais au jour le jour. Quant au Mexique, pour le moment, ce que je sens particulièrement c’est que tout se mêle : hier, aujourd’hui, le passé lointain, l’histoire. La texture du temps est très riche.
Une des composantes essentielles de votre travail jusqu’ici, à travers différentes séries, de Lime Hills à Kesengawa en passant par Underground et Blast, a été de mettre au jour le rapport entre l’homme et la nature, de montrer la nature transformée par l’homme. Pourquoi ?
Je suis né à Rikuzentakata quinze ans après la guerre [cette ville a été balayée par le tsunami de 2011, NDLR]. C’est dans mon enfance que j’ai entendu pour la première fois le mot « écologie ». Depuis ma naissance, l’économie japonaise et les médias se sont beaucoup développés et les problèmes de pollution se sont aggravés. Dans les années 1970, l’intervention de l’homme sur la nature s’est accrue et le rapport à la nature a changé. La génération de mes parents avait vécu près de la terre : l’homme tirait sa subsistance de la nature et c’est tout. Puis est née l’idée d’opposer la nature et l’homme, une vision très occidentale qui a marqué ma génération. Moi-même, durant mes études de photographie à l’université de Tsukuba au début des années 1980, j’ai intégré cette opposition occidentale entre l’homme et la nature dans la photographie, cette vision que l’on peut qualifier de « romantique » de la nature, où l’homme et la nature se font face, où l’homme est sorti de la nature, tout en étant attiré par elle comme par un idéal. Mais j’ai été aussi profondément inspiré par un de mes professeurs, Kiyoji Otsuji qui voyait les choses autrement et considérait que la photographie n’était pas là pour transmettre un message mais pour enseigner des choses comme le hasard, le temps, la science. Dans cet état d’esprit, j’ai commencé à prendre des photographies et j’ai beaucoup appris.
Cependant, progressivement, j’ai senti un mur, une limite. On peut continuer cette démarche sans fin mais c’est un peu toujours la même chose : on attend de la photographie qu’elle nous offre quelque chose. J’ai eu envie de relier tout cela et d’en faire un récit. Je suis alors retourné dans ma ville natale et à la campagne [dans le Tohoku, au nord du Japon, NDLR], pour y faire des photos de carrières et d’usines. Ensuite, j’ai continué à photographier des carrières dans tout le Japon et puis j’ai été amené à photographier Tokyo. Petit à petit, j’ai eu l’impression que mon travail dévoilait ma propre histoire, celle d’un homme né à la campagne, venu habiter Tokyo et qui faisait des allers et retours… Une histoire proche de celle de nombreux Tokyoïtes et qui correspondait à la problématique de milliers de gens. C’est cela qui m’a donné la force de continuer.
Le drame du tsunami qui a fait disparaître la ville de votre enfance, vous a amené à réaliser deux livres dont le premier intitulé Kesengawa est paru aux éditions Light Motiv et le second, déjà paru au Japon, devrait sortir en France chez le même éditeur en mai 2016. Dans ces deux livres, les photos sont accompagnées d’un texte que vous avez écrit. Pourquoi allier texte et photos ?
Le grand choc, après le tsunami, c’est l’effacement du souvenir. Ne restent du passé que des bribes qui se récréent à la vue de certains éléments des objets disparus. Une fois arrivé dans ma ville natale [immédiatement après le tsunami, NDLR], beaucoup de souvenirs me sont revenus mais les objets n’étaient plus là. Les choses avaient vraiment disparu. Et quand elles disparaissent, leur souvenir s’efface progressivement. En regardant des photos, on peut faire revenir certains souvenirs mais, même ces photos – les albums familiaux – avaient disparu dans le tsunami. Devant mes yeux, il n’y avait plus rien. J’ai eu l’impression que, quand tout a disparu, les photos que je faisais n’étaient pas utiles pour faire revenir le passé parce que le passé ne pouvait plus apparaître sur la pellicule. Après le tsunami, j’ai saisi clairement que ni le souvenir, ni le passé, ni l’intériorité n’apparaissent sur une photo, qu’ils ne peuvent pas être pris en photo, cette impossibilité est la faiblesse de la photographie.
Peut-on parler d’un dialogue entre les photos et les mots dans votre livre Kesengawa ?
Dans le livre, le graphiste a eu l’idée de placer le texte au milieu des photos et non pas avant ou après. Quand on lit le texte (récit des cinq jours qu’il m’a fallu pour rejoindre ma ville dévastée par le tsunami), on peut se demander de quel endroit il s’agit. Le lecteur sent un hiatus entre le récit dramatique et les photographies d’un lieu serein car les photos datent d’avant le tsunami : placée au milieu du texte, la photo a un impact beaucoup plus fort. Après cette première partie, il y a une page blanche, très importante, qui correspond au moment du tsunami où je n’étais pas là. Puis il n’y a plus de texte, seulement des photos et, enfin, une postface écrite après coup.
Après Kesengawa, vous avez réalisé un nouveau livre sur tout ce qui s’est passé depuis à Rikuzentakata à partir de 2011. Pourquoi ?
Pendant les six mois qui ont suivi le tsunami, il y a eu énormément de photos journalistiques pour présenter ce qui s’était passé et ce qu’on faisait pour essayer de soutenir les gens. C’était important et utile à ce moment-là ; mais moi, je ne peux pas faire autre chose que la photo que j’ai faite jusqu’à présent. C’est ma grammaire, mon style ; je n‘arrive pas à prendre des enfants qui sourient. Alors au début, j’ai fait des photos presque de colère, de regret, d’énervement et de tristesse, en pleurant à la vue de ce qu’était devenu le lieu de mes souvenirs. Le tsunami est différent du tremblement de terre parce qu’il emporte vraiment tout, il efface.
La plupart des gens qui sont venus faire des photos à Rikuzentakata ne savaient pas ce qu’il y avait avant et ont pris les lieux tels qu’ils étaient maintenant. Mais moi je savais ce qu’il y avait avant et je ressentais du dépit, de l’amertume. Puis, au cours du temps, progressivement, en faisant les photos, les lieux même de l’immédiat « après tsunami » ont commencé à s’effacer avec la reconstruction. Les débris ont été déblayés, les choses ont été rangées. Il y a eu une sorte d’aplanissement, plus trace ni de la ville ni du chaos. Même moi, j’en arrive à me demander ce qu’il y avait là. J’ai oublié, et les repères, même les routes, ont changé de place.
Certaines de vos photos sont belles, presque romantiques, d’autres sont tristes…
Généralement, mes photos sont cadrées avec une lumière particulière, plutôt douce. C’est important que les photos soient belles. C’est pour cela que je les prends. Mais j’ai pris aussi des photos plus documentaires et je note à chaque fois le jour de la prise de vue. Dans le prochain livre, vous verrez que les photos du Rikuzentakata d’aujourd’hui ressemblent à certaines photos de carrières de la série Lime Hills. Cela s’explique par le fait que c’est le même sujet : la modification du paysage. L’homme en train de transformer le paysage, c’est toujours cela que je photographie.
Vous avez été un des premiers photographes à mettre en évidence la beauté de cette modification de la nature par l’homme…
Il ne s’agit pas de beauté, même si certaines photos sont attirantes. Pour que quelque chose soit beau, il faut que ce soit bon. « Bi » en japonais, c’est la beauté avec l’idée que le beau est bon. Mais la beauté est une notion relative. Autrefois, les hommes n’étaient pas en extase devant les hautes montagnes et pensaient qu’elles étaient le domaine effrayant des démons. En tant qu’artiste moderne, je travaille toujours avec ce que je connais de l’histoire de l’art. Si je peux, je veux montrer des choses nouvelles. J’ai toujours envie de voir si je ne peux pas montrer une autre beauté, quelque chose qu’on n’avait pas l’habitude de trouver beau. Depuis deux siècles, l’histoire de l’art occidental a consisté à trouver des choses qui ne sont pas considérées comme belles et à les faire découvrir. Je m‘intègre dans cette tradition-là. La question est de savoir si cette tradition va se poursuivre.
Propos recueillis par Anne Garrigue

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A propos de l'auteur
Ecrivain-journaliste résidant à Paris depuis 2014, Anne Garrigue a vécu et travaillé près de vingt ans en Asie de l’Est et du Sud-Est (Japon, Corée du Sud, Chine et Singapour). Elle a publié une dizaine d’ouvrages dont Japonaises, la révolution douce (Philippe Picquier), Japon, la fin d’une économie (Gallimard, Folio) , L’Asie en nous (Philippe Picquier), Chine, au pays des marchands lettrés (Philippe Picquier), 50 ans, 50 entrepreneurs français en Chine (Pearson) , Les nouveaux éclaireurs de la Chine : hybridité culturelle et globalisation ( Manitoba/Les Belles Lettres). Elle a dirigé les magazines « Corée-affaires », puis « Connexions », publiés par les Chambres de commerce française en Corée et en Chine.