"La huitième reine" de Bina Shah : Faut-il désespérer du Pakistan ?
En cette fin 2007, Ali est journaliste à Karachi dans une chaîne d’information en continu. Le Pakistan traverse une période troublée – comme d’habitude. Le général Musharraf tient le pays d’une main de fer, Benazir Bhutto s’apprête à revenir après des années d’exil pour tenter de devenir Premier ministre une troisième fois. Quant à la vie quotidienne, Bina Shah, journaliste comme son personnage, en dresse un portrait éloquent :
« Lorsqu’il conduisait sa voiture dans les rues de Karachi, Ali devait éviter nids-de-poule et fossés parce que toutes les routes étaient aussi labourées que si des mines avaient explosé partout. (…) Souvent il revenait à une maison obscure : le délestage garantissait six à sept heures par jour sans électricité. Il rêvait de pouvoir s’offrir un générateur permettant de faire marcher tous leurs climatiseurs, mais ils ne disposaient que d’un système UPS qui alimentait quelques lampes et quelques ventilateurs pendant une heure avant de frémir et d’expirer comme un vieux bœuf qui aurait soudain décidé de mourir au milieu de la route. »
Et puis surtout, il y a ce père qu’Ali rejette totalement. Parce qu’il les a abandonnés, lui, sa mère et ses frère et sœur, pour aller vivre avec une nouvelle épouse. Parce qu’il est un « féodal », membre de l’ancienne élite à qui les Pakistanais d’aujourd’hui imputent une bonne partie de la responsabilité des difficultés du pays. Sikandar est un Pir, c’est-à-dire un descendant d’un saint soufi, cette branche mystique de l’islam qui a fleuri notamment dans la région du Sindh dont Karachi est la capitale. Au fil des siècles, ces descendants des Pirs sont devenus des leaders spirituels vénérés par le peuple mais, en même temps, leur influence leur a valu d’accumuler terres et richesses, dont ils s’occupent beaucoup plus que de leur rôle religieux. De quoi en faire des objets de haine pour tous ceux qui ne les adorent pas…
La huitième reine est profondément ancré dans l’histoire de cette région bien particulière. Les chapitres du roman contemporain sont entrelacés de courts récits éparpillés dans les siècles passés, mais toujours en résonance avec l’histoire d’aujourd’hui : les mythes fondateurs, les origines des Pirs, l’arrivée des colons britanniques, la jeunesse du père d’Ali ou celle de Benazir Bhutto.
Toutes ces racines historiques, Ali aimerait bien les oublier. Mais une série d’événements fait voler en éclat la bulle de mensonges protecteurs dans laquelle il s’est enfermé. Sunita rompt avec lui quand elle découvre qu’il lui ment ; comme il couvre le retour triomphal de Benazir Bhutto au Pakistan, son cameraman est tué dans l’attentat qui fait plus de 130 morts ; sa chaîne de télévision est interdite durant l’état d’urgence qui s’ensuit. Tous ces chocs suscitent une profonde remise en question chez le jeune homme. Il s’engage dans les mouvements de défense de la démocratie et de l’état de droit, redécouvre les vertus de Benazir Bhutto, qu’il rejetait d’autant plus que son père en était un admirateur inconditionnel, se réconcilie avec Sunita en lui avouant ses mensonges. Il renoue même avec son père en l’appelant au secours quand il est arrêté lors d’une manifestation antigouvernementale : être fils d’un Pir riche et influent présente tout de même quelques avantages…
« Tout le monde a droit à une deuxième chance », pense-t-il dans les dernières pages du livre, euphorique d’avoir retrouvé ses repères familiaux, sentimentaux et politiques. Une maxime qu’il applique à Benazir Bhutto dont il couvre alors un grand meeting électoral à Rawalpindi le 27 décembre 2007. Le roman se termine alors qu’il court aux côtés de la voiture de la femme politique et s’apprête à lui adresser la parole.
La perspective d’une « deuxième chance » serait-elle ouverte au Pakistan ? C’est la conclusion optimiste que pourrait laisser croire la chute du roman. Sauf que… Bina Shah n’en dit pas un mot, mais le récit s’interrompt juste avant l’attentat (bien réel) qui coûte la vie à Benazir Bhutto – et donc, dans la fiction, à Ali aussi vraisemblablement. Comme si l’auteur de ce roman complexe et captivant n’avait pu se résoudre à écrire noir sur blanc que l’espoir, en fait, n’est pas permis.
A lire
La huitième reine par Bina Shah, éditions Actes Sud, 368 pages, 23 euros.
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