Culture
Entretien

Cinéma : "Taj Mahal" ou les attentats de Bombay dans la peau d’une victime

L’actrice Stacy Martin dans le rôle de Louise, dans "Taj Mahal", un film de Nicolas Saada.
L’actrice Stacy Martin dans le rôle de Louise, dans "Taj Mahal", un film de Nicolas Saada. (Crédit : DR)
Trois jours durant, du 26 au 29 novembre 2008, une série de dix attaques terroristes islamistes ensanglantaient Bombay. Loin de donner une leçon sur le terrorisme et ses méthodes, le film de Nicolas Saada nous propose de revivre les événements tragiques de septembre 2008 du point de vue d’une victime. Critique et entretien avec le réalisateur.

CRITIQUE

Quand Nicolas Saada finit de tourner Taj Mahal en 2014, son sujet, les attentats qui secouèrent Mumbai pendant 3 jours en 2008, en faisait déjà un film en phase avec le contexte politique actuel. Toutefois, les évènements qui ont endeuillé Paris les 7 janvier et 13 novembre ont poussé encore davantage le film sous le feu des projecteurs. Il est difficile de dire si cette triste actualité va lui profiter ou, au contraire, le desservir. Quoi qu’il en soit, pris dans ce contexte spécifique ou non, Taj Mahal a de belles qualités cinématographiques et humaines à faire valoir.

Le film suit Louise (Stacy Martin) et ses parents (Louis-Do De Lencquesaing et Gina McKee) dans leur installation à Mumbai (aka Bombay). Le temps que leur maison soit prête, la petite famille réside dans un hôtel de luxe, le Taj Mahal. Un soir, Louise reste seule dans la chambre pendant que ses parents partent dîner à l’extérieur. Très vite, elle réalise que l’établissement est pris d’assaut par un groupe terroriste…
Pour bien apprécier les qualités du film de Nicolas Saada, il faut garder en tête son postulat de base. Taj Mahal n’est pas une étude sur le pourquoi du terrorisme ou sur ses méthodes d’action. Le film propose de nous plonger au cœur d’un tel événement, dans la peau d’une victime. Ni plus, ni moins. Une fois ce concept compris et accepté, on ne peut qu’apprécier la maîtrise dont a fait preuve le réalisateur.
Adoptant une structure à la Voyage Au Bout de l’Enfer, le film prend son temps pour nous faire découvrir le quotidien a la fois répétitif (les moments dans la chambre) et nouveau (la découverte des rues de Mumbai) de la petite famille. Un premier acte qui à des airs de reportage de voyage mais qui fixe d’entrée de jeu les caractéristiques qui définiront le reste du long-métrage : empathie complète envers ses protagonistes, justesse de ton dans les relations qui les unissent et réalisation fluide et posée. C’est durant le second acte, quand a lieu l’attaque de l’hôtel, que ces qualités vont prendre tout leur sens, permettant au film d’atteindre son climax émotionnel de manière aussi naturelle qu’intense.
Pour faire ressentir au spectateur ce que peut être l’état d’esprit de Louise durant un tel évènement, Nicolas Saada a recours à toute une gamme d’effets empruntés au cinéma d’angoisse. Ambiance sonore travaillée, jeu sur les lumières et le montage permettent de concrétiser la peur de l’inconnu et l’incertitude sur son futur qui assaille le personnage pendant toute la nuit. Jamais le réalisateur ne tombe dans la surenchère, préférant opter pour un réalisme froid et clinique. Le stress que cela génère s’inscrit dans la durée, sans échappatoire possible issu du cinéma de divertissement à attendre pour libérer la pression.
Dans le confort de son fauteuil, le spectateur est ainsi capable de toucher du doigt le caractère traumatique d’un tel événement pour les victimes. Une expérience aussi éprouvante qu’enrichissante.

ENTRETIEN

Nicolas Saada était présent à Hong Kong pour présenter Taj Mahal dans le cadre du festival des Films français (French Cinepanorama) que l’Alliance Française organise tous les ans dans la ville. Ayant lui-même mené de multiples interviews tout au long de sa carrière de journaliste pour les Cahiers du Cinéma et d’autres publications, c’est peu dire que Nicolas Saada est rompu à l’exercice.

Nicolas Saada a eu plusieurs vies : d’abord animateur sur Radio Nova, puis chargé de la fiction sur Arte, il réalise son premier court-métrage les Paralèlles en 2004. Son premier long-métrage, Espion(s) avec Guillaume Canet, sort en 2009. En 2012, il tourne Aujourd’hui, autre court-métrage avec Bérénice Béjo. Taj Mahal a été sélectionné aux festivals de Telluride, Venise et Gand.

Enthousiaste et prolixe, le réalisateur revient sur tout le processus de production de Taj Mahal et parle également de son amour pour le cinéma asiatique.

Le réalisateur français Nicolas Sada avec son actrice principale Stacy Martin, sur le tournage de "Taj Mahal"
Le réalisateur français Nicolas Sada avec son actrice principale Stacy Martin, sur le tournage de "Taj Mahal".
Qu’est-ce qui vous a intéressé dans les attentats de Mumbai pour que vous pensiez en faire un long-métrage ?
Nicolas Saada : Au départ, les attentats de Mumbai, comme tout le monde, j’en étais un témoin à la télévision en France. Les attentats avaient été peu couverts chez nous mais le peu d’images que j’en avais vu m’avaient impressionné. Je me disais que quelque chose d’historique était en train de se passer parce qu’un pays émergent était attaqué de façon méthodique et spectaculaire. Je me suis dit que c’était un événement clé, une sorte de 11-septembre de l’Asie. J’avais également été très frappé parce que l’Inde était un pays ouvert et Bombay une ville monde, cosmopolite et qu’il y avait un modèle d’attaqué. Mais je ne me suis pas dit qu’il y avait un bon sujet de film parce ce que ce n’est pas le genre de choses qui vous vient en tête quand vous assistez à ce type de drame à la télévision.
Quelques semaines plus tard, je me suis retrouvé à discuter avec des amis de cet évènement et l’un d’entre eux m’a dit qu’un membre de sa famille avait été coincé dans un des hôtels durant l’attaque alors que ses parents étaient partis dîner. Elle s’était retrouvée toute seule dans l’hôtel, la nuit, à attendre qu’on la sorte de là. Et là, je me suis dit qu’il y avait quelque chose de fort à traiter parce que c’est une jeune femme, prisonnière, et cela donne un point de vue à mon travail de cinéaste. Raconter l’histoire pour l’histoire, c’est à la fois très ambitieux et pas très cinématographique. C’est plus un travail de journaliste. Ce personnage me donnait le point de vue nécessaire et une démarche possible en tant que réalisateur, en restant toujours avec elle, sans montrer les terroristes et en ne montrant les parents qu’à des moments clés. Tout le processus d’écriture est né de cette rencontre.
Comment s’est passée la rencontre avec elle ?
Je lui ai demandé si l’hypothèse de faire un film lui semblait acceptable et, après avoir vu mon premier film, Espion(s), elle a répondu positivement parce qu’elle pensait que je n’en ferais pas quelque chose de sensationnaliste. On a fait une longue série d’entretiens pendant une bonne semaine où j’ai recueilli en détail ce qui s’était passé cette nuit. A mesure que j’écoutais, j’essayais d’en dessiner la progression dramatique. C’était très fort. Elle était jeune, elle ne savait pas vraiment qui elle était avant cette attaque. On sent bien dans son récit que ça l’a complétement transformée. Ça a été un nouveau départ dans sa vie. Ce que j’ai trouvé très émouvant. Il y avait quelque chose d’universel là-dedans. Ce qu’elle avait traversé racontait toutes les angoisses de toutes les générations face à l’histoire. C’était donc pour moi le point de vue idéal.
Avez-vous pris beaucoup de liberté dramatique par rapport à son récit ?
J’ai fait quelques modifications. Ce qui est le plus fidèle, c’est la nuit de l’attaque. Elle suit vraiment à 85 % la réalité des faits avec quelques menus nuances. Par contre, il me fallait un prologue et un épilogue et ils sont nés de ce qu’elle me racontait de son sentiment à Bombay et de son chagrin après les événements. Je me suis dit que c’était des moments importants pour le spectateur afin qu’il puisse respirer. Il fallait que le spectateur rentre avec elle en Inde, qu’il y ait une immersion, pour que, quand l’attaque commence, il se rende compte que la vie d’avant est terminée. On ne peut plus revenir en arrière.
Avez-vous fait d’autres recherches sur les attentats ?
J’ai vu et lu tout ce qui m’était possible sur le sujet. Pour que, une fois que je tourne le film, j’aie en tête tous ces évènements. Du coup, je les revivais hors champs. Ça me permettait d’expliquer à Stacy et à toute l’équipe les enjeux de la nuit.
Avez-vous écrit le scénario tout seul ?
J’ai pris quelqu’un pour m’aider, une scénariste qui s’appelle Florence Seyvos. Elle travaille d’habitude avec des réalisatrices et je me suis dit qu’elle m’aiderait à avoir un point de vue féminin juste sur le film. Je voulais que le film regarde son héroïne avec une empathie absolue. Sans que le prisme de ma génération ou de mon statut de réalisateur vienne au milieu. La question du réalisateur et de la jeune fille ou des vieux qui parlent des jeunes, je laisse ça à d’autres. Il fallait un regard très pur sur Louise. Florence n’a pas participé à l’écriture mais elle lisait mon script et me donnait des petites suggestions qui m’ont été très utiles. Mine de rien, quand je vois le film terminé, je me dis qu’elle a été très très importante.
Est-ce que vous avez consciemment cherché à utiliser les mécanismes du film d’horreur ?
Complètement. Quand on doit faire partager au spectateur le ressenti sensoriel de ce moment de panique, de danger extrême, les motifs qu’on a à notre portée ne sont pas très nombreux. Je ne crois pas du tout en ce cinéma soit-disant documentaire et réaliste qu’on nous sert depuis que Paul Greengrass a inventé une forme très intéressante mais qui est la sienne. Il vient de la BBC, du reportage, il a une écriture agitée et ce qui a fait que son style est devenu un genre. Et les cinéastes dont le style deviennent un genre ne sont pas bons pour les autres cinéastes. J’étais face à cette tentation de faire un film à la Paul Greengrass. Et puis, je me suis dit que non, il fallait que je trouve ma voie. Et comme j’avais cette proximité avec la vraie Louise…
Prenons Vol 93. Tout le monde me dit à quel point c’est saisissant de réalisme sauf qu’à ma connaissance, il n’y a pas eu un seul témoin capable de raconter à Paul Greengrass ce qui est arrivé. C’est donc un film de fiction pur dont le traitement laisse à penser qu’il est authentique. En revanche, j’avais à côté de moi quelqu’un qui me racontait en détail ce qui lui était arrivé. Et j’ai très vite compris que quand on bascule dans un moment d’angoisse absolue, la réalité nous échappe et on est comme dans un film d’horreur. Je prends toujours l’analogie avec la fièvre. Quand on est très malade, on n’est pas mentalement fonctionnel et tout ce qui est autour de nous n’a plus la même nature. Les murs sont trop hauts, la lumière nous éblouit….
Je voulais un début avec une certaine banalité, une routine pour que, quand l’attaque commence, tout cet environnement qui nous était familier devienne hostile. C’est vrai que c’est une règle du film d’horreur. Un de mes cinéastes préférés est Hitchcock et dans Les Oiseaux, il fait ça admirablement. On découvre cette maison, c’est interminable, et à la fin du film, quand elle est attaquée par les oiseaux, elle devient une prison. Donc, je suis parti avec l’idée qu’il ne fallait surtout pas singer les productions américaines. On m’aurait dit : « tournez à la Paul Greengrass », j’aurais dit : « Ok, donnez-moi beaucoup de moyens » (rires). Il tourne avec 7 ou 8 caméramen en permanence qui se relaient les uns les autres. Il a 5 monteurs qui dérushent en même temps. Moi, je ne pouvais pas faire ça.
En terme de mise en scène, aviez-vous storyboardé ou vous êtes-vous laissé porter par l’inspiration du moment ?
J’avais storyboardé une grande partie de l’attaque. J’avais aussi réalisé un moodboard pour l’équipe artistique. C’est un espèce de lookbook du film, des photos que j’avais prises et des images que j’avais en tête, ça pouvait être des références à des peintres ou à des films. Lorsque j’ai commencé à me projeter dans ce que serait le film visuellement, je savais qu’on serait plus dans des univers comme Hitchcock, Polanski ou Argento. Un peu Bresson même. Plutôt que ce nouveau réalisme anglo-saxon. Je me suis toujours fait la réflexion que dans les films de Greengrass, la caméra tremble tout le temps pour donner une illusion de réalisme alors que quand on discute et on se regarde, ça ne bouge pas.
Vous avez tourné les extérieurs en Inde et les intérieurs en France, c’est bien ça ?
Tout à fait, dans le studio d’Epinay. Plateau F, le plus grand qu’ils ont. C’est là qu’Haneke a construit l’appartement d’Amour.
Comment étaient les conditions de tournage en Inde ?
On a eu la chance de travailler avec l’équipe de production de Lunchbox. Ce sont des gens très jeunes, extrêmement habiles, qui appartiennent à un nouveau cinéma indien fuyant la tradition des studios et n’ont pas le même discours que peuvent avoir d’autres qui consiste à dire : « Votre plan de rue, on va le faire en studio. » Ils vous aident à tourner vraiment dans la rue. Et c’était important pour moi d’avoir cette authenticité. Tout le monde m’avait dit avant le tournage que je ne pourrais pas tourner à Bombay. Comme je suis quelqu’un d’un peu obstiné, j’ai quand même insisté pour le faire et on a pu y arriver grâce au soutien de Guneet Monga et de son équipe.
En plus, je m’étais adjoint les services d’un chef opérateur indien que j’avais rencontré il y a très longtemps à Delhi et qui a souvent travaillé pour un metteur en scène culte en Inde. J’ai cherché sa trace et je me suis rendu compte qu’il vivait à Bombay. Je suis allé le trouver et je lui ai demandé qu’il fasse tout ce qui était images documentaires pour le film : Les rues de Bombay, les échoppes… C’était formidable de l’avoir avec moi parce que c’était comme mon troisième œil indien. Il m’a beaucoup aidé à faire que le regard sur l’Inde ne soit pas folklorique ou hautain. D’ailleurs le film a beaucoup touché le public indien. Il a été montré au festival de Goa. Le public a adoré le film au point que le directeur du festival a rajouté une projection le 26 novembre dernier en commémoration des attentats. Ça a été relayé par la presse Indienne. Pour moi, c’est la plus belle reconnaissance que le film peut avoir.
Y avait-il une certaine gêne de la part des autorités qu’un film étranger mette en scène ces évènements ?
La réaction, on a pu la jauger à la demande de permis de tourner qu’on a fait aux autorités Indiennes. Ils ont besoin de lire le scénario pour ça. L’administration l’a donc pas mal épluché. Et c’est vrai qu’on s’est demandé s’ils seraient prêts à laisser un réalisateur français reconstituer dans les rues de Bombay des événements qui les ont traumatisés. Mais on a bien eu la permission.
Comment avez-vous choisi Nicolas Godin pour composer la musique et quelle type d’instruction lui avez-vous donné ?
Je le connais depuis Virgin Suicides. Il est très amateur de musiques de films et aime beaucoup l’émission de radio que je faisais sur le sujet. Petit à petit, on est devenu assez proche. Il y a 3 ans, Ciné + m’a passé commande d’un court-métrage sur la fin du monde intitulé Aujourd’hui. Ça a été une aventure assez extraordinaire parce que c’était 1 jour et demi de tournage avec Bérénice Bejo sur ce thème précis. J’ai tourné un espèce de précipité de fin du monde en 8 minutes et il fallait une musique d’ambiance adaptée. J’ai demandé à Nicolas et notre collaboration s’est très bien passée. Pour Taj Mahal, j’avais plein de musiques en tête, qui sont restées dans le film, mais il fallait également une musique de film en plus. Très naturellement, je me suis orienté vers lui.
Comment avez-vous trouvé l’équilibre entre effets sonores et composition musicale ?
C’était déjà très clair à l’écriture. Il est venu voir le premier montage. Les musiques additionnelles étaient déjà calées et il a pu voir à quel moment il fallait en ajouter.
Avez-vous eu recours à une « musique temporaire », ce qu’on appelle une temp track ?
Il y en avait. Et il y en a une que je regrette d’avoir utilisé parce qu’elle nous a bloqué jusqu’à ce que je dise à Nicolas de l’oublier complétement. On a fini par trouver une alternative qui est tellement bien que j’en ai oublié le thème de la temp track.
On sent que vous avez apporté un grand soin à l’ambiance sonore…
Oui, ça a été très élaboré. Le film était déjà très sonore à l’écriture. Il y avait plein d’indications qui recoupaient ce que m’avait dit la vraie Louise qui avait vécu cette nuit-là comme une expérience sonore. Du coup, elle m’a donné cette idée qu’il fallait que le film soit complétement travaillé sur la perception visuelle et auditive. En amont, j’ai fait lire le scénario au mixeur, à l’ingénieur du son et au monteur son pour qu’on décide d’une stratégie de tournage le plus tôt possible. L’ingénieur son m’a dit qu’il fallait absolument qu’on puisse enregistrer toute l’attaque avec des figurants indiens, des artificiers, des armuriers et que celle-ci puisse être diffusée par oreillette à Stacy. Cela signifiait tourner une attaque au son, sans caméra, et en Inde, parce qu’en studio ça aurait été impossible. On a trouvé un hôtel désaffecté en banlieue de Bombay et l’équipe son s’est installée une journée avec l’équipe indienne et ils ont tourné l’attaque sur la base d’un déroulé que je leur avais donné.
J’aime beaucoup le résultat. Certains journalistes m’ont fait la remarque que le personnage de Louise n’était pas du tout hystérique pendant les événements. Ça m’a renvoyé à ce que je pense du slasher, ce genre de film où il y a une espèce de dimension misogyne. On fait hurler les jeunes victimes pour mieux les faire taire. Mais le slasher original, Halloween, est un film mutique, très calme où la peur se lit sur les visages, dans les respirations. C’est ça la vraie peur.
Depuis le 13 novembre, c’est le genre de remarques qu’on ne me fait plus parce qu’il y a eu beaucoup de témoignages de victimes qui raconte le silence. Je savais dès le début que ce serait le sujet de Taj Mahal. Ce qui est étrange, c’est comment des gens ont jugé le film en se basant sur des références cinématographiques alors que le sujet est presque documentaire. Stacy a beaucoup travaillé sur cette immersion dans la peur, elle a beaucoup lu sur le sujet, elle a rencontré la vraie Louise. Le son l’a aidé à se taire. Etant donné qu’elle entend, elle écoute et ne peut pas parler en même temps. J’ai eu un message assez bouleversant de quelqu’un que je ne connais pas sur Facebook en me disant : « J’ai revécu ce que j’avais oublié : mon fils était au Taj Mahal le soir de l’attaque, j’étais à 8 000 kilomètres et je lui parlais par texto. Ce que vous avez fait est tellement réaliste que c’en est effrayant. »
Je comprends que vous vous êtes très inspiré de ce que faisait les maîtres du cinéma d’horreur pour construire cette ambiance…
Oui, Carpenter, Argento… Dans mon gout de cinéphile, ce sont des cinéastes qui ont beaucoup compté. Je les ai rencontrés, interviewés, défendus dans mes articles. Ils m’ont toujours paru incompris et libres. Je les admire beaucoup. Quand j’ai préparé Taj Mahal, je me suis rendu compte que cette longue nuit que vit Louise est un changement de registre permanent. A chaque fois qu’elle sort de la salle de bain, c’est comme un nouveau film qui démarre : Un slasher, un film catastrophe, un film de fantômes… Cela nécessite une approche différente à chaque fois. Mais je voulais quand même garder mon propre style parce que si je commençais à faire dans la citation, j’allais sortir de l’émotion. C’est un équilibre très fragile à trouver entre film de genre et aventure psychologique intérieure. En tout cas, c’est le cinéma que j’ai envie de faire : un cinéma adulte dans ses thèmes et excitant cinématographiquement.
Apres vous être si longtemps immergé dans cette attaque terroriste, avez-vous ressenti les récents évènements a Paris avec encore plus de violence ?
Sur le moment, je n’ai pas compris ce qui se passait. C’était un cauchemar éveillé. Je voyais à la télévision l’équivalent des images d’archive de la télévision indienne que j’avais visionnées pendant des heures. Je me disais que ce n’était pas possible. En même temps, je m’étais préparé à quelque chose parce que, quand je montais Taj Mahal, il y avait eu les attaques de Charlie. Le film a été traversé par ces attaques ainsi que toutes les autres attaques qui ont eu lieu à travers le monde. J’étais immergé dans une temporalité, à cause du projet mais aussi de mon tempérament, où je me disais que ce n’était pas parce que ça se passait à Nairobi ou Boston que je n’étais pas concerné.
Au contraire. Et j’avais l’impression qu’en France, la réalité de cette terreur était toujours mise un peu de côté, même après Charlie. J’ai l’impression qu’on s’était dit que ça allait se tasser. Donc, ça a été très brutal de voir ces images pour moi. Les visages des victimes me faisaient penser à Louise et confirmait mon intuition que l’on a une image un peu tronquée de la jeunesse. On l’associe à l’insouciance, la régression et ce que je voulais capter chez Louise dans Taj Mahal, c’était l’inquiétude.

La passion du cinéma Asiatique

Comment êtes-vous tombé amoureux du cinéma asiatique ?
Les Sept Samouraïs. J’ai vu la version courte quand j’avais 14 ou 15 ans et ça a été un choc. Ca a également été une prise de conscience que le cinéma de genre pouvait émouvoir le spectateur. C’est quelque chose que je voulais faire avec Taj Mahal et que j’ai toujours trouvé exceptionnel chez Kurosawa. On est saisi, enthousiasmé par ce qui se passe à l’écran et on en ressort toujours ému et bouleversé. Kurosawa, c’est un peu le fils d’Hitchcock et Chaplin. C’est un cinéma très réfléchi et spectaculaire avec un amour des hommes qui me touche infiniment. C’est la porte qui m’a ouvert au cinéma asiatique de tous les genres.
Après, quand j’ai commencé à écrire pour les Cahiers du cinéma, j’ai eu une expérience extraordinaire : un voyage à Hong Kong en août 1989. C’était un voyage de presse organisé par un distributeur qui sortait en France Histoire de Fantômes chinois. J’ai découvert cette ville qui n’a pas changé malgré tout ce qu’on m’en a dit et j’ai vu le XXIe siècle avant l’heure. Le deuxième choc, c’était la liberté de création absolue des gens. C’est là que j’ai vu un petit film en douce qui s’appelait The Killer. Et je me suis dit qu’il se passait là vraiment quelque chose. C’était très excitant parce que j’avais vu cette année-là à la semaine de la critique As Tears Go By, le premier film de Wong Kar-wai. Je me souviens que j’arpentais la croisette en citant constamment son nom et tout le monde pensait que j’étais allumé (rires). Ça n’intéressait personne à l’époque. Cette découverte du cinéma de Hong Kong était géniale.
La critique française a très vite adoubé le cinéma japonais et a toujours eu beaucoup plus de mal à se positionner envers le cinéma hongkongais. Comment l’expliquez-vous ?
Parce que le cinéma hongkongais est comme Hong Kong. Il est hybride et multiple. Il emprunte à beaucoup de choses : à l’opéra chinois, au film noir américain, au fantastique, au cinéma muet de Buster Keaton… C’est un cinéma très impur qui a construit sa propre culture et est donc fatalement de niche. Mais c’est ça qui est excitant. Ce qui m’avait frappé à l’époque, c’était les extrêmes dans lesquels il allait. Chez John Woo, on a l’extrême violence et l’extrême romantisme. Ce qui est intéressant aussi avec John Woo, c’est qu’il est catholique. Il y a un multiculturalisme à Hong Kong, un mélange d’esprit qui fait que le cinéma est très complexe. Et il était difficile d’accès en France dans les années 1980-90.
Par la suite, j’ai découvert la nouvelle vague taïwanaise. C’était une autre école mais tout aussi fascinante. Autant Hong Kong a inventé un cinéma impur, politique, engagé, déconnant, autant à Taïwan, il y a quelque chose de très pur et introspectif. La volonté de faire un cinéma chinois sans la Chine, affranchi d’un regard politique chinois. Cette pureté du cinéma taïwanais est aussi politique que l’impureté du cinéma hongkongais.
Que pensez-vous du paysage cinématographique asiatique actuel ?
Hélas, j’en ai un peu perdu le fil. J’ai suivi l’évolution de Wong Kar-wai. J’ai un peu regardé ce qui se passe à Taïwan et en Corée. C’est assez fascinant ce qui se passe là-bas. Ce sont à chaque fois des cinémas de pays frontaliers. C’est un cinéma de crise et d’urgence que nous n’avons plus dans nos pays occidentaux.
Vous voyez-vous tourner à Hong Kong dans le futur ?
Ce serait mon rêve ! J’ai une idée de film qui serait parfait à Hong Kong. On verra si ça se concrétise. J’avais également rendu hommage au cinéma de Hong Kong dans le scénario que j’ai écrit pour Nuit Blanche. C’était ma réponse au cinéma de Johnnie To et John Woo.
Propos recueillis par Arnaud Lanuque à Hong Kong

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A propos de l'auteur
Installé à Hong Kong depuis trois ans, Arnaud Lanuque est spécialiste du cinéma hongkongais et le correspondant local de la revue "L'Ecran fantastique". Il est aussi le gestionnaire du Service de coopération et d'action culturelle au Consulat de France à Hong Kong.