Environnement
Entretien

L'Inde, "laboratoire écologique du monde" ?

Des écoliers indiens participent à un programme de reforestation à l’occasion de la journée mondiale de la Terre (Earth Day) à Calcutta en Inde, le 22 avril 2015.
Des écoliers indiens participent à un programme de reforestation à l’occasion de la journée mondiale de la Terre (Earth Day) à Calcutta en Inde, le 22 avril 2015. (Crédit : AFP PHOTO / Dibyangshu SARKAR)
L’Inde, avec ses nouveaux riches circulant en voitures air-conditionné, ses rivières gorgées de détritus, ses champs ruinés par les pesticides et ses rues pavées de déchets au pied des nouveaux gratte-ciels, demeure, dans l’imaginaire populaire comme dans une certaine réalité quotidienne, un pays incarnant l’impossible réconciliation entre l’industrialisation massive et l’écologie. Et pourtant. Malgré cette image peu glamour, l’Inde fourmille aussi d’innovations originales et réussies en matière d’économie solidaire et de développement écologique et environnemental. Des innovations qui sont facilement adaptables dans d’autres pays du monde, comme l’analyse Bénédicte Manier dans son dernier ouvrage, Made in India, le laboratoire écologique de la planète.

Entretien

Bénédicte Manier est une journaliste française spécialisée sur les questions sociales et de développement. Elle est l’auteur de nombreux travaux sur l’Inde, dont l’Inde nouvelle s’impatiente (éditions Les Liens qui libèrent, 2014), Quand les femmes auront disparu : l’élimination des filles en Inde et en Asie (La Découverte, 2006) et Made in India, le laboratoire écologique du monde, paru en 2015 aux Editions Premier Paralèlle (155 pages, 14 euros, 5,99 euros en version numérique).

Dans ce dernier ouvrage, Bénédicte Manier décrit de jeunes urbains éduqués qui se motivent via les réseaux sociaux pour nettoyer et se réapproprier leur voisinage, ou bien encore ces ingénieurs indiens qui développent de nouveaux procédés de reboisement ou de télémédecine rurale. Mais l’auteur montre également que de nombreuses techniques de préservation et conquête écologique, qu’il s’agisse de l’agriculture, de la reforestation ou du traitement des eaux, proviennent des espaces ruraux et de communautés pauvres, peu éduquées. Ces dernières réussissent néanmoins à améliorer leur mode de vie et à développer sur le long terme des bonnes pratiques environnementales et sociales pour tous. A l’heure où le Premier ministre Narendra Modi défend l’idée d’une réparation climatique financière auprès des pays occidentaux, les solutions à la crise climatique pourraient bien être juste sous ses yeux.

Bénédicte Manier, journaliste.
Bénédicte Manier, journaliste. (Crédit : DR)
Comment avez-vous sélectionné les projets, les innovations de ce « tour de l’Inde écologique » ?
Pour choisir dans cette multitude de réalisations écologiques ou sociales, j’ai retenu les initiatives ayant valeur de démonstration, parce qu’elles ont changé la vie de centaines de milliers de personnes, comme dans ces territoires métamorphosés par l’agriculture bio, la permaculture ou le recueil des pluies. J’ai aussi sélectionné les réalisations transposables ailleurs, comme les opérations zéro déchet, les plantations d’arbres ou les réseaux de santé solidaire. Enfin, j’ai souhaité montrer les initiatives partagées avec d’autres pays. L’ONG Digital Green, par exemple, diffuse des solutions agricoles de l’Inde à l’Afrique, tandis que le Barefoot College forme des villageoises à la technologie solaire, en Inde et dans six pays africains.
Vous évoquez des innovations mises en place par des créateurs issus de classes sociales différentes, qui cherchent à les diffuser auprès de communautés locales, comme par exemple le Sadhana Forest, mais aussi à l’international. Quelles sont les difficultés rencontrées sur le terrain par ces innovateurs ?
Le principale difficulté est sans doute au début de mobiliser en faveur de l’environnement. Au départ, on trouve souvent un homme, ou un petit groupe, qui commence à agir seul. Dans le Rajasthan, Rajendra Singh a creusé lui-même un premier bassin de rétention des pluies, avant que des centaines d’habitants, convaincus par ce premier résultat, ne viennent l’aider. Ensemble, ils ont construit un vaste système de collecte des pluies qui donne de l’eau potable à 700 000 habitants et a restauré l’écosystème du district d’Alwar, aujourd’hui une belle exception verte dans cet État aride.
De même pour Aviram Rozin, de l’ONG Sadhana Forest : il a d’abord planté des arbres seul, avant de demander l’aide de volontaires. Ils sont aujourd’hui 1 200, venus de plus de 50 pays et ont reboisé 28 hectares près de Pondichéry, avant d’essaimer à Haïti et au Kenya. Mais au départ, ces écologistes isolés ont juste eu raison trop tôt…
District d'Alwar, dans le Rajasthan au nord de l’Inde. Grâce au recueil des pluies, des rivières qui avaient disparu se sont remises à couler.
District d'Alwar, dans le Rajasthan au nord de l’Inde. Grâce au recueil des pluies, des rivières qui avaient disparu se sont remises à couler. (Copyright : Bénédicte Manier)
Dans le district d’Alwar au Rajasthan, le recueil des pluies a régénéré les terres agricoles, qui fournissent trois récoltes par an.
Dans le district d’Alwar au Rajasthan, le recueil des pluies a régénéré les terres agricoles, qui fournissent trois récoltes par an. (Copyright : Bénédicte Manier)
Existe-t-il aujourd’hui des volontés et des projets pour mieux fédérer ces entreprises d’économie sociale qui semblent bien isolées ?
Les grassroots initiatives indiennes sont à l’image des millions d’autres qui émergent partout dans le monde : elles sont relativement peu coordonnées dans le pays-même. Mais elles s’organisent en réseaux internationaux. Greenway Grameen, par exemple, l’entreprise sociale qui fabrique en Inde des poêles de cuisson écologiques, qui réduisent les émissions de CO2, a co-fondé la Global Alliance for Clean Cookstoves. Ce réseau a déjà équipé 20 millions de familles dans huit pays (Bangladesh, Chine, Kenya, Nigeria…) avec un impact positif sur la vie des femmes et des fillettes (elles réduisent les corvées de bois et les fumées nocives). Son objectif est d’équiper 100 millions de familles d’ici 2020. Idem pour les femmes waste pickers de Pune, qui mettent en œuvre le zéro déchet : elles ont contribué à la création de l’Alliance mondiale des récupérateurs, qui promeut le zéro déchet dans 31 pays d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine. D’autres acteurs du changement, comme les permaculteurs ou les entrepreneurs sociaux sont eux aussi organisés en réseaux internationaux.
Vu l’attitude plutôt hostile du gouvernement indien actuel vis-à-vis de la société civile verte (retrait du soutien aux ONG, activistes environnementaux agressés), ces initiatives locales peuvent-elles perdurer sans l’appui des pouvoirs publics ?
Cette année, 13 000 ONG ou institutions ont vu leur autorisation de recevoir des subventions étrangères suspendue, ce qui freine fortement leur action. Greenpeace India, qui s’oppose aux OGM, au charbon et au nucléaire, est la plus visée et elle se bat maintenant au plan judiciaire et financier pour continuer d’exister. Mais les plus fortes pressions viennent, depuis des années, de groupes privés, pour lesquels l’industrialisation du pays représente d’énormes intérêts. Plusieurs populations tribales ont été expulsées de force de leurs territoires pour exploiter les minerais. Les ONG écologistes s’épuisent dans de longs recours judiciaires contre les projets polluants et sont soumises à un harcèlement qui vise à les décourager. Ou à des menaces : en 2012, l’écologiste Ramesh Agrawal a été blessé par balles parce qu’il se bat depuis 20 ans contre l’implantation d’usines et de mines dans le Chhattisgarh. Certes, il a reçu le Prix Goldman de l’Environnement aux États-Unis l’an dernier, mais en Inde, son combat n’est pas facile. Et résister aux intérêts privés va devenir de plus en plus complexe si les ONG ont moins de moyens.
Cela dit, les initiatives dont je parle n’entrent pas dans le cadre de ces résistances : elles demandent, elles, relativement peu de moyens. Ce sont des réalisations locales de fermiers (agroforesterie, restauration des écosystèmes), de groupes de citoyens (zones zéro déchet, reboisement, réseaux de makers, systèmes de santé solidaire) ou encore d’entrepreneurs sociaux (poêles écologiques, énergie solaire).
N’y a-t-il pas une forme de schizophrénie entre les modes de consommation auxquels aspirent certains Indiens aujourd’hui et leur volonté de s’impliquer dans une démarche « propre » et soucieuse de l’environnement ?
Bien sûr, il y a une forme de schizophrénie. Tout comme en Occident d’ailleurs: beaucoup de jeunes plaident pour l’énergie solaire tout en consommant du high-tech ultra-polluant. Cependant, au sein de la classe moyenne indienne, on discerne aujourd’hui non pas une mutation profonde, mais une évolution. La première génération a réalisé son rêve : un métier d’ingénieur ou de fonctionnaire, un appartement climatisé et une voiture. Mais la deuxième génération de la classe moyenne est plus sensible à l’avenir de la planète. Ce sont les enfants de la mondialisation, qui ont grandi dans la pollution et sont effarés de voir la modernité générer autant de déchets. Et c’est dans cette jeunesse éduquée que se recrutent maintenant les écologistes ou les entrepreneurs sociaux qui luttent contre la pollution des rivières, reboisent, créent des filières d’alimentation bio ou de recyclage des déchets, et développent l’énergie solaire.
Ils sont à la fois très nombreux – il y a en Inde une exceptionnelle densité d’ONG et d’initiatives locales – et minoritaires dans une population qui rêve massivement d’un mode de vie qui a des conséquences sur l’environnement. Le paradoxe est là, dans cette évolution accélérée, où les moins nantis veulent consommer et où une partie de ceux qui consomment déjà sont en train de passer à d’autres valeurs.
Bien sûr, pour le moment, le « développement » reste le concept dominant : toutes les politiques publiques sont tournées vers l’industrialisation et la consommation, ce qui implique toujours plus de pollution. Et d’immenses efforts restent à faire pour gérer les déchets, sauvegarder les ressources naturelles et répandre les pratiques écologiques. Mais, au moins, on sent une nouvelle conscience écologique chez les jeunes urbains.
Voit-on resurgir la pensée de Gandhi à travers les modes d’action et de fonctionnement des innovateurs d’aujourd’hui ?
Le Mahatma n’a sans doute jamais quitté la conscience collective. Mais les dirigeants n’utilisent son icône qu’à des fins politiques et les principes gandhiens ont été totalement marginalisés, dès l’Indépendance, par les impératifs de développement économique. Pourtant, transcrits en termes modernes, ils correspondent à des idées qui gagnent aujourd’hui du terrain : économie frugale et écologique, autosuffisance locale, démocratie participative. Ils cadrent avec le militantisme écologiste actuel et nombre de militants connus se réclament de Gandhi, comme Vandana Shiva, qui lutte contre l’agriculture industrielle et les OGM, Medha Patkar, qui s’est opposée au méga-barrage sur la Narmada. Idem pour Rajendra Singh, l’homme qui a reverdi une partie du Rajasthan, pour Bunker Roy, créateur du Barefoot College, ou pour Elango Rangasamy, champion de la démocratie locale dans le Tamil Nadu.
Sans compter tous ces écologistes anonymes qui aident les communautés rurales à défendre leurs jal, jungle, zameen (eau, forêts, terres), ou qui se lancent dans l’agriculture bio, la permaculture, la reforestation ou l’énergie solaire. Gandhi est présent en filigrane dans toutes ces actions, même s’il n’est pas utilisé comme une figure de ralliement.
Propos recueillis par Clea Chakraverty
A lire, Made in India, le laboratoire écologique de la planète, par Bénédicte Manier, aux éditions Premier Parallèle, Paris, 2015, 155 pages, 14 euros(5,99 euros en version numérique).

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A propos de l'auteur
Clea Chakraverty est une journaliste franco-indienne qui a vécu en Inde de 2006 à 2013. Elle a travaillé pour de nombreux titres tels que La Vie, Les Echos et Le Monde diplomatique ainsi que sur plusieurs documentaires télévisuels. En 2013, elle reçoit la bourse journaliste de la Fondation Lagardère. Elle travaille désormais pour le site The Conversation.