Economie
Reportage

Inde : le défi démocratique des "villes intelligentes"

Dans les rues de Madurai près du temple dravidien de Sri Meenakshi, qui structure cette ville de l’Etat méridional du Tamil Nadu, le 15 janvier 2015. (Crédit : FRILET Patrick / hemis.fr / via AFP)
Dans les rues de Madurai près du temple dravidien de Sri Meenakshi, qui structure cette ville de l’Etat méridional du Tamil Nadu, le 15 janvier 2015. (Crédit : FRILET Patrick / hemis.fr / via AFP)
En plein développement, l’Inde cherche à séduire les investisseurs et compte bien changer son image de pays pauvre et pollué. D’ici cinq ans, 98 « villes intelligentes » ou smart cities pourraient être construites à travers le pays. Pour la première fois, une consultation publique a recueilli les suggestions des citoyens pour construire la ville de demain. Reportage dans le Tamil Nadu à Madurai.
« Nous construirons 100 nouvelles villes, capables grâce aux nouvelles technologies et aux infrastructures, d’adhérer au concept de développement durable et qui seront formées autour de pôles spécifiques. » Telle était la promesse de Narendra Modi, alors candidat aux législatives en Inde. Plus d’un an plus tard, 98 qui ont été choisies, dont 12 au Tamil Nadu, Etat situé à la pointe sud du pays. Les municipalités devront prendre en main ce projet gargantuesque, qui s’étalera sur cinq ans. Un milliard de roupies soit 13,4 millions d’euros viendront soutenir les mairies dans cette tâche.

Ville intelligente, c’est-à-dire ?

Pour les grands travaux, il faudra encore patienter une année avant de définir clairement le concept de « smart city », une expression « fourre-tout » qui change au gré des pays et de leurs attentes. En juin dernier, le gouvernement indien a défini ces villes intelligentes par l’accessibilité aussi bien des transports que des informations pour les citoyens, une connexion wi-fi accessible partout, des infrastructures de base en état de marche, la propreté des lieux de circulation et des espaces verts. En conclusion, une bonne qualité de vie. C’est-à-dire l’exact opposé de ce que sont les petites et moyennes villes telles que Madurai aujourd’hui. Surpeuplée, polluée, freinée par des transports publics vieillissants et handicapée par d’énormes écarts de richesses, cette petite ville du Tamil Nadu compte un peu plus d’un million d’habitants repartis sur 148 km2.

« Au début, Madurai n’était concentrée qu’autour de son temple, et s’est peu à peu étendue au fil des années, raconte S. Balasubramanian, journaliste à Pudur, une commune qui fait partie de l’agglomération de Madurai. Aujourd’hui, certaines personnes vivant à 20 kilomètres d’ici viennent travailler à Madurai. Il faudra donc améliorer les transports, et tout ce qui fait la priorité des habitants. »

Expérience participative

Comment désengorger les principaux axes de circulation? Si le gouvernement indien a défini quelques grands axes, il reste aux citoyens la tâche de définir concrètement ce qu’ils espèrent pour leur ville. « Pour la première fois en Inde, les citoyens de nos villes sont amenés à relever un défi, dans lequel ils pourront contribuer au processus de développement de leur ville », annonçait Narendra Modi lors du lancement de la campagne « smart cities ».

Une conférence s’est donc tenue à Madurai, ouverte au grand public et aux débats. Dans la foule, beaucoup de journalistes et de représentants d’associations locales de résidents. Au micro, le maire de Madurai VV. Rajan Chellappa donne quelques grandes priorités, que sont la gestion de l’eau et la rénovation des toilettes publiques. Dans le public, on rédige les suggestions qui seront évaluées par les consultants désignés par la ville.

L'une des principales rues de Madurai reliant la station de bus au coeur de la ville, dans l’Etat du Tamil Nadu. (Copyright : Audrey Dugairajan)
L'une des principales rues de Madurai reliant la station de bus au coeur de la ville, dans l’Etat du Tamil Nadu. (Copyright : Audrey Dugairajan)

G. Sankari, 53 ans, réside en dehors du centre-ville et même si elle reconnaît quelques améliorations à Madurai, les obstacles à une bonne qualité de vie demeurent. « En dehors du centre-ville, nous n’avons rien pour gérer les déchets qui s’amassent sur le sol. Dans le centre-ville, aux alentours du temple de Meenakshi, lorsqu’il pleut, les rues sont inondées. Rien n’a été fait pour évacuer l’eau qui rentre parfois dans les habitations. » Ce n’est pas mieux pour les moyens de transports : « De nouveaux bus ont été mis en service il y a huit ans, mais la qualité n’était pas bonne, et il n’y en a pas suffisamment le matin. Lorsque les étudiants se rendent à leurs cours, les bus sont trop pleins, et nous devons rester debout. Par ailleurs, il y a beaucoup trop de circulation, et nous avons peur de traverser la rue. Je suis âgée, je ne peux pas marcher vite. »

Autre dossier urgent pour les habitants de Madurai : en finir avec les lourdeurs et le flou bureaucratiques. Vijay Kumar, 34 ans, y voit le principal obstacle à tout projet de ville intelligente. « Lorsqu’il faut se rendre au Madurai Corporation pour obtenir n’importe quel document, nous ne savons pas vraiment à qui s’adresser, déplore-t-il. On doit parfois attendre plusieurs heures sans pour autant obtenir quoi que ce soit. Nous espérons vraiment que la ville devienne une smart city. Si tout est fait par ordinateur, il n’y aura plus ou en tout cas beaucoup moins de corruption. »

S’adresser directement aux habitants de la ville à l’occasion d’une conférence participative, voilà une pratique nouvelle qui a encore besoin de se rôder. C’est l’avis de Pandya Rajan, rédacteur en chef du quotidien local Thai Tamil Nadu. « Il n’y a pas vraiment d’études sur ce genre d’expérience, explique-t-il. Le but était surtout d’ouvrir le débat au plus grand nombre. »

Pour ceux qui n’auront pas pu être présent lors de la conférence, il restera encore une semaine pour faire part de leurs idées, avant que le rapport final ne soit envoyé au gouvernement central. C’est sur cette base que les « smart cities » pourront être construites, selon la stratégie officielle.

E-gouvernance et ville propre

Le projet de « ville intelligente » vient compléter la volonté du Premier ministre de changer l’image du pays. « Il ne s’agit que de la première phase, précise Pandya Rajan. La priorité est de savoir comment améliorer la qualité de vie dans ces villes. Plusieurs projets sont imbriqués dans cette campagne. » Parmi eux, l’Atal Mission for Rejuvenation and Urban Transportation doit accorder des fonds à 500 villes, afin d’améliorer la qualité de vie des urbains en construisant notamment des parcs, en améliorant la gestion de l’eau ou en facilitant les transports. Pour ce faire, les mairies recevront 50 000 millions de roupies. Ces fonds viendront se cumuler à deux projets nationaux : la Swacch Bharat Mission qui encourage les citoyens indiens à nettoyer les espaces publics, et Digital India pour moderniser la gouvernance des villes via Internet et les nouvelles technologies. L’ensemble est ambitieux, mais là encore ce seront aux mairies de tout mettre en oeuvre.

Parmi ces grands chantiers, revenons sur l’informatisation des données. Aujourd’hui à Madurai, la naissance d’un enfant ou un acte de mariage sont conservés en version papier. Impossible donc pour le gouvernement central d’y avoir accès ou de savoir si les documents sont des originaux. Narendra Modi a donc souhaité l’informatisation des données d’état-civil à la fois pour lutter contre la corruption et pour que la capitale indienne contrôle mieux les provinces éloignées. « Le but de la manœuvre est de supprimer l’intermédiaire qui aide à faire les démarches en prenant un maximum de commission, précise Pandya Rajan. Tout devrait être facilement réalisable par ordinateur. »

Mais le changement prendra du temps. « Beaucoup de gens à Madurai n’ont pas accès à la technologie, souligne le journaliste. Parmi les pistes de travail, des centres informatiques pourraient être construits pour réaliser toutes les démarches administratives en ligne. »

L’autre chantier majeur est la gestion des déchets et l’hygiène publique. Madurai possède déjà un centre de tri, mais il pourrait être rénové et amélioré dans les prochaines années. Pour l’heure, la mairie réfléchit à la gestion des eaux usées et à la rénovation des toilettes publiques. Aux yeux du reporter S. Balasubramanian, « il faut commencer par les besoins prioritaires de la ville : l’accès aux soins, l’amélioration du réseau routier, entre autres. Ce n’est qu’une fois tous ces problèmes résolus que nous pourrons penser aux énergies vertes. Madurai ne va pas devenir ultra-moderne en un jour ! »

S’il n’est pas exclu que les touristes étrangers et les investisseurs se pressent dans ces nouveaux centres, amenant leurs flux de travailleurs, ce n’est pas la seule priorité du gouvernement. « L’objectif est surtout de désengorger les grands centres comme Delhi ou Bangalore dans le Sud en réorganisant le réseau de transport autour de ces nouvelles villes intelligentes. Toutes ces villes devraient être interconnectées », explique S. Balasubramanian.

La ministre-chef de l’Etat du Tamil Nadu, J. Jayalalithaa lors d’un meeting électoral à Tirunelveli le 11 avril 2014. (Crédit : The Times of India/ K Antony Xavier)
La ministre-chef de l’Etat du Tamil Nadu, J. Jayalalithaa lors d’un meeting électoral à Tirunelveli le 11 avril 2014. (Crédit : The Times of India/ K Antony Xavier)

Une entente cordiale entre le centre et les Etats indiens

C’est la première fois que les gouvernements des Etats indiens vont travailler en étroite collaboration avec le gouvernement central, pour un projet qui s’étendra sur plusieurs années. Une période de cinq ans où des relations devront se tisser entre le centre et les provinces. L’Inde est divisée en différents Etats, parfois très éloignés de la capitale et au jeu politique différent. Le Tamil Nadu, gouverné par le parti politique AIADMK, est isolé à la fois géographiquement mais également par le Tamil, langue dravidienne officielle de cet Etat. Dans cette partie de l’Inde où l’hindi est très peu ou pas parlé, on ne s’interesse guère à la politique nationale. Sur l’échiquier politique local, l’AIADMK , actuellement au pouvoir, est le parti majoritaire, tandis que le BJP – le parti de Narendra Modi – et le Congrès, son opposition, sont très peu représentés. Ici pas de combat politique entre les deux adversaires politiques, principaux acteurs au Parlement de Delhi, et donc aucune victoire politique à récolter non plus pour ces deux partis.

Si le Tamil Nadu s’est réjoui de la nomination pour le projet smart cities de 12 de ses villes, il n’en reste pas moins sur ses gardes sur le plan politique. Dans cet Etat, la chef du gouvernement local, J. Jayalalithaa est une personnalité à part sur la scène politique indienne. Obligée de démissionner à cause de poursuites judiciaires pour corruption, elle a bénéficié d’une relaxe spectaculaire ; ce qui lui a permis d’être candidate aux prochaines élections locales en 2017. Comment verra-t-elle le projet de smart cities voulu par Modi ? Si le projet est un succès, les honneurs ne reviendront-ils pas au Premier ministre ? Réponse après les élections.

Audrey Durgairajan à Madurai (Tamil Nadu)

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A propos de l'auteur
Audrey Durgairajan est journaliste indépendante en Inde, et collabore avec différents médias Français (Ouest-France, Rue 89) et Indiens (Indes Magazine). Lorsqu’elle n’est pas en reportage, elle forme les étudiantes de License Journalisme et Communication de Madurai (Tamil Nadu).