Environnement
Analyse

Le Tibet sous le poids des barrages chinois

Photo non datée du Canyon Jiacha sur le fleuve Yarlung Tsangpo au Tibet, où le projet de barrage hydroélectrique est en train d’être construit par la Chine. (Crédit : Shui xiaojie / Imaginechina / via AFP)
Rien n’est trop grand pour la Chine. Et quand les provinces chinoises ne suffisent plus, Pékin poursuit ses projets pharaoniques jusqu’aux contreforts du pays. En témoignent, les projets de construction de grands barrages dans la Région autonome du Tibet. Une manière de rassasier les mégalopoles chinoises boulimiques en énergie, mais aussi de maintenir la vitalité de la croissance économique. Une « croissance verte », promet le plus grand pollueur au monde, oficiellement résolu à réduire ses émissions de CO² par unité de PIB de 60% à 65% par rapport à 2005, et à les plafonner d’ici 2030.
Comment la Chine compte-t-elle procéder ? En réduisant sa consommation d’énergies fossiles et en augmentant la part d’énergies renouvelables – en l’occurrence, l’énergie hydraulique. L’enjeu est de taille : Il s’agit rien de moins pour Pékin que de multiplier par plus de 2,5 ses capacités hydroélectriques d’ici à 2030, pour parvenir à 568 GW.
Sur le papier, la « croissance est verte » et les sources d’énergies sont « propres » comme les neiges éternelles des monts sacrés des plateaux tibétains. Après tout, la Chine n’est-elle pas déjà la championne des énergies renouvelables, avec plus de 80 000 barrages sur son territoire (dont 22 000 « grands » barrages) ? La multiplication des centrales hydroélectriques comme solution à la pollution qui fait tousser les grandes villes de l’Ouest chinois, l’eau pour produire de l’électricité et éliminer progressivement le charbon, est un projet séduisant.
Mais attention, disent les spécialistes : 80 % des rivières et des lacs en Chine sont en voie de tarissement ! Pékin manque d’eau pour ses barrages, et pour y remédier, les autorités communistes visent désormais les fleuves du Tibet, à l’écosystème particulièrement fragile. Question : le « toit du monde » va-t-il s’écrouler sur une Chine en perpétuelle quête d’énergies, et cela avant que le « rêve chinois » ne se réalise ?

Contexte

La dynastie des Qing ne s’est pas trompée en appelant le Tibet « Xizang », autrement dit « le trésor de l’Ouest » en mandarin. Les caractères chinois révèlent ici une réalité concrète, puisque les riches sous-sols tibétains renferment 126 minéraux différents tels que le fer, la chromite ainsi que d’importants gisements de cuivre et d’or. Sans parler du lithium, élément indispensable aux batteries de nos tablettes électroniques et de nos téléphones portables. Le Tibet est riche, ce qui n’empêche pas la région d’être sous perfusion chinoise depuis les années 1960.

La région autonome du Tibet est en effet le territoire de la grande Chine le mieux doté en subventions directes. Une situation qui pourrait sembler paradoxale lorsque l’on mesure le niveau de vie des populations. L’indice de développement humain au Tibet était en effet le plus bas de l’ensemble des provinces chinoises en 2010 (dernières données en date).

Pourquoi un tel décalage ? L’une des raisons est liée à la nature des investissements destinés essentiellement au développement des infrastructures : Autoroutes, lignes ferroviaires, gazoducs ou encore, projets de câblage électrique à distance. L’objectif étant ici de contribuer au développement du grand Ouest chinois, avec des infrastructures mais aussi des salaires nettement moins élevés que sur la côte est. Dans un tel contexte, la planification de nouveaux barrages au Tibet, très confidentielle, permet de s’interroger sur les réels bénéficiaires du projet.

Projets de barrages en cascade

Le 13 octobre 2015, le groupe d’Etat chinois Gezhouba annonce en fanfare l’achèvement du barrage « Zangmu ». Ce dernier fait partie des 10 centrales hydroélectriques en construction sur les fleuves Nu et Yarlung Tsangpo (ou Tsangpo). Cette fois c’est sûr, pour la presse officielle, c’en est bientôt terminé des pénuries d’électricité au Tibet ! Du coup, c’en est finit aussi de la liberté du fleuve. Il y a cinq ans encore, le cour du Tsangpo était le dernier à rester vierge et sans interruption parmi tous les grands fleuves de Chine. Le voilà désormais entravé par le « Zangmu », à ce jour le plus grand barrage au Tibet. Ce monstre de béton de 116 mètres de haut (l’équivalent d’un bâtiment de 4 étages) et de 388 mètres de longueur, sera bientôt rejoint par 5 barrages supplémentaires, dans un enchaînement en cascade.
Le projet semble aujourd’hui disproportionné par rapport aux besoins des populations. La consommation d’électricité par habitant au Tibet était évaluée à environ 1000 kW/h en 2013, alors que le barrage « Zangmu » doit permettre de générer à lui-seul 2,5 milliards de kW/h d’électricité par an. Qu’à cela ne tienne ! le Tibet détiendrait près de 30 % du total des ressources hydroélectriques nationales, et le régime chinois envisage la mise en place d’un autre barrage colossal sur la grande boucle du fleuve Tsangpo, juste avant son entrée en Inde où il est rebaptisé Brahmapoutre. Si ce projet voit le jour, il s’agira alors de la plus grande centrale hydroélectrique de l’histoire humaine. Un projet digne des pharaons de près de trois fois la taille du plus grand édifice fluviale au monde, le célèbre barrage des Trois Gorges sur le Yangzi, dans la province du Hubei.
Pour Zhang Boting, secrétaire général adjoint de la Société chinoise pour l’ingénierie hydroélectrique, le barrage permettra « d’éviter le rejet de 200 millions de tonnes de carbone chaque année. (…) Pour le bien-être général, toutes les sources d’eau qui peuvent être développées, doivent l’être. » Une certitude contestée par de nombreux spécialistes qui jugent les coûts environnementaux, sociaux et économiques excessifs en regard des gains attendus.

Réchauffement climatique et inondations

Puisant sa source dans les neiges éternelles, le Tsangpo se dirige d’abord à l’Est sur environ 2200 km en direction du sud du Tibet, avant de traverser le nord-est de l’Inde puis d’arriver au Bangladesh. Perché à une altitude moyenne de 4000 mètres, c’est le système fluvial le plus élevé au monde. Il traverse la préfecture Nyangchi, la zone la plus riche en biodiversité du plateau tibétain, et continue en formant la boucle la plus raide et la plus profonde au monde – deux fois plus profonde que le Grand Canyon aux Etats-Unis. Ce qui n’empêche pas le plateau tibétain d’être soumis au réchauffement climatique avec des hausses de températures supérieures à la moyenne mondiale. Un fait alarmant pour une région aussi vaste que l’Europe occidentale et qui détient la plus grande réserve d’eau douce au monde en dehors du pôle Nord et du pôle Sud, ce qui lui a valu le surnom de « troisième pôle ».
Le réchauffement accélère la fonte des glaciers, libérant plus d’eau dans les rivières à certains moments de l’année. Quand ce phénomène vient s’ajouter à de fortes précipitations pendant la mousson, et au débordement les lacs glaciaires, il peut conduire à des inondations brutales. En avril 2000, un glissement de terrain a ainsi déplacé d’énormes plaques de glace, allant jusqu’à endiguer un affluent du Yarlung Tsangpo. Avant que les autorités chinoises ne parviennent à évacuer l’eau en surplus, un barrage instable a fini par céder. C’était en juin 2000, l’incident à causé d’importantes inondations dans les États indiens du nord-est de l’Arunachal Pradesh et certaines parties de l’Assam. Bilan : 30 morts, 100 disparus et plus de 50 000 sans-abri.

Risques sismiques

Les barrages viennent ainsi ajouter un poids supplémentaire à l’eau et aux sédiments dans une zone qui est située sur une faille sismique. « Le lit du Yarlung Tsangpo est littéralement situé à l’endroit où les continents indien et eurasien se heurtent, explique Gabriel Lafitte, spécialiste des mines et des politiques environnementales de la Chine au Tibet. On oublie trop souvent que la collision est toujours en cours. »
L’Himalaya et le plateau tibétain sont des régions sujettes aux tremblements de terre, ce qui rend la construction des grands barrages risquée. Cela est encore plus vrai sur la « grande boucle » du fleuve, où un tremblement de terre est annoncé comme imminent. La rupture de l’un des barrages provoquerait la libération soudaine de l’eau stockée, créant une vague de tsunami à effet domino dont il est difficile de prévoir l’ampleur des dégâts.

Une « fausse » énergie verte

Bien qu’ils soient présentés comme une source d’énergie propre, les barrages hydroélectriques produisent eux aussi des gaz à effet de serre. Dotés de grands réservoirs pour retenir l’eau, ils renferment une végétation stagnante. Cette dernière se décompose et dégage du méthane. Un processus qui va à l’encontre des efforts de réductions d’émissions de CO2. Des études montrent également la présence de métaux lourds dans les sédiments de la rivière en amont du barrage « Zangmu ».
Ces relevés effectués dans la vallée Gyama, située à 60 km à l’est de Lhassa seraient liés aux lavages de minerai circulant et non traités, issus de l’activité minière. L’accumulation de sédiments toxiques peut donc nuire au bon fonctionnement du barrage, à l’écologie de la rivière et plus généralement à la biodiversité du fleuve. Depuis l’achèvement du barrage des Trois Gorges sur le fleuve Yangzi, la population de carpes a ainsi diminué de 90 %. Le même sort pourrait attendre le dauphin d’eau douce sur le côté indien du fleuve, le Brahmapoutre, suite à la construction de barrages en cascade.

Dégradation des modes de vie traditionnels

La grande crainte des Tibétains c’est qu’à cette pluie de barrages s’ajoute l’intensification de l’exploitation minière. Un désordre dans l’harmonie naturelle qui viendrait déranger « Nagas » et « Lu », les esprits de l’eau selon les croyances traditionnelles. Nyima Tsering, un moine du temple de Jokhang à Lhassa, déplore ainsi la contamination de la rivière Lhassa qu’il avait l’habitude de boire.
Tsering Woeser, poétesse tibétaine et bête noire du régime chinois, décrit de son côté la perte des habitudes sociales et la destruction de la culture traditionnelle. Près du village Gyama, raconte la poétesse, « la disparition de l’eau potable a contraint les habitants à se servir d’un ancien pipeline situé dans une zone isolée et difficile d’accès à l’arrière de la montagne. Leur récolte d’orge dans les hauts plateaux a nettement diminué et l’herbe pour les pâturages des animaux a été contaminée. »
Les traditions pastorale ont pourtant participé pendant quatre mille ans à préserver les prairies des hauts plateaux, qui représentent 60 % des terres de la région. Pour leur survie, l’élevage de yaks est essentiel à la construction de l’habitat traditionnel, aussi bien qu’à l’approvisionnement en nourriture et en énergie avec l’utilisation du fumier.

Gigantesques transferts d’électricité

La construction des barrages sur le Yarlung Tsangpo soutenue par Pékin a également conduit à un afflux de travailleurs chinois Han. Leur arrivée a encouragé l’installation d’entrepreneurs migrants Han au Tibet. Cette nouvelle population vit désormais aux côtés des Tibétains forcés de s’adapter à la vie urbaine dont ils n’ont aucune expérience. De même, le mode de vie des nomades est menacé lorsqu’il se trouve confronté à la construction des grands barrages et à l’activité minière. C’est le pot de terre contre le pot de fer.
Gabriel Lafitte dénonce ici l’imposition par la Chine d’une « vision unique de la modernité scientifique » permettant « d’augmenter la rentabilité des terres tibétaines, et allant jusqu’à limiter la mobilité des Tibétains et de leurs troupeaux, pour finalement mener à leur exclusion dans la plupart des meilleures terres de pâturage du Tibet oriental ». Sous couvert d’amélioration des conditions de vie au Tibet, les barrages permettent un immense transfert d’électricité vers l’est de la Chine, au bénéfice des grandes villes comme Shanghai, maximisant ainsi le développement national.

Le rêve chinois à tout prix

« Quel est le rêve chinois ? », demande Xi Jinping, au Congrès du Parti communiste en 2012. Le président connaît déjà la réponse. Il s’agit, dit-il, de « réaliser le grand renouveau de la nation chinoise, qui est (…) le plus grand rêve de notre nation dans l’ère moderne. Et nous n’avons jamais été aussi proches de son accomplissement dans notre histoire ». A la poursuite de ce rêve, la Chine est résolue à « achever une révolution industrielle en un peu plus de deux décennies, soit ce que la Grande-Bretagne a effectué en presque deux siècles », a déclaré l’homme politique britannique John Bercow.
Cette révolution exige des sacrifices environnementaux que la Chine a accepté de faire. « 80% des rivières et des lacs du pays sont en voie de disparition, rappelle la journaliste et militante Dai Qing. 60 % de l’eau dans sept grands fleuves est aujourd’hui nocive pour l’être humain. Un tiers des terres est contaminé par les pluies acides. Deux tiers des prairies sont désertiques et la plupart des forêts ont disparu. Et parmi les 20 villes les plus polluées au monde, 16 se trouvent en Chine. »

« Secret d’Etat »

Dans cette vague de modernisation et de « croissance verte », la Chine précipite l’exploitation du Yarlung Tsangpo. Or l’achèvement récent du barrage « Zangmu » n’a pas été suivi de la publication d’un rapport d’évaluation incluant l’opinion de l’ensemble des parties prenantes. Pékin peut en effet appliquer le « secret d’État » à toute construction jugée indispensable au rêve chinois, même si le chantier contredit les normes environnementales. Car la médaille a forcément son revers.
L’achèvement de la ligne Qinghai – Tibet en 2006 a permis de transporter 90 000 touristes chinois sur le toit du monde en une vingtaine de jours. Dans le même temps, si la politique « d’ouverture vers l’Ouest » vise effectivement à faire du Tibet une destination touristique, elle conduit aussi à la hausse des prix des aliments de base, notamment de la viande et des légumes. Elle contribue également à mettre davantage de pression sur la main-d’œuvre faiblement qualifiée.

Un barrage dans les relations sino-indiennes ?

On l’a compris, la construction de la centrale hydraulique de « Zangmu » a suscité quelques critiques en Chine. Elle a provoqué aussi de vives réactions du côté indien du fleuve. Rallongeant la liste des contentieux historiques entre l’Inde et la Chine, les barrages sur le Yarlung Tsangpo / Brahmapoutre alimentent les tensions. New Delhi craint que Pékin n’envisage de détourner l’eau du Tsangpo pour résoudre la pénurie d’eau dans le nord de la Chine.
En 2002, la Chine a en effet lancé le projet Sud-Nord de dérivation (voir notre article sur le sujet), le plus grand projet de transfert d’eau dans le monde à ce jour. Le plan approuvé officiellement devait relier le fleuve Yangzi au Huai, et le fleuve Huai au fleuve Jaune sous la forme « de quatre lignes horizontales et de trois lignes verticales » (Siheng sanzong en chinois). Les routes orientales et centrales du projet sont maintenant terminées, mais la route de l’Ouest constituée de plusieurs segments, reste incertaine. C’est en effet la partie la plus difficile techniquement et la moins rentable du projet.
Or on sait aujourd’hui qu’en plus du canal occidental, figurait également le projet d’une « grande route de l’Ouest » comprenant le Yarlung Tsangpo. L’idée effraie les autorités indiennes, car un tel détournement entraînerait forcement une réduction de l’arrivée d’eau dans l’Etat de l’Arunachal Pradesh, au nord de l’Inde. Des récriminations vite balayées par Pékin, sachant que le gouvernement indien a approuvé et planifié plus de 100 barrages dans une région tout aussi riche sur le plan de la biodiversité, et tout aussi vulnérable aux tremblements de terre.

La nécessité d’une révolution conceptuelle

Au-delà de ces querelles de voisinage, c’est tout le problème de l’eau, considérée comme un bien et non comme une partie essentielle d’un écosystème intégré dans des relations complexes, qui est à repenser. Imaginer les barrages comme une solution verte aux besoins de développement de la Chine est un pari risqué. Pékin entend réduire ses émissions de CO2 par unité de PIB de plus de 60 % par rapport à 2005. L’objectif est ainsi d’augmenter les capacités hydroélectriques de 216 GW en 2010 à 568 GW d’ici à 2030. Mais n’y a-t-il pas d’autres énergies à développer pour le Tibet ?
Une croissance durable ne peut faire l’économie d’un dialogue et d’une réflexion transparente avec les populations et les experts. Sur ce plan, certains avancent la solution de l’énergie solaire. Le plateau tibétain arrive juste derrière le Sahara en terme d’ensoleillement annuel, et la Chine est le premier producteur de panneaux solaires dans le monde. Une énergie avantageuse pour les nomades tibétains qui pourraient capter l’énergie du soleil en conservant leur mobilité, élément clé d’une culture ancestrale.
Sarah Margono Samsudin et Razali Samsudin

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A propos de l'auteur
Expert en développement durable et environnement avec une prédilection pour la question de l’eau. Il a été formé dans les instituts de Dauphine à Paris et Imperial Collège à Londres. Animé par la recherche de solutions durables nouvelles, il aborde les questions d’économie circulaire, de technologies environnementales et d’éco-tourisme. Il a notamment travaillé au Forum for the Future à Londres et à Greenpeace à Jakarta.
Experte en relations internationales et spécialiste des enjeux de développement (particulièrement en Asie du Sud-Est). Elle a été formée dans les instituts de la School of Oriental and African Studies (SOAS) à Londres et de l’INALCO à Paris. Engagée dans la problématique de développement humain, elle a notamment travaillé pour le think-tank Center for Strategic and International Studies et le Programme des Nations Unies pour le Développement à Jakarta.