Economie
Expert - Le Poids de l’Asie

L’Asie vue de Lima… ce n’est plus le Pérou

Une ouvrière chinoise sur une ligne de production de fil de laine pour l’exportation ans les pays d’Asie du Sud-Est, dan sune usine textile de Huabei dans la province chinoise côtière de l’Anhui, le 28 août 2015. (Crédit : Xie zhengyi / Imaginechina / via AFP)
Une ouvrière chinoise sur une ligne de production de fil de laine pour l’exportation ans les pays d’Asie du Sud-Est, dan sune usine textile de Huabei dans la province chinoise côtière de l’Anhui, le 28 août 2015. (Crédit : Xie zhengyi / Imaginechina / via AFP)
A la conférence de Lima, le FMI et la Banque Mondiale ont publié leurs prévisions pour l’économie mondiale (World Economic Outlook) et pour l’Asie de l’Est (East Asian update). Des prévisions qui confirment que les perspectives publiées en avril pêchaient par excès d’optimisme. C’est également le cas de celles-ci.

Une croissance mondiale « médiocre »

En 2015, selon le FMI la croissance de l’économie mondiale sera « médiocre », avec le taux le plus faible (+ 3,1%) depuis 2008. Si l’Asie émergente restera la plus dynamique, le FMI et la Banque ont revu à la baisse leurs prévisions pour cette année tout en prévoyant une amélioration l’année prochaine.
Tableau : révision des taux de croissance en Asie pour 2015 et 2016 par le FMI et l'OMC.
Tableau : révision des taux de croissance en Asie pour 2015 et 2016 par le FMI et l'OMC.
Les baisses concernent la Birmanie (2 points de croissance en 2015), la Thaïlande (autour d’un point), les Philippines (0,7 point) et l’Indonésie (0,5). La croissance vietnamienne, révisée à la hausse, sera la plus forte en 2015 avec le Cambodge, le Laos et la Birmanie.

Ces rapports étaient encore sous embargo qu’une moisson de nouvelles amène à s’interroger sur la pertinence de leurs projections. Singapour est techniquement en récession, or la santé de la cité-Etat est très liée à celle des pays de l’ASEAN et de la Chine. Le Japon, lui, est proche de la récession. Si l’on écarte le tourisme, la Thaïlande serait en récession – sa dépendance à ce secteur est dangereuse pour une économie de cette taille. La crise politique grave qui secoue depuis quelques mois la Malaisie vient d’amener la Banque Negara (Banque Centrale) à demander au Procureur Général d’engager une enquête pour corruption sur la gestion du fond étatique d’investissement 1MDB, présidé par le Premier ministre Najib Razak, lui-même soupçonné d’avoir bénéficié d’un virement frauduleux estimé à 700 millions de dollars ; ce climat pèsera sur les résultats du second semestre.

En Corée, la contraction de la consommation des ménages au second trimestre 2015 a conduit le gouvernement à faire pression sur les commerçants pour qu’ils engagent des soldes du « Vendredi Noir » (2 octobre) jusqu’au 14 octobre. Il s’agit de booster la demande domestique pour pallier les conséquences de la chute des exportations (- 6 % sur les huit premiers mois).

Inquiétude chinoise

Alors que les Institutions financières internationales ont revu à la baisse la croissance de plusieurs pays – chiffres maintenus pour la Chine -, la révision de la Banque Mondiale a l’épaisseur du trait. Au cours du débat sur l’économie mondiale à Lima le 8 octobre, répondant à des questions sur la Chine, Christine Lagarde a réitéré la position du FMI : le gouvernement de Pékin gère la transition d’une croissance tirée par l’investissement vers une croissance tirée par la consommation. Cette transition n’est pas un long fleuve tranquille.

Depuis avril, la crise boursière en Chine a touché les petits épargnants et affecté la consommation – la croissance des ventes de détail ralentit, la baisse des ventes de voitures a amené le gouvernement à alléger la fiscalité automobile et à encourager les crédits. Les importations se sont contractées de 18 % (en dollars courants) au cours des huit premiers mois; ce qu’explique en partie l’effondrement des cours des matières premières, provoqué par la baisse de la demande chinoise.

Comment comprendre la position des institutions financières internationales ? Pour des raisons techniques, ces prévisions sont bouclées en juillet et revues dans des circonstances exceptionnelles, étant donné qu’une révision de la Chine oblige en outre à d’autres révisions. Une attitude « politiquement correcte » ? Peut-être, mais davantage « économiquement responsable ». Réviser les taux – sur quelle base ? – risquerait d’aggraver la situation. Le World Economic Outlook évoque néanmoins l’hypothèse d’un atterrissage brutal auquel les autorités réagiraient par un programme de relance reportant à plus tard le rééquilibrage de l’économie.

Pour le FMI, le problème est moins l’économie chinoise – le Fonds ne redoute pas une crise financière – que l’impact de son ralentissement. Il cite un document de travail de la Banque de France dans lequel Ludovic Gauvin et Cyril Rebillard explorent les conséquences d’un atterrissage brutal défini comme une croissance tombant à 3 % par an, car la consommation ne pallie pas la baisse de l’investissement. Bien plus affectés que les pays avancés, les économies émergentes connaîtraient une perte cumulée de croissance de 7,5 points de PIB sur 5 ans et les plus touchées seraient l’Asie du Sud-Est et l’Amérique Latine.

Le fait que les Institutions financières internationales reprennent les taux de croissance publiés par le bureau chinois des statistiques n’empêche pas de les discuter. Elles sont en effet difficiles à concilier avec les indicateurs d’activité – investissement, ventes, consommation d’électricité (mesurée en Mwh) – qui se contractent ; des indicateurs également publiés par le bureau national de statistiques à Pékin.

La fiabilité des statistiques chinoises est depuis longtemps l’objet de débats. Harry Wu et Angus Maddisson estiment qu’entre 1978 et 2003, le taux annuel de croissance a été inférieur de 2 points au taux officiel et ils dénoncent une manipulation – une thèse sévèrement critiquée par Carsten A. Holz. D’autres travaux plus récents, tout en soulignant les progrès et les lacunes des statistiques chinoises – sous-évaluation de près de 15 % du PIB, sous-estimation de l’importance de l’immobilier, mesure de la consommation, données régionales –, ces travaux concluent à l’absence de manipulation et estiment que les données officielles sont dans la fourchette de leur estimation..

Si les statisticiens collectent les bons chiffres et mesurent bien les agrégats, comment se fait-il que les taux de croissance soulèvent tant de question ? Où est l’erreur ? Elle pourrait se nicher dans la transformation des prix nominaux en prix constants. Cette étape indispensable pour mesurer la croissance exige de choisir un « déflateur » rendant compte de la hausse des prix des prix des biens et des services. Ce choix n’a rien de transparent (voir cet article) et il serait confié à cinq personnes. Leur choix d’ un déflateur « politiquement correct » permet de lisser les fluctuations. Cela expliquerait le contraste entre la stabilité du taux de croissance du PIB mesuré en prix constant et ses fortes variations en prix courant. Si le ralentissement de l’inflation explique la convergence de ces deux courbes, depuis deux ans la croissance à prix constant – qui est celle qui fait la une – ralentit beaucoup moins vite que la croissance à prix courant qui a diminué de 5 points.

Graphique : croissance trimestrielle de l'Asie, de 2000 à nos jours.
Graphique : croissance trimestrielle de l'Asie, de 2000 à nos jours.
Le ralentissement de la Chine plombe la croissance de l’Asie, qui a un nouveau moteur : en 2015, l’Inde va sans doute plus vite que la Chine et, selon le FMI et la Banque Mondiale, elle devrait continuer à progresser plus vite en 2016. Ce dépassement sans précédent est mis en avant par le gouvernement Modi. Toutefois, les chiffres de la croissance indienne font l’objet d’un débat en Inde et le gouverneur de la Reserve Bank of India s’est interrogé sur leur pertinence car elles contrastent avec d’autres indicateurs en berne.. Malheureusement pour l’Asie et le reste du monde, l’amélioration indienne ne pallie pas la détérioration chinoise : l’Inde importe quatre fois moins que la Chine.

La panne du commerce mondial

Le commerce mondial n’offre plus les mêmes opportunités pour l’Asie. Jusqu’en 2008, les échanges mondiaux ont longtemps progressé plus vite que le PIB. L’accélération qui a précédé la crise s’est expliquée par l’adhésion de la Chine à l’OMC en 2001, la mise en place des chaînes globales de valeur qui multiplient les échanges de composants. L’Asie est désormais un immense circuit intégré où les flux de composants et sous-ensembles de l’électronique représentent 60 % des échanges régionaux.

En 2009, le commerce mondial (exportations ajoutées aux importations) s’est contracté, pour la quatrième fois depuis 1949. Après une reprise vigoureuse en 2010, la croissance du commerce mondial s’est essoufflée et, rapporté au PIB global, il n’a pas retrouvé le niveau de 2007.

Graphique : croissance du commerce mondial et part du commerce dans le PIB international, de 1949 à nos jours.
Croissance du commerce mondial et part du commerce dans le PIB international, de 1949 à nos jours.
En Asie, ce tassement pourrait être amplifié par les conséquences paradoxales de la multiplication des accords régionaux de libre-échange, qui amènent parfois les entreprises à renforcer leur implantation sur les marchés les plus larges. Ainsi, dans l’automobile, depuis la mise en œuvre de l’Asean Free Trade Agreement, un constructeur peut préférer s’implanter sur le marché indonésien plutôt qu’éparpiller les fabrications selon les pays. Par ailleurs, les ruptures d’approvisionnement, conséquences des catastrophes récentes (Fukushima, inondations de Bangkok) ont révélé aux entreprises les risques provoqués par l’éclatement des chaînes de production. Lesquelles ont ainsi interrompu pendant plusieurs semaines l’approvisionnement mondial de composants, comme les disques durs (40 % de la production mondiale se réalise à Bangkok).

L’évolution des échanges de services (plus modestes que ceux de marchandises) fait apparaître la même évolution : une montée rapide et une stabilisation depuis 2010. Ce mouvement touche également les finances où la lutte contre les paradis fiscaux freine les flux.

La fin du Quantitative easing ?

En avril 2015, on redoutait les effets du redressement des taux d’intérêt par la Fed : soit l’assouplissement quantitatif pour créer du cash et faciliter les prêts bancaires. Ce redressement, craignait-on, aurait pu avoir un impact négatif sur les pays asiatiques endettés en devises ou dont les émissions en monnaie locale avaient été achetées par des investisseurs étrangers. En septembre, la Fed n’a pas relevé ses taux : le débat américain sur l’opportunité de cette décision, la crise boursière chinoise et ses conséquences financières ont contribué à retarder cette décision.

Aujourd’hui, le risque demeure, même si cette hausse a déjà été pour partie « intégrée par les marchés ». En effet, pour la première fois depuis les années 1980, selon l’Institute of International Finance, on a assisté à une sortie nette des capitaux des pays émergents : les entrées ont diminué et les sorties – dont les fuites de capitaux – se sont accélérées.

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A propos de l'auteur
Jean-Raphaël Chaponnière est membre du groupe Asie21 (Futuribles) et chercheur associé à Asia Centre. Il a été économiste à l’Agence Française de Développement, conseiller économique auprès de l’ambassade de France en Corée et en Turquie, et ingénieur de recherche au CNRS pendant 25 ans. Il a publié avec Marc Lautier : "Economie de l'Asie du Sud-Est, au carrefour de la mondialisation" (Bréal, 2018) et "Les économies émergentes d’Asie, entre Etat et marché" (Armand Colin, 270 pages, 2014).
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