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Ventes d’espèces protégées dans le commerce Afrique-Chine

Une femme officier chinoise du service des douanes se tient devant un stock d’ivoire et d’objet en ivoire illégaux saisis en janvier 2014 dans la province du Guangdong
Une femme officier chinoise du service des douanes se tient devant un stock d’ivoire et d’objet en ivoire illégaux saisis en janvier 2014 dans la province du Guangdong. (Crédit : Song Junyu / Imagine China / via AFP).
Corruption, braconnage, trafic et donc blanchiment d’argent, puis vente illicite des espèces protégées, sont des crimes intimement liés. Nombreux sont les rapports sérieux qui décrivent le phénomène de pillage des ressources naturelles. Ils sont rendus accessible sur des sites tels ceux de la CITES, de WWF international, mais aussi les instituts de gestion de l’environnement et d’aménagement du territoire ouverts dans plusieurs pays. Souvent, ces rapports reprennent ou complètent les données sur les espèces et les quantités trafiquées, les objectifs du trafic, les pays d’origine et de destination, les analyses des législations, les descriptions des organismes d’Etat ou les conséquences directes sur l’environnement. En d’autres termes, ces rapports tournent en général autour d’une série limitée de thématiques bien définies, et peu de nouveaux horizons sont mis en avant.
Mais si l’on prend un peu de distance avec le drame du braconnage pur et dur fort médiatisé, tel celui des défenses d’éléphant ou des cornes de rhinocéros trafiquées par tonnes en direction du monde chinois, nous pouvons alors explorer une de ces nouvelles dimensions. Il s’agit d’une thématique simple que l’on retrouve ici et là dans les rapports : le commerce légal est l’une des principales causes d’extinction des espèces sauvages.
Carole DURAND, Le trafic international des espèces animales menacées d’extinction, Université libre de Bruxelles, Institut de Gestion de l’Environnement et d’Aménagement du Territoire ; Source des données : rapports IIED de Roe, D. (International institute for Environment and Development), rapport CITES 2002, rapport 2000 IFEN de Voney, D. (Institut français de l’environnement).
Le commerce légal des espèces de l’annexe 1 et 2 étant canalisé par la CITES, et la CITES ayant, au sein de l’ONU, pour mission de protéger ces espèces, comment la vente légale pourrait-elle avoir un tel impact de destruction massive? Pour s’en faire une idée, il suffit de faire une simple synthèse de trois éléments : les certificats d’import-export (tableau des ventes enregistrées fournis par la CITES), les quotas de vente par pays déclarés à la CITES, et la répartition géographique de ces animaux à l’état sauvage.
Par exemple, sur une période de 10 ans (de janvier 2002 à décembre 2011), pour les espèces de l’annexe 2, dans le cadre d’un commerce en partance du Sénégal, Mali et Congo et à destination du monde chinois (Chine, Taïwan, Hong Kong, Macao, et Singapour), nous comptabilisons en tout 182 certificats d’import et d’export (91 transactions) prompts à la synthèse.
Dans cet échantillon, en dehors de Taïwan qui n’a signé ni la convention, ni l’amendement à la convention au champ d’application du 15 mai 2009 de la convention de Washington, et de Singapour et le Congo qui ont signé la convention mais pas l’amendement, tous les autres pays sont signataires, et se doivent donc de lutter contre la disparition des espèces listées par la CITES. Ces pays ne peuvent importer les animaux que pour 10 raisons : L : renforcement de la loi ; Z : zoo ; Q : cirques et exhibitions ; M : médical ; B : captivité pour une reproduction artificielle ; H : trophée de chasse ; G : jardin botanique ; E : éducation ; P : personnel ; T : commercial. Quelle que soit la raison, les imports-exports doivent être légalisés par des certificats délivrés par la CITES.

Quotas et origine des animaux

Sur 100% des certificats indiqués dans les tableaux des ventes, en dehors de rares transactions marquées du sceau Z (zoo), l’ensemble des certificats à destination du monde chinois et en provenance du Mali, Sénégal ou Congo sont inscrits à but commercial (T). Or une simple observation montre que moins de 5% des marchandises correspondent aux quotas de ventes déclarés à la CITES pour les pays exportateurs.
D’un côté, s’il s’agit d’animaux nés en captivités, les quotas de la CITES ne s’appliquent pas à ce commerce (cela concerne en priorité les animaux prélevés à l’état sauvage). C’est le cas de la tortue sillonnée (geochelone sulcata) vendue à partir du Mali, et vivant naturellement en Afrique sahélienne, particulièrement en Mauritanie, au Sénégal, au Mali, au Burkina Faso, au Niger, au Nigeria, au Tchad, en Centrafrique, au Soudan, en Éthiopie et en Érythrée. D’un autre côté, la plupart des animaux vendus dans les 91 transactions analysées sont en fait issus de l’état sauvage.
Par exemple, pour le pandinus imperator, communément connu sous le nom de scorpion empereur, les quotas déclarés en 2009 sont de 17 500 têtes pour le Togo, 10 000 pour le Benin, et 1 500 pour le Niger. En 2010 et 2011, le Togo reste sur les mêmes quantités, le Benin quant à lui baisse à 8 000 têtes. Cette répartition est rationnelle, puisque l’espèce est présente au Liberia, en Guinée, en Côte d’Ivoire, au Ghana, au Togo, au Bénin et au Nigeria. Pourtant, durant ces trois années, le Mali, qui n’a aucun quota et qui n’en est naturellement pas la terre natale, en exporte jusqu’à 1 100 individus vivants en direction de Hong Kong, tous déclarés comme prélevés à l’état sauvage.
Sur l’ensemble des transactions, une des rares espèces capturées à l’état sauvage et dont la vente correspond aux quotas déclarés est le perroquet jaco, ou gris du Gabon, vendu à partir du Congo Brazzaville : un quota de 4 000 têtes en 2011, dont 1 720 déclarées en douane de Hong Kong ; 4 000 têtes en 2010, dont 800 vendues à Hong Kong, etc. Pourtant, là aussi, et sans aucune explication, en 2011, des gris du Gabon sauvages ont été vendus en partance du Mali, et en direction de zoos de la République populaire de Chine (RPC).
Le Sénégal qui, comme le Congo Brazzaville, se montre plus prompt à vendre ses espèces endogènes, manque pourtant autant de zèle que le Mali à s’inspirer des quotas déclarés à la CITES. Au cours de la période 2004-2011, ce sont des tonnes d’hippocampes (hippocampus algiricus) pêchés et séchés qui partent du Sénégal en direction de la RPC, Taïawan et Hong Kong. Or la liste des quotas pour les exportations du Sénégal ne comprend à aucun moment cet animal.
Pourtant, toutes ces transactions relèvent de ventes enregistrées dans le registre de la CITES et en ont obtenu les certificats d’import et d’export.
Ces ventes hors quota d’animaux sauvages peuvent parfois s’expliquer. Il y a pour l’année 2010 un échange commercial immense de 7 644 pièces en cuir de python sebae parties du Sénégal en direction de la Chine. Cette année-là, le Mali avait un quota de 3 000 pythons, mais pas le Sénégal. Il est en fait possible que les animaux aient d’abord été vendus au Sénégal, pays frontaliers du Mali et réputé pour son travail des peaux de reptile, afin d’y être manufacturées, puis revendus à l’export. Malheureusement, ce ne sont que des suppositions : le manque de traçabilité ne nous permet pas de garantir la légitimité de ce commerce hors quota.
La plupart du temps, les échanges industriels frontaliers ne peuvent en aucun cas expliquer l’absence de quota, car ce sont des animaux d’Afrique du Nord, de l’Est et d’Afrique Centrale directement prélevés à l’état sauvage qui sont vendus vivants à l’export à partir de l’Afrique de l’Ouest, aucune manufacture en cause, aucune frontière commune entre les pays producteurs et exportateurs. Par exemple, nombre de singes de l’annexe 2 et exogènes aux terres maliennes, tels le cercopithèque de Brazza ou encore le rarissime grivet d’Éthiopie, y sont déclarés prélevés à l’état sauvage et vendus vivant pour raison commerciale vers le monde chinois, et cela, encore une fois sous aucun couvert de quota.

Des marchandises qui disparaissent en route

C’est un grand classique, particulièrement lorsqu’il s’agit d’espèces animales ou végétales. La raison la plus courante est la mort des individus lors du transport. Car ils ont beau être protégés et/ou en voie de disparition, les conditions matérielles du voyage restent totalement irrespectueuses des minima nécessaires à leur survie. C’est ainsi qu’en 2009, le Mali exporte en direction de Hong Kong 700 scorpions empereurs vivants prélevés à l’état sauvage, or sur le certificat d’import, il ne reste que 232 êtres encore vivants. En 2010, 1 585 tortues sillonnées, ou geochelone sulcata quittent le Mali pour Hong Kong, mais à l’arrivée, elles ne sont plus que 672.
Toujours dans le cadre du commerce Mali/Congo, en 2011, 180 perroquets à calotte rouge (poicephalus gulielmi) partent et seuls 80 arrivent. Les perroquets youyou (poicephalus senegalus) connaissent aussi des pertes inestimables : en 2010, 400 partent, et seuls 200 arrivent ; en 2011, 1 100 quittent le pays et 590 arrivent à destination. Et les cas se multiplient année après année.
Entre la moitié et deux tiers de perte durant le voyage, ces disparitions sont dues aux conditions lamentables de transport bien plus qu’aux marchés parallèles. Cela montre qu’il n’y a aucune vérification vétérinaire significative durant le transfert de ces animaux. C’est ainsi qu’en toute impunité, les conditions sanitaires sont ouvertement bafouées, ce qui est inacceptable d’une manière générale, mais encore plus lorsqu’il s’agit non seulement d’animaux classés par la CITES, mais en plus au cours de ventes et de transferts sous le couvert des certificats de cette même CITES.
Mais là où l’affaire se corse vraiment, c’est quand ces animaux qui disparaissent étaient en fait vendus sous forme de cadavre à l’export. Par exemple, 960 pièces en peau de varan du Nil (varanus niloticus) partent en 2010 du Sénégal pour la Chine, mais seuls 365 pièces sont déclarées à l’arrivée.
Et là aussi les cas se multiplient. Par exemple, il y a pour l’année 2010 un échange commercial immense de 7 644 pièces en cuir de python sebae en partance du Sénégal pour la Chine, avec seulement 3 009 pièces arrivées à destination. Si le vol de marchandise pourrait être une voie de repli pour ceux qui aurait dû devoir s’expliquer, le risque de marchés parallèles et de trafic reste en réalité très grand.

Des marchandises qui se reproduisent en route

Si comme nous l’avons vu, en 2009, 700 scorpions empereurs partent vivants et seuls 232 arrivent à destination, il semble plus complexe d’expliquer comment, en 2011, 200 scorpions partent vivants du Mali et 300 arrivent à Hong Kong. Les conditions de transports seraient-elles, cette année là, tellement bonnes que l’animal se soit frénétiquement reproduit en route ?
Ce type d’anomalie n’est pourtant pas rare. En 2004, 380 kilos d’hippocampes d’Afrique de l’Ouest (hippocampus algiricus) partent du Sénégal à l’export pour Hong Kong, mais quelques 480 kilos sont inscrits sur le certificat d’import. En 2007, le phénomène s’accentue avec 239 kilos de corps ajoutés entre l’exportation et l’importation.

Des quantités non déclarées

Le plus fréquent, ce sont les quantités non indiquées, soit dans la case export, soit dans celle de l’import. Entre 2006 et 2011, quelques 3 450 perroquets Jaco (gris du Gabon) sont déclarés à l’import à Hong Kong en provenance du Congo et prélevés à l’état sauvage. A aucun moment la quantité exportée n’est indiquée dans les tableaux des ventes enregistrées de la CITES. Si l’on part du principe des deux tiers morts à cause des conditions de voyage, nous parlons quand même de quelques 10 350 oiseaux pourtant protégés au niveau international.
Pour la tortue sillonnée (geochelone sulcata), les quantités importées sont systématiquement indiquées à Hong Kong, mais jamais en Chine ni à Taïwan. Seulement, lorsqu’il s’agit d’animaux importés à Taïwan, le phénomène est tristement normal. La CITES refusant d’inclure ce territoire, et le gouvernement taïwanais n’étant signataire de rien, ils ne sont tenus à aucun certificat d’import. La belle Formose mise à part, pour les autres pays analysés, cela pose immanquablement question quant à la gestion de ces certificats à l’international.

Des critères d’import-export discutables

Si l’on met de côté le fait que quatre des dix raisons de vente acceptées par la CITES sont révoltantes s’agissant d’animaux dont il faut assurer une survie plus qu’incertaine (Q : cirques; H : trophée de chasse ; P : personnel ; T : commercial), le concept même de certaines classifications est problématique.
Dans ce questionnement, le cas de l’hippocampe est très intéressant. L’hippocampe, d’une manière générale, est un ingrédient important en médecine chinoise. Il est utilisé en cas d’asthme et d’impuissance sexuelle (dysfonction érectile). Nous avons donc à faire ici à un commerce massif, stable et régulier entre le Sénégal et la Chine, Hong Kong et Taïwan. Celui-ci a pu atteindre plus d’une tonne en 2010. Seulement, la médecine chinoise n’est pas reconnue au même niveau que la médecine occidentale, cette dernière tenant un certain monopole international, qui donc influe sur la reconnaissance de la première dans les instances internationales. Ce commerce immense de matière première destinées à la médecine chinoise n’est jamais classé sous la catégorie M : médical, mais T : commercial. Le trafic n’est pas quantifié par les ministères ou les services sanitaires telle que le serait l’éphedrine, et donc le flux est difficile à canaliser. De plus, le cadre des inspections sanitaires n’est pas mis en roule.
La Chine, Hong Kong et Taïwan contrôlent les matières premières de la médecine chinoise avec une autre rigueur qu’ils ne le font pour le commerce des principes actifs de la médecine occidentale. Ce manque d’encadrement formel devient naturellement la genèse de trafics et braconnages en tout genre, chose qui y est beaucoup moins aisée avec les agents actifs de la médecine occidentale. Résultats : des quantités qui augmentent ou diminuent durant le voyage, des quantités import ou export parfois occultées dans les tableaux des ventes enregistrées. Mais surtout, des centaines de kilos voire plus d’une tonne de cadavres séchés qui partent annuellement de pays ne pouvant en aucun cas en produire autant.

Les failles du système

Ce qui marque au premier abord, c’est la faiblesse de la traçabilité. L’aspect le plus visible en est le manque de contrôle et d’inspection centralisés. Les premières conséquences en sont le manque de logique globale et pratique dans le travail des quotas, mais aussi le problème des surveillances sanitaires et vétérinaires.
De telles failles dans le système sont une porte ouverte au blanchiment de marchandise. Car rappelons-le, dans le monde du trafic, un blanchiment de marchandise est nettement moins périlleux à mettre en branle que le blanchiment d’argent.
Durant tout le parcours allant du braconnage à la consommation, le blanchiment d’argent ne consiste qu’en un changement de statut de la somme d’argent obtenue, afin de le rendre légalement utilisable. Le monde se focalise sur ce point, alors que le principe veut que dans tout trafic sur un marché sensible et surveillé, il n’y a non pas une, mais bien deux façons de régler ce problème de légalisation des profits : soit le criminel cherche à faire changer le statut de la somme obtenue, soit il cherche à changer le statut de la marchandise qui lui sert à gagner cette somme. Le deuxième procédé étant bien évidemment moins dangereux au regard de la loi.
Il est fort probable que le blanchiment de marchandise soit une méthode beaucoup plus favorisée que celui de l’argent, et qu’à lui seul, il puisse expliquer en partie l’impact dévastateur du commerce « légal » des espèces protégées.
L’hypothèse émise est donc que dans le domaine des trafics d’espèces classées dans l’annexe 1 et 2 de la CITES, outre le traditionnel « blanchiment d’argent » dont parlent presque tous les rapports, il existe d’énormes mouvements de « blanchiment des marchandises ». C’est ainsi que lorsque la CITES a autorisé en 2006 la vente exceptionnelle d’un stock d’ivoire d’éléphant, les douanes de Hong Kong ont battu tous les records de saisies annuelles, soit près de 3,25 tonnes (score alors jamais égalé) : les trafiquants ont tenté de blanchir l’ivoire illégal en les fondant avec ces stocks d’ivoire légal servis sur un plateau d’argent par la CITES.

la Chine n’est pas la plus mauvaise élève

Il est incontestable que le monde chinois est le numéro un des trafics d’ivoire et peut être considéré comme le principal responsable de la disparition des rhinocéros et des éléphants de savane. En revanche, pour ce qui est du trafic de l’ensemble des espèces en danger, la Chine est loin d’être la plus mauvaise élève. Ainsi, les conclusions de recherche du rapport 2008 intitulé La mort à Cl@vier portant : Une Enquête sur le Commerce Illégal de la Faune Sauvage sur la Toile remettent en cause bien des préjugés :
Le monde chinois représente plus de 20% de la population mondiale et a un système Internet vaste permettant de développer les réseaux de vente interrégionale. De plus, certaines branches de la médecine chinoise utilise en grande quantité des espèces animales et végétales classées à la CITES, sans oublier que le pays est réputé pour sa consommation de choses fines et rares, tels que les articles en ivoire et en peau de reptile. Et pourtant, contre toute attente, ce ne sont pas les Chinois, mais les Etats-Unis qui sont de loin les plus gros trafiquants d’espèces menacées via Internet. Cette prédominance des Américains à quelque 1000% de la Chine pousse à la curiosité, et est d’autant moins rassurante que la CITES n’est autre que ce qu’on appelle la « convention de Washington » !

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A propos de l'auteur
Albane Lahlou est titulaire d’un Master de philosophie chinoise (2004) et d’un master de criminologie (2008) ; et est actuellement en doctorat de prévention criminelle à l'Université Centrale de police de Taïwan. Pour ses divers travaux, elle a obtenu quatre prix d'honneur, dont deux en philosophie (2001, 2003), un en criminologie (2008), un en science policière (2014). Elle a par ailleurs publié 14 publications scientifiques dans des revues taïwanaises, et a présenté ses travaux lors de 7 conférences internationales en criminologie.
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