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Bars chinois et prostitution à Bamako : mythes et réalité

Vue aérienne de Bamako
Vue aérienne de Bamako, la capitale du Mali (Crédits : AFP PHOTO /HENRI TABARANT / ONLY WORLD / ONLY FRANCE).
Les bars chinois de Bamako louant des chambres aux prostituées maliennes, sont décrits par certains chercheurs et journalistes comme des havres du « proxénétisme à la chinoise » en Afrique. La réalité du terrain est bien différente, loin de tous ces clichés d’une Chinafrique criminelle et décadente ; car les Chinois se sont intégrés au système socioculturel malien. La décadence importée par le proxénétisme chinois en Afrique se situe ailleurs.

« A travers nos investigations »

« Bar Chinois » est une expression clef qui vend bien, objet de fantasme sur lequel se multiplient les « investigations » et les « enquêtes ». Oumar Maiga dévoile pour Sénéweb le 23 novembre 2012 qu’ « à travers nos investigations, nous avons découvert que les propriétaires de ces maisons closes payent normalement leurs impôts et taxes, donc les autorités compétentes savent très bien leur existence. Pire, certaines chambres ne sont pas cachées ». Quelle surprise de voir qu’une journaliste signant sous le nom de plume « Christelle », publie exactement la même chose, le 28 octobre 2009 pour Afribone : « A travers nos investigations, nous avons découvert que les propriétaires de ces maisons closes paient normalement leurs impôts et taxes, donc les autorités compétentes savent très bien leur existence. Pire, certaines chambres ne sont pas cachées ».
Le vulgaire plagiat n’est qu’un moindre mal de la désinformation sur le sujet. Les articles s’accumulent, vendant à tour de bras des « à travers nos investigations », « d’après notre enquête », et autre « selon nos informateurs », le plus souvent sans préciser s’il s’agit du chef de la police ou du commerçant du coin.
Sur la vingtaine d’articles analysés, il semble que seuls deux soient basés sur un travail de terrain sérieux. Pourtant, dans le domaine de l’investigation, il n’est pas difficile d’entrer en contact avec ce milieu. Nous avons pu communiquer avec la brigade des mœurs à deux reprises, et créer des liens avec 5 patrons chinois (2 femmes et 3 hommes) contrôlant 7 de ces bars chinois de la capitale, ce qui représente environ 20 % des établissements actuels.
Il a été aisé de s’intégrer dans ce milieu sur simple présentation d’une carte de doctorante taïwanaise. Leur loquacité est en réalité surtout due au fait qu’ils se sont relativement adaptés aux systèmes légaux et extra-légaux du pays : ils ne sentent ni leur sécurité ni leurs commerces en danger par ce type de recherche. Il est même arrivé à l’un d’entre eux d’évoquer la pratique des négociations relative à la revente d’un établissement lors d’un repas en ma présence.
Ce que l’on apprend sur le terrain, c’est tout d’abord qu’il n’y a ni de quoi être choqué par le fait que les autorités compétentes soient au courant ; ni par le fait que les bars et hôtels de passe paient leurs taxes. Cela ne relève pas du laisser-aller des forces de l’ordre, ou de la corruption. La police nationale malienne dispose depuis toujours d’une brigade des mœurs, qui a justement pour souci principal ces bars et hôtels de passe, afin de s’assurer qu’ils se conforment aux règlements, et… qu’ils paient bien leurs taxes.
Elle contrôle sévèrement tout commerce relatif à la prostitution, avec une attention particulière pour les Chinois. Sur le terrain, cette sévérité ciblée est confirmée par la brigade des mœurs et par les 5 chefs d’établissements chinois interviewés.
Les bars-hôtels de passe gérés par les Chinois sont-ils donc plus criminogènes que les autres ? Entre 2005 et 2007, parmi toutes les arrestations de chefs d’établissements, il y en a eu 6 d’origine asiatique, classés par la brigade sous l’appellation commune « dossier bar chinois ». Tous ont été inquiétés pour avoir abrité la prostitution de mineurs. Ces dossiers chinois comportaient aussi des patrons vietnamiens. Il semblerait que seuls 3-4 soient réellement d’origine chinoise.
Trois dossiers n’étaient pas le résultat d’une surveillance ciblée, mais de descentes de police pratiquées de façon massive sur l’ensemble de la capitale. En 2013, un autre bar chinois a ainsi été fermé. Toute proportion gardée, cela semble peu par rapport aux piles de dossier que l’on peut observer à la brigade des mœurs.
Cette surveillance rapprochée s’explique surtout par le fait qu’avant guerre, il y a eu jusqu’à 85 bars chinois spécialisés dans la prostitution ; or même si aujourd’hui il n’en reste que 30 à 40, cette capacité de développement a inquiété les autorités. Ce qui préoccupe la brigade, ce n’est donc pas tant l’aspect qualitatif de ces bars, mais quantitatif, car rappelons le, en période de pic (avant guerre), ils représentent près d’un sixième des bars hôtels de passe alors enregistrés.

« De véritables maisons closes »

Voici ce que nous affirment la plupart des journalistes, parfois même avec un casting exigeant, car les filles y seraient triées, choisies, voir formées. Mais ce que l’on observe en réalité diverge de cette pasionaria journalistique. Il faut attendre l’excellent écrit Petits Commerçants et Entrepreneurs Chinois au Mali et au Sénégal, d’Antoine Kernen et Benoît Vulliet en 2008, pour qu’enfin soit mis à jour le fait qu’en général, les filles ne racolent pas dans les bars, et que les lieux sont suffisamment discrets pour ne ressembler en rien à des maisons closes. Le seul regret est qu’ils n’ont visité et observé qu’un seul établissement, ce qui s’explique du seul fait que ce n’était pas leur sujet central.
Selon les patrons que nous avons interviewés, il existe en fait deux types de gestion de ces bars chinois.
Le premier, officiellement le moins répandu, laisse entrer les prostituées afin qu’elles puissent racoler. Cela est décrit par les patrons comme plus rentable, mais relativement risqué, car même si le bar détient sa licence, il peut être soupçonné de retenir des « régulières », et tomber ainsi sous le coup de l’article 183 du Code Pénal, loi n°61-99 AN-RM du 3 août 1961 sur le proxénétisme. De plus, la travailleuse ne connaissant pas son client, cela demande une plus grande vigilance de la part des gardiens du bar.
Dans la deuxième catégorie de gestion, officiellement la plus pratiquée, le client doit venir avec sa ou ses prostituées, le racolage est interdit, ce qui demande moins de surveillance pour les gardiens, et moins de risque de conflit avec la brigade des mœurs.

« Les bars resto chinois innovent »

« Les bars resto chinois innovent », nous annonce la journaliste nommée Christelle, et ils modifient la face de la société, apportant en masse cette décadence qui n’existait pas auparavant. Mr. Sidibé, sociologue, aurait d’ailleurs affirmé à Afrika365 que la « prolifération spectaculaire des bars chinois (…) et autre lieux non catholiques » serait la cause de l’augmentation forte de consommation d’alcool par les femmes, sans compter son effet explosif sur la prostitution.
Et l’idée se répète de journaux en journaux, comme quand Dieudonné Tembely déclare le 16 février 2015 dans Maliactu.net que ce fléau vient bien de ces Chinois qui sont venus « révolutionner ce secteur ». Et pourtant, ce dernier admet aussi que l’origine de ce commerce est bien antérieur à l’arrivée des Chinois. Il a été créé et tenu à l’époque par les maliens, et s’ajoutent par-dessus les « Ivoiriens, Européens, Libanais, Camerounais, Togolais et Maliens ». De même qu’il avoue que « beaucoup de ces établissements appartiennent à des opérateurs maliens (…); les Asiatiques n’ont que 45% de la gestion ». Ce à quoi il rappelle que dû au regard sociétal et religieux du pays, « les propriétaires ou associés maliens préfèrent rester dans la discrétion la plus totale tout en tirant profit de cette manne financière ». Les Chinois, source de la décadence malienne ou seulement prête-noms ?
En fait, il n’y a rien de moins chinois que les bars chinois de Bamako. Toute personne qui se penche sur la gestion de la prostitution sur un mode typiquement chinois peut lire ou observer qu’un établissement « à la chinoise » aime avoir la main mise sur les filles, les mettant littéralement sous tutelle. C’est en effet ce que l’on peut observer dans les salons de massage chinois au Mali, au Sénégal et au Congo, ou dans les 3 Karaokés de Pointe Noire. Traditionnellement, il y a rarement de distinction entre gestion de lieux de prostitution et proxénétisme de base.
C’est pour cela que dans le but de renforcer le travail de répression du proxénétisme, le pouvoir exécutif de la République de Chine avait créé puis redéfinit lors de la réunion du pouvoir exécutif de la ROC n. 2323 du 18 Mars 1993, le terme générique de « Huit grandes branches commerciales » (ba1 da4 hang2 ye4 八大行業).
Sous cette appellation on trouve les principaux types de commerces caractéristiques du monde de la prostitution à la chinoise. Cela comprend les karaoké, pub, restaurants, salons de coiffure, salons de massage, cafés ou salons de thé ne servant pas d’alcool, centres de balnéothérapie, et enfin spa. Et c’est ça l’innovation à la chinoise, et non pas cette catégorie de bar hôtel de passe que l’on retrouve à l’identique autant à Bamako qu’à Dakar, tenus par des patrons de nationalités très variées, et qui rend presque impossible toute main mise sur les prostituées et leurs revenus.
Quelle est donc cette innovation chinoise dans les bars hôtels de passe malien ? Simplement d’avoir mis des climatiseurs dans les chambres, et parfois l’eau courante… voire, pour certain, une vraie salle de bain privée. Admettons que cela relève plus de l’amélioration que de l’acte révolutionnaire.

« Bamako by night, une ville chinoise par excellence »

C’est ce que nous affirme Christelle avec un grand aplomb. Le 21 décembre 2012, Conakrynet.info nous informe aussi qu’ « il y a de cela quelques années, si les hôtels étaient réservés aux touristes et aux voyageurs, tel ne semble plus être le cas maintenant. Avec la percée des Chinois au Mali, notre capitale est inondée de bars et d’hôtels de passe ».
Dieudonné Tembely annonce le 16 février 2015 dans Maliactu.net plus de 500 bars-hôtels destinés à la prostitution, or les articles d’après-guerre (2013) décrivent « environ une centaine », « plus d’une centaine », ou encore « des centaines » de ces bars gérés par les Chinois. Disons entre 20 et 25 % du secteur. Certains parlent même d’invasion de quartier, des Chinatowns de la prostitution à l’intérieur même de la capitale.
Pour ce qui est de la quantité, en 2013-2014, la brigade des mœurs évalue à 112 le nombre de restaurants, hôtels et bars chinois. Parmi eux, plus d’un quart sont des lieux destinés à la prostitution. Il s’agit du chiffre après guerre, car durant le conflit, une grande partie des tenanciers sont repartis en Chine : un petit nombre a envoyé un membre de la famille assurer la gestion à leur place ou tenté de vendre ; les autres ont simplement fermé boutique.
Dans l’arrière-salle d’un de ces lieux de passe, réservée au patron et aux amis proches, nous avons pu observer une liste de noms et numéros de téléphone accrochée au mur. Il s’agit de la liste des bars chinois et de leurs tenanciers (propriétaire ou gérant). Celle-ci date d’avant la guerre, et n’a pas été mise à jour. Elle comporte 85 noms, ce qui est le pic économique du secteur. Les patrons interviewés affirment que depuis, plus de la moitié des bars ont fermé, ce qui se recoupe avec les chiffres de la brigade des mœurs.
Bien loin des 20 à 25 % sous-entendus, la proportion actuelle descend en dessous des 7 à 10 %. Cependant, il est à noter que les membres du secteur interviewés observent tous une recrudescence de la demande chinoise, et estiment que d’ici quelques années, le nombre de bars pourrait en effet retourner à celui d’avant-guerre.
En revanche, pour ce qui est des « Chinatowns » décrits par des journalistes suivant les descriptions d’ « informateurs », nos observations ne peuvent qu’infirmer cette information. Nous rejoignons l’enquête sérieuse de Françoise Bourdarias, Migrant Chinois au Mali : Une pluralité de mondes sociaux (2009) : « Il n’existe pas aujourd’hui encore de « quartier chinois », ni même de « rue commerçante chinoise » ». Ainsi, « les commerces et surtout les bars » sont en fait « largement dispersés dans l’espace urbain bamakois ».

Et les vrais problèmes dans tout ça…

D’un point de vue objectif, ce ne sont donc pas les « bars chinois » qui méritent d’être décriés comme un phénomène culturel décadent et criminel importé de Chine, mais un autre phénomène bien plus grave : celui des salons de massage sans licence qui couvrent des réseaux illicites de prostitution.
Là, nous sommes concrètement face à une innovation d’origine chinoise, créée de toute pièce par une population criminogène, tenant sous sa tutelle des femmes qui – pour un grand nombre d’entre elles – ne connaîtront jamais les rues de Bamako. Il a été impossible d’interviewer en privé les femmes travaillant dans les salons de la banlieue de Bamako, mais leurs homologues de Dakar ou Pointe-Noire nous ont toutes décrit la même situation : elles sont là pour deux à trois ans, sont logées par leur patron(ne), mises sous tutelle, et ne connaissent rien de la ville où elle officient.
Il est compliqué d’agir face aux salons de massage couvrant un réseau de prostitution, comme il est extrêmement difficile de prendre contact avec les acteurs directs. Les membres de la brigade des mœurs expliquent qu’il y a trois causes handicapant la police. Premièrement, selon la loi, il faut un flagrant délit pour lancer une procédure, or cela est presque impossible dans des lieux fermés comme les salons de massage.
Deuxièmement, cela pourrait éventuellement être envisageable en envoyant des policiers sous couverture (client). Seulement, les salons chinois ne proposent leurs services qu’aux Chinois, Libanais, ou Européens. Très peu de clientèle africaine y est accueillie, les patrons se montrant méfiants à leur égard. Et enfin, même si ces salons de massage sont régulièrement fermés par la police, c’est sous prétexte d’ouverture sans licence de travail et de travail au noir, car aucun n’a enregistré son activité de façade légale dans les registres du commerce. N’ayant aucune preuve de l’activité de prostitution, les patrons ne sont donc jamais inquiétés de façon pénale et ils ne tombent pas sous le coup des lois sur le proxénétisme ; cela reste strictement au niveau du droit du commerce. Une fois leur commerce repéré puis fermé, certains partent donc en ouvrir un identique à l’autre bout de la ville.
D’un point de vue quantitatif, ces salons sont nettement moins nombreux que les « bars chinois ». La chasse faite par la police et les mœurs a provoqué un grand nombre de fermetures. Cela a permis que ces centres de prostitution ne soient pas considérés comme vraiment rentables par la majorité des proxénètes chinois. Mais d’un point de vue qualitatif, il s’agit de l’activité de proxénétisme la plus grave, d’autant que les travailleuses sont souvent importées de Chine.
Il serait donc temps que cessent les fantasmes criminels sur les Chinois en Afrique, pour qu’enfin la société puisse se concentrer sur les vrais problèmes qu’apporte la Chinafrique.

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A propos de l'auteur
Albane Lahlou est titulaire d’un Master de philosophie chinoise (2004) et d’un master de criminologie (2008) ; et est actuellement en doctorat de prévention criminelle à l'Université Centrale de police de Taïwan. Pour ses divers travaux, elle a obtenu quatre prix d'honneur, dont deux en philosophie (2001, 2003), un en criminologie (2008), un en science policière (2014). Elle a par ailleurs publié 14 publications scientifiques dans des revues taïwanaises, et a présenté ses travaux lors de 7 conférences internationales en criminologie.
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