Economie
L’Asie du Sud-Est vue par AlterAsia

Calamar S.A. : dispute entre le Cambodge et le Vietnam autour des crustacés

Des pêcheurs vietnamiens sortent les filets de l’une de leurs fameuses embarcations construites en tiges de canne à sucre, les thung chai
Des pêcheurs vietnamiens sortent les filets de l’une de leurs fameuses embarcations construites en tiges de canne à sucre, les thung chai. (Crédit : Robert Francis / Robert Harding Premium / Robert Harding)
Chaque jour, du lever au coucher du soleil, Nguyen Truong dérive au large des côtes cambodgiennes dans son petit bateau panier construit à partir de tiges de canne à sucre. Il est à la recherche de calamars. Ils sont des centaines de pêcheurs vietnamiens à faire chaque jour ce périple au départ des îles de Koh Tang et de Koh Rong Sanloem pour la solitude de cet océan grouillant de calamars. Car, nous explique le sexagénaire Truong : « au Vietnam il n’y a pas de calamars. Le Cambodge a des calamars et nous en avons besoin ». C’est en effet une source de revenus importante pour ces hommes qui peuvent remonter jusqu’à 10 kilos de calamars par jour. Cargaison qu’ils revendent ensuite comme nous l’explique Nguyen Truong « une fois par semaine, on va à Phu Quoc où l’on vend le calamar pour 5 US$ le kilo ».
Pour Monsieur Truong, « c’est un super boulot pour gagner de l’argent. C’est facile : on lance la ligne et l’appât dans l’eau, on attend deux heures et on remonte le tout. Je peux me faire entre 500 et 600 US$ par mois ». Et il conclut laconiquement : « travailler en mer, c’est plus simple que de travailler la terre ».
Monsieur Truong est le seul maître à bord de son « panier de pêche » (thung chai en vietnamien). Et en dehors de son maigre équipement de pêche, il transporte avec lui un réchaud à gaz, un stock de riz, du poisson en conserve, de l’eau et beaucoup de cigarettes. De quoi être parfaitement autonome. Lorsqu’on lui demande s’il sait nager, il répond qu’en cas de gros soucis, il est « capable de flotter ». Mais, en 10 ans de métier, il dit avoir acquis beaucoup d’expérience : « quand il y a de grandes vagues, je peux manœuvrer mon thung chai pour empêcher quoi que ce soit d’arriver. Rien de ce qui arrive dans cet océan ne peut me tuer ».
A environ 15 km de l’endroit où flottent les thung chai de Nguyeng Truong et de ses collègues, se trouve l’île cambodgienne de Koh Tang et sa base navale. Sur la terre ferme, 40 km plus loin se trouvent les quartiers généraux de la marine royale. Rien de tout cela n’inquiète les pêcheurs. Et pour cause, le processus de corruption a été simplifié, structuré. C’est cette normalisation que nous raconte l’un d’eux, Viet Nan, 47 ans, et 20 ans de pêche à son actif.

Au fil des années, il dit ainsi avoir vu beaucoup de marins se faire extorquer par les autorités maritimes dans l’océan, ou retenus et ramenés de force sur la terre ferme pour une interrogation musclée dans le but de leur soutirer de l’argent. Désormais, tout est beaucoup plus simple, explique-t-il, avec des paiements directs, mensuels.

« La police ne nous arrête plus parce que l’on paie la Marine Royale »

dit-il, en expliquant que les 17 pêcheurs de son groupe cotisent 1 000 US$ chaque mois, employés à acheter la protection des autorités. Nguyen Truong dit, lui, payer 1 100 US$ chaque mois avec son équipe pour cette protection. Puis, « des petits intermédiaires travaillant pour Tea Vinh [commandant de la marine royale Cambodgienne NDR], collectent l’argent ».

Et cette protection des autorités cambodgiennes passe très mal auprès de la population locale. Ainsi, d’après Mey Ni, habitant du village voisin de Koh Touch, « les Vietnamiens ont commencé à pêcher ici en 2012. Depuis, on peut estimer que toute la population de poissons à diminué de 40 % (…). On a prévenu l’Administration des Pêches (Fisheries Administration, FiA) que ces pêcheurs vietnamiens étaient dans nos eaux. Ils nous ont répondu : « ne vous inquiétez pas, on contrôle l’affaire ». Ils ont la protection des autorités, que pouvons nous bien faire ? ».
Interrogé au sujet des « autorisations » de pêche données à ces pêcheurs vietnamiens, Ouk Vibol, directeur du département de conservation au FiA, préfère botter en touche et noyer le poisson : « Cela n’est pas de la seule responsabilité l’Administration des Pêches. Il y a aussi la police militaire, la Marine Royale et l’armée frontalière dans cette zone. Nous ne savons pas qui autorise les pêcheurs à entrer dans la zone, mais ce n’est pas la FiA ».

Cette situation n’exacerbe pas que les autochtones ; elle cause aussi de graves dommages aux fonds marins. Pour Yann Walliser, un biologiste marin Suisse qui travaille pour l’ONG Save Cambodian Marine Life (SCML), cette pêche à outrance provoque des dommages sûrement irréparables sur la faune : « on peut déjà voir une pénurie de gros poissons ici, en particulier les prédateurs qui se nourrissent de calamars (…). La réduction de densité d’une espèce transforme naturellement la structure de la vie marine, et ceci peut aussi amener à la destruction de l’habitat sous-marin ». Et cette destruction de la vie marine se pratique sur une grande échelle car les sites des pêcheurs s’étendent à l’ouest jusqu’aux eaux thaïlandaises. « Ils vont partout jusqu’à la frontière thaïlandaise, mais ils ne la franchissent pas » raconte Jang Sang un habitant de l’île de Koh Rong

« La Marine thaïlandaise est différente ; si elle les voit, elle les arrête ».
Pour Sek Dararith, un officier du département de la sécurité et de l’ordre provincial, le problème est bien réel : « on ne peut que constater l’existence de cette pêche illégale mais on ne peut pas l’arrêter seul ». Et pour cause ! L’officier explique ainsi que son équipe composée de trois officiers n’a pas assez de ressources (ils n’ont même pas de bateau !) pour prendre des mesures : « on a besoin de la coopération de l’Administration des Pêches ou de la Marine Royale. »
Rendez vous est alors pris à la Base Navale de Koh Tang distante d’environ 50 km, équipée d’une douzaine de marins, commandée par Yos Sivutha, un colonel de 55 ans en poste dans ces eaux depuis 1990. Selon lui pourtant il n’y a pas de problème : « nos pêcheurs cambodgiens vont dans les eaux vietnamiennes, et les Vietnamiens viennent ici. C’est la même chose. Ce n’est pas un problème (…). Le Cambodge et le Vietnam ont un accord. Il n’y a nul besoin de s’accuser l’un l’autre. Nous sommes voisins et nous nous donnons mutuellement. »
Du côté des pêcheurs vietnamiens, on ne se fait aucune illusion. Ainsi, lorsque l’on demande à l’un d’eux s’il est conscient que son travail peut être en violation des lois, il se contente de sourire et de répondre : « on paie la Marine. C’est la loi au Cambodge ».
Source : Matt Blomberg et Sek Odom / The Cambodia Daily
Un article traduit par Hugo Carayon

Soutenez-nous !

Asialyst est conçu par une équipe composée à 100 % de bénévoles et grâce à un réseau de contributeurs en Asie ou ailleurs, journalistes, experts, universitaires, consultants ou anciens diplomates... Notre seul but : partager la connaissance de l'Asie au plus large public.

Faire un don
A propos de l'auteur
AlterAsia relaie, chaque semaine, l’actualité de la société civile en Asie du Sud-Est. Pour cela, le site publie les traductions, en français, d'une sélection d'articles issus des médias alternatifs et/ou indépendants locaux. AlterAsia est le 3ème lauréat de la 1ère édition du prix francophone de l’innovation dans les médias décerné le mercredi 16 mars 2016 lors d’une cérémonie au siège de l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF)
[asl-front-abonnez-vous]