Politique
Analyse

Japon : la rencontre Abe-Poutine vers une douche froide ?

Le Premier ministre japonais Shinzo Abe et le président russe Vladimir Poutine à la résidence d'Etat Bocharov Ruchei à Sochi en Russie, le 6 mai 2016.
Le Premier ministre japonais Shinzo Abe et le président russe Vladimir Poutine à la résidence d'Etat Bocharov Ruchei à Sochi en Russie, le 6 mai 2016. (Crédits : Pavel Golovkin / POOL / AFP)
« La question des Territoires du Nord est la plus importante affaire en suspens entre le Japon et la Russie », indique les rédacteurs du livre bleu japonais, publié en avril dernier. Ce document diplomatique officiel rappelle la position de Tokyo, qui considère que les quatre îles qui composent les Territoires du Nord lui appartiennent et sont occupés illégalement par la Russie. Pour cette dernière, le contrôle des Kouriles du Sud – appellation russe de ces mêmes territoires – est justifié par la victoire de l’Union soviétique sur le Japon lors de la Seconde Guerre mondiale.

Le président russe Vladimir Poutine et le premier ministre japonais Shinzô Abe se sont déjà rencontrés à quinze reprises et ont entamé un rapprochement durant les derniers mois. Au point que le Japon a pris quelque distance avec le camp occidental et ses sanctions contre la Russie après l’annexion de la Crimée en 2014. La seizième rencontre entre les deux hommes, prévue les 15 et 16 décembre prochains, sera une opportunité pour confirmer la progression de leurs relations, notamment économiques. Le traité de paix et le problème territorial sont dans les esprits, bien que le Japon et la Russie soient encore loin d’une résolution finale.

Contexte

Situés au nord-est de Hokkaidô, la plus septentrionale des quatre îles principales du Japon, les quatre îles contrôlées par la Russie et revendiquées par l’Archipel (Iturup/Etorofu, Kunashir/Kunashiri, Shikotan et l’archipel Habomai) représentent un territoire d’environ 5 000 km².
Dans le traité de Shimoda de 1855, le Japon et l’Empire russe reconnaissent que les quatre îles, entre autres, appartenaient à l’Archipel. À la fin de la « Guerre de Quinze ans », le 9 août 1945, l’Union soviétique brise le pacte de neutralité jusqu’alors en vigueur en déclarant la guerre au Japon, puis envoie notamment son armée dans les îles Kouriles. Avant 1948, les 17 300 Japonais qui y habitaient sont contraints d’évacuer.

Occupé depuis fin 1945 par les États-Unis, le Japon retrouve son indépendance en 1952 suite à la signature du traité de paix de San Francisco un an plus tôt. L’URSS, non signataire, normalise ses relations avec l’Archipel en octobre 1956 : si l’état de guerre entre les deux pays prend fin à ce moment-là, aucun traité de paix n’est signé et cette situation est toujours valable aujourd’hui.

Après une baisse de la population russe suite à l’effondrement de l’Union soviétique, les Kouriles du Sud se sont redéveloppées sous l’impulsion de la politique menée par Vladimir Poutine depuis une dizaine d’années. Ces îles comptent aujourd’hui quelque 16 700 habitants.

Soixante ans de négociations

Le 19 octobre 1956, à Moscou, le Premier ministre Ichirô Hatoyama et son homologue soviétique Nikolaï Boulganine ont signé une « déclaration » qui précise dans son neuvième article qu’après la signature d’un traité de paix entre les deux pays, l’URSS consent à remettre Habomai et Shikotan au Japon, tout en conservant Etorofu et Kunashiri, soit 93 % de ces territoires disputés. Les deux pays en sont restés là, Tokyo refusant l’idée d’un retour de deux îles sur quatre.
Le soutien à cette vision s’est aussi retrouvé au niveau local, et pas uniquement à Hokkaidô. En témoignent par exemple les messages érigés en 1988 devant la gare d’Uji, ville de 200 000 habitants au sud du département de Kyôto – et à 1 300 kilomètres des îles du Nord – : « Faisons en sorte que les Territoires du Nord, qui ont été bâtis par nos ancêtres, nous soient rendus ; le jour où les Territoires du Nord nous reviendront sera le jour de la paix. » Depuis la décision de son édification, votée à l’unanimité par le conseil municipal d’Uji, l’obélisque est toujours debout.

Cependant, les négociations pour la conclusion d’un traité de paix se sont poursuivies et des étapes importantes ont été franchies. En 1992, après l’effondrement de l’Union soviétique, Boris Eltsine a proposé de céder les deux petites îles et de concentrer la discussion sur les deux grandes. En vain, puisque le Japon campait sur sa position, soutenue par la majorité de sa population, de retour de l’ensemble des Territoires du Nord. En accepter deux aurait été prendre le risque de ne jamais récupérer les deux autres. En 1993, la « déclaration de Tokyo » a réaffirmé le désir de conclure un traité de paix et de résoudre cette question territoriale. C’est tout… En 2001, le président russe Vladimir Poutine et le premier ministre japonais Yoshirô Mori ont signé une nouvelle « déclaration commune » à Irkoutsk. Y était présent un certain Shinzô Abe, alors vice-porte-parole du gouvernement. Mais une fois n’est pas coutume, les désaccords du côté nippon ont bloqué l’avancée du dossier.

La « nouvelle approche »

Fin avril 2013, Shinzô Abe s’est rendu en Russie, une première pour un chef du gouvernement nippon depuis dix ans. Son objectif : établir une relation de confiance avec le président russe Vladimir Poutine pour faciliter les négociations en vue d’un traité de paix. Les deux hommes se sont alors montrés déterminés pour accélérer le processus et régler la dispute territoriale. Puis vint la crise en Ukraine en 2014 et les sanctions économiques japonaises contre la Russie, entraînant l’annulation de la visite de Vladimir Poutine au Japon prévue en février et qui devait se faire à l’automne 2014.

Dans l’espoir de sortir de l’impasse, en mai 2016, Shinzô Abe a proposé une « nouvelle approche » à Vladimir Poutine. En s’appuyant sur les échecs passés, il s’agirait à présent d’une réelle discussion, avec des propositions réciproques et non plus unilatérales, portant également sur la coopération économique et le développement conjoint des territoires.

Début septembre, devant une salle comble au forum économique oriental de Vladivostok, Shinzô Abe s’est adressé directement au président russe, par son prénom. « Vladimir, notre génération doit avoir le courage d’accomplir son devoir. En surmontant toutes les difficultés, le Japon et la Russie vont laisser aux jeunes de la prochaine génération un monde qui permettra de développer grandement leurs potentiels. » Ces mots, empreints de bonne volonté – voire d’intimité en omettant le patronyme Vladimirovitch –, récoltèrent l’enthousiasme des Russes, Vladimir Poutine compris. Mais ils furent bien trop flous pour savoir dans le détail ce que se sont dit les deux hommes la veille, lors d’un entretien en privé.

Ce qui est certain, c’est que l’économie occupe une place de choix. L’Extrême-Orient russe est en crise démographique et économique, faisant craindre un délitement du territoire russe et un affaiblissement de la capacité de projection vers une Asie si prometteuse. Sanctions suite à l’annexion de la Crimée, baisse des prix du pétrole : l’économie russe en a pris un coup. Ce qui explique le grand intérêt de Vladimir Poutine pour la collaboration économique en huit points proposée en mai dernier par le Japon, notamment dans les domaines médicaux et énergétiques. Des mesures pour inciter les entreprises nippones à s’implanter en Russie, comme l’allègement des conditions de délivrance de visas, ont également été évoquées.

*Interview d’Alexander Panov (ancien ambassadeur de Russie au Japon et professeur à l’Institut d’État des relations internationales de Moscou), in Asahi Shimbun, 5 octobre 2016, p. 4.**Michio Ezaki (commentateur), « Roshia ni ki wo yurushite ha ikenai », Seiron, décembre 2016, p. 76-81.***Yoshinori Kitano (analyste spécialiste de la Russie), « Hoppôryôdô « 2jima senkô henkan » ha nihon ni totte sonka tokuka », 3 octobre 2016.
Par ailleurs, de bonnes relations russo-japonaises sont nécessaires pour assurer la paix et la prospérité en Asie-Pacifique, un tel rapprochement offrant aux deux pays la possibilité de jouer un plus grand rôle face à la Chine et aux États-Unis dans la zone Asie*. Mais, surtout dans la presse japonaise de droite, la capacité de la Russie à respecter ses promesses est mise en doute, comme sa sincérité au vu des liens, quoique non stables, qui l’unissent à la Chine – avec qui elle n’a officiellement plus de problème territorial depuis 2004**. La présence de Vladimir Poutine aux côtés de Xi Jinping lors des parades militaires de septembre 2015 pour le 70e anniversaire de la « victoire contre le Japon », ainsi que les exercices militaires conjoints en mer de Chine en septembre 2016 en sont des exemples. En cas d’aggravation de la situation, une guerre opposant le Japon à une alliance Chine-Russie, les États-Unis pouvant choisir de ne pas intervenir, n’est pas à exclure***.

Combien d’îles pour le Japon ?

Panneau de revendication des Territoires du Nord, installé depuis 1988 devant la gare d’Uji, à Kyôto au Japon. (Copyright : Jean-François Heimburger)
Panneau de revendication des Territoires du Nord, installé depuis 1988 devant la gare d’Uji, à Kyôto au Japon. (Copyright : Jean-François Heimburger)
*NHK News, « Roshia, etotofutô to kunashirotô ni shingata misairu habi », 22 novembre 2016.
Quoique le Japon le souhaite fortement, une restitution des quatre îles est inenvisageable. La Russie n’entend absolument pas abandonner ses avantages stratégiques et économiques offerts par l’administration des îles Etorofu et Kunashiri, qui comptent des infrastructures et des personnels militaires, en plus des quelque 14 000 habitants. D’autant plus que Moscou vient d’y renforcer son arsenal militaire le 22 novembre 2016, avec un système de missiles antinavires sol-mer d’une portée de 300 à 500 km*. Certains analystes japonais y voient d’ailleurs une menace, alors que dans le même temps, à Hokkaidô, le nombre des chars et canons des Forces terrestres d’autodéfense a fondu dans le cadre du projet de défense 2014. Cette crainte se retrouvait, dès le lendemain de l’annonce du renforcement de l’arsenal, dans les pages opinions du quotidien national Asahi Shimbun : le dessinateur a profité du séisme et du tsunami de 3 m qui se sont produits au Japon ce même 22 novembre pour représenter Vladimir Poutine en vague géante, le « cœur refroidi », propulsant un Shinzô Abe, « aveugle », dans les airs.
*Asahi Shimbun, « Hoppôryôdo kôshô, ugokuka », 19 octobre 2016, p. 4.
La restitution de deux îles sur quatre, sur la base de la déclaration de 1956, paraît en revanche plus plausible. Une solution à nouveau évoquée publiquement par Vladimir Poutine début septembre, le président russe ayant même indiqué que la Russie entendait « retourner » et non plus « remettre » Habomai et Shikotan*. Sauf que cela n’est pas si aisé : si les îlots Habomai ne sont pas habités par des civils, que deviendraient les quelque 2 900 habitants russes de l’île Shikotan ? En cas d’accord, prévoyant peut-être une cohabitation entre les deux populations, la Russie, à condition de convaincre les trois quarts de sa population qui s’opposent à cette solution, s’en tiendrait là, satisfaite de conserver la grande majorité de ces territoires disputés. Mais le Japon quant à lui pourrait continuer de réclamer les deux grandes îles, sans quoi Shinzô Abe décevrait un petit tiers de ses concitoyens qui réclament la restitution de l’ensemble des Territoires du Nord. Le soutien dont bénéficient les deux hommes dans leur pays pourrait-il faire passer la pilule ? Possible. Rappelons que l’accord nippo-coréen sur la question de femmes de réconfort en décembre 2015 a été majoritairement apprécié dans l’Archipel et n’a pas entamé la popularité du Premier ministre japonais.
*Interview de Dmitry Streltsov (directeur du département des études orientales de l’Institut d’État des relations internationales de Moscou), in Asahi Shimbun, 6 décembre 2016, p. 4.
Une troisième option consisterait à laisser cette question territoriale en suspens. Si la Russie est a priori ouverte pour remettre les deux petites îles, les avis sont partagés sur le transfert de la souveraineté : certains estiment qu’il se fera nécessairement*, quand d’autres évoquent un flou entretenu par la Russie sur ce point, laissant penser qu’aucune île ne serait réellement cédée. Un sondage de la NHK a révélé en septembre dernier que 70 % des Japonais pensaient qu’il n’y aurait aucun progrès dans la discussion. Lucides ? Peut-être bien.

La rencontre de la dernière chance ?

*Voir par exemple les propos de Hakubun Shimomura, membre du Parti libéral-démocrate : in Jiji, « Abe-Putin summit « last chance » to solve isle row: LDP exec », 27 novembre 2016.**Interview de Nobuo Shimotomai (professeur à l’université Hôsei et spécialiste de la Russie), in Asahi Shimbun, 3 décembre 2016, p. 17.
Certains observateurs ont vu un changement d’attitude lors de la rencontre entre MM. Poutine et Abe à Lima le 19 novembre, peut-être en lien avec la victoire de Donald Trump quelques jours plus tôt*. De même, lors de son discours, Shinzô Abe a prononcé à trois reprises « ce n’est pas facile ». Certes, tout ne se règlera pas en une fois. Mais la rencontre prévue mi-décembre pourrait permettre d’accélérer l’avancée vers la signature d’un traité de paix et d’amitié. Certains pensent qu’il pourrait ne pas y avoir d’autre chance en cas d’insuccès**. Il reste en tous les cas peu de temps aux deux hommes, leur fin de mandat pouvant prendre fin en 2018.
*Interview d’Akitaka Saiki (ancien vice-ministre des Affaires étrangères), in Asahi Shimbun, 4 octobre 2016, p. 3.
Le 15 décembre 2016, le président russe se rendra donc chez le premier ministre japonais, à Yamaguchi, département d’origine de Shinzô Abe. L’idée de passer du temps en tête à tête germait dans l’esprit d’Abe dès le début de son second mandat. Il est prévu que le rendez-vous se déroule dans une auberge traditionnelle japonaise, avec une hospitalité maximale*. Peut-être dégusteront-ils une spécialité de la région, le fugu, poisson goûteux dont les viscères contiennent un poison violent. Seuls des chefs formés et diplômés sont habilités à séparer la chair des organes sans la contaminer. Pour les dirigeants russes et japonais, l’enjeu consistera à être aussi habiles pour éviter d’interrompre les fonctions vitales de la paix en Asie du Nord-Est.
Par Jean-François Heimburger

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A propos de l'auteur
Jean-François Heimburger est journaliste indépendant et chercheur associé au CRESAT (laboratoire de l’Université de Haute-Alsace). Spécialiste du Japon, il est auteur de l’ouvrage "Le Japon face aux catastrophes naturelles" (ISTE Éditions, 2018).