Malaisie : le "people power" et les élections "propres" selon Tian Chua
Contexte
À la suite du mouvement Reformasi à la fin des années 1990, Chua Tian Chang, alias Tian Chua, a passé deux ans en détention et est régulièrement inquiété depuis pour ses prises de position. Né en 1963 à Malacca dans une famille sino-malaisienne, ce militant formé en Australie puis en Europe, engagé dans les mouvements syndicaux et de droits humains, est aujourd’hui député pour le parti d’opposition People’s Justice Party (Parti Keadilan Rakyat, PKR) dont il assure également la vice-présidence.
Maria était dans un centre de détention de la police à Batu, ma circonscription. J’y ai été détenu au titre de l’ISA, l’Internal Security Act, en 2001. Nous étions à l’isolement, dans une cellule avec une plate-forme en ciment et des toilettes encastrées. L’espace est plutôt étroit [4,5m sur 2.4m pour la cellule de Maria Chin et les lumières 24 heures par jour selon The Guardian, 24 novembre 2016]. Elle a dû être interrogée jour et nuit, au moins toute la journée. Cette loi autorise le gouvernement à faire détenir une personne suspectée d’avoir des activités « attentatoires à la démocratie parlementaire », une formulation vague et propice aux abus. C’est cela, le Sosma. Une mesure pareille est anti-constitutionnelle et s’oppose aux droits humains, ce sont des méthodes terroristes. Ce genre de torture vise à intimider les personnes qui portent des critiques légitimes contre le gouvernement. D’un point de vue philosophique, il n’est pas souhaitable d’utiliser ce genre de moyens, serait-ce contre des terroristes, car cela ne nous rend pas différents d’eux. Nous justifions l’action des terroristes quand nous utilisons des mesures anti-démocratiques.
Une autre bonne nouvelle, c’est que l’Umno [United Malay National Organisation, le parti malais ethnique qui mène la coalition nationale, Barisan nasional, au pouvoir depuis 1957] a dans un premier temps soutenu la mobilisation des chemises rouges [un mouvement d’opposition à Bersih]. Mais quelques jours avant la manifestation, le secrétaire général du parti leur a refusé leur agrément car des leaders n’assumaient pas ce soutien. Il semble que l’Umno soit en train de se diviser et qu’ils soient incapables de relever le défi que représente Bersih. Il y a beaucoup de désaccords au sein du parti. Ce n’est pas que j’espère que l’Umno explose un jour, c’est en train d’arriver !
Il y a eu différentes vagues de démocratisation en Asie. Lors de la décolonisation, nous sommes l’un des rares pays qui n’a pas fait de révolution pour conquérir son indépendance. Dans les années 1970, beaucoup de pays ont connu une certaine agitation politique et progressé dans leur démocratisation avec les mouvements étudiants ou d’opposition à la guerre du Vietnam. Mais là encore, la Malaisie n’a pas été touchée. À la fin des années 1990, après la crise financière asiatique, on a vu une vague de démocratisation de la Corée du Sud à l’Indonésie mais là encore, nous l’avons manquée. Les modèles de démocratisation en Asie partagent certaines caractéristiques : une insatisfaction du peuple et une division dans le parti au pouvoir. Ces deux conditions étaient réunies pendant la crise financière.
En Asie, la légitimité d’un gouvernement tient à son armée ou à sa capacité à maintenir une bonne santé économique, à fournir des emplois. Les droits humains et la démocratie peuvent être sacrifiés pour cela, mais si le pays s’appauvrit, le contrat est rompu entre le peuple et ses dirigeants. Et enfin, il faut une figure d’opposition conservatrice, issue des rangs dirigeants. C’est une règle : Aung San Suu Kyi est la fille d’un leader politique, Megawati [Sukarnoputri, présidente de l’Indonésie de 2001 à 2004] est la fille de Sukarno – c’est une histoire de filles et de veuves en Asie du Sud-Est. Même dans le cas d’un mouvement de masse, les gens se rassemblent derrière une figure relativement conservatrice. [En Malaisie le limogeage du vice-Premier ministre Anwar Ibrahim en 1998 et aujourd’hui la fronde de l’ancien Premier ministre Mahathir Mohamad offrent deux figures d’opposants venus des cercles dirigeants, NDLR]
Pour faire tomber un régime, toutes ces conditions doivent être réunies. Elles le sont en Malaisie mais nos dirigeants ont réussi à utiliser la division ethnique pour retarder sa chute. Nous sommes une nation divisée, c’est pour cela que la peur est toujours plus forte que le besoin de changement. Les Malais diraient : « Je ne veux pas de Najib, mais je ne veux pas non plus que les Chinois prennent le pouvoir. » Les Chinois diraient : « Je veux que ça change mais je ne veux pas perdre des droits en matière de laïcité si le PAS [le parti islamique] arrive au pouvoir. » Il y a toujours une répugnance qui tient à notre désunion. Bien que les trois conditions soient déjà réunies, il nous faut également surmonter la division ethnique si nous voulons arriver quelque part.
Mettre tous les Chinois dans des circonscriptions qu’on leur abandonne, comme c’est le cas actuellement, mène à créer un nouveau Liban parce que dans ce cas, pour être élu, il suffit de représenter son groupe au parlement : seulement les chrétiens maronites ou les coptes ou les musulmans chiites, etc. C’est un jeu dangereux. Le PKR a un avantage parce que nous avons des représentants de tous les groupes ethniques : Chinois, Malais, Indiens, [les peuples autochtones] Orang Ulu, Iban ou Kadazan. Quand nous siégeons, nous ne parlons pas pour nos communautés, nous nous emparons des questions politiques. Nous soutenons des politiques qui sont acceptables pour toutes les communautés parce qu’elles n’en perdent de vue aucune. Les autres partis ne fonctionnent pas comme ça.
Pendant longtemps, la Malaisie n’a pas eu de parti comme le PKR. Espérons que le pays continuera à évoluer vers une situation, un peu comme en Europe, où les partis sont multiculturels et se différencient par leurs sympathies de gauche ou de droite. Alors seulement, il est possible de discuter rationnellement. Je ne voudrais pas parler de lutte des classes, mais dans la situation actuelle, nous supposons que les ouvriers chinois ont les mêmes intérêts que leurs patrons chinois, ce qui n’est pas vrai ! Leur voix n’est pas entendue et ils sont séparés de groupes qui ont des intérêts similaires… Nous tendons à faire comme si des politiques en faveur des millionnaires malais allait aider tous les Malais. Au contraire, elles peuvent bénéficier aux millionnaires chinois. La société malaisienne est aveugle à cela : c’est une société en M avec trois piliers en bas très séparés et au-dessus, des élites économiques très unies et qui savent collaborer entre elles.
Je suis parti à Hong Kong travailler pour l’Asian Monitor Resource Centre, une organisation syndicale qui documentait l’unionisme en Asie. La Chine vivait alors une période d’industrialisation massive tandis que le FMI et la Banque mondiale imposaient dans nombre de pays asiatiques des programmes d’ajustement structurel qui menaient à la destruction des syndicats. Nous documentions tout cela. Avant mon master, j’étudiais la philosophie du XXe siècle, l’existentialisme, la sémiotique… J’étais très moderne ! Je me suis ensuite dirigé vers des études plus pratiques, les ressources humaines et le travail à l’Institute of Social Studies à La Haye aux Pays-Bas. À mon retour en Malaisie en 1995, j’ai rejoint le mouvement Reformasi. J’ai toujours été engagé dans les mouvements syndicaux et pour les droits humains. J’ai été un des directeurs de Suaram [la principale ONG malaisienne de défense des droits humains].
La Malaisie [ne connaît pas ces insurrections] parce que les politiques ethniques ici sont accomplies. Les colons britanniques étaient obsédés par l’identité ethnique et la classification des êtres humains. « Indien » ne suffisait pas, il leur fallait préciser encore la caste. Quand vous commencez à préciser l’ethnicité sur un document d’identité, c’est sans fin. L’identité malaise est une histoire de culture, pas de gênes. Mais au début du XIXe siècle des anthropologues ont cru avoir découvert quelque chose avec l’ethnicité et les Britanniques se sont mis à classer en conséquence les sujets coloniaux. Ils sont très conscients de la race. Les Espagnols, eux, n’ont jamais partagé ces idées : dans leurs colonies, il y a toujours eu de la mixité et un moindre sens de l’appartenance à un groupe ou à l’autre. Le catholicisme homogénéise le peuple. Les Britanniques, en fixant l’identité ethnique et en créant l’« equal power », par exemple pour protéger les musulmans des hindous ou le contraire, ont fini par créer des communautés très séparées et à trouver cela juste.
[Après l’indépendance de la Malaisie], notre classe dirigeante a voulu se montrer équitable et protéger certains groupes, ce qui a fini par créer un équilibre instable. Il y a désormais une perpétuelle tension entre les groupes. [En 1957], la population consistait en une moitié de Malais et une moitié d’autres. Mais l’immigration menaçait l’équilibre. Ainsi, en écartant Singapour [en 1965] et ses 70 % de Chinois, les Malais avaient une majorité en Malaisie. Si les Chinois n’apprécient pas, ils n’ont qu’à partir à Singapour !Soutenez-nous !
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