Malaisie : Najib Razak tente de décapiter le mouvement Bersih de la société civile
Après la manifestation de samedi, Najib Razak paraît loin d’être affaibli, malgré l’immense scandale de corruption 1MDB, qui ternit son image. Comment expliquer le rapport de force actuel entre le Premier ministre et la société civile qui demande sa démission ? Qui était à la manifestation de samedi ? Quels sont les espoirs de ceux qui se sont mobilisés ? Le reportage à Kuala Lumpur d’Aude Vidal.
Contexte
Le 9 juillet 2011, la « marche pour la démocratie » organisée par la « Coalition for Clean and Fair Elections », dont l’acronyme est Bersih (« clean » en malais), a un retentissement mondial. Elle est connue sous le nom de « Bersih 2.0 » car elle fait suite à une première manifestation de Bersih en novembre 2007. Bersih exigeait alors des élections propres et dénonçait la corruption dans ce pays gouverné sans alternance depuis 1957. Aujourd’hui, le mouvement porte des revendications supplémentaires : la participation du parlement à la vie publique, celle de la société civile et le développement de la partie la plus pauvre du pays, sur l’île de Bornéo, où ont eu lieu également des manifestations dans les capitales d’État Kuching et Kota Kinabalu.
Pas de violence entre les « chemises jaunes » de Bersih et les « chemises rouges » pro-Najib
Le jour du rassemblement, une fois les manifestants réunis dans deux cortèges jaunes, la crainte des chemises rouges n’a plus été qu’un mauvais souvenir. Celles-ci ont défilé tranquillement, à l’écart, et un seul acte de violence a été répertorié – des coups portés par une chemise rouge contre un participant à Bersih. Les forces de police, très nombreuses mais pour la plupart désarmées et cordiales, n’ont mené aucune répression. Elles ont interdit l’accès à la place de l’Indépendance, fermé autoroutes et rues à la circulation et contrôlé les rares incidents dont la presse s’est fait l’écho le lendemain. Il était même question ce dimanche 20 novembre dans le quotidien The Star d’un exercice au canon à eau qui a mal tourné, les policiers finissant par s’asperger eux-mêmes.
Le gouvernement choisit la répression avant la manifestation
En parallèle, le secrétaire de Bersih Mandeep Singh et d’autres militants ont été accusés d’avoir organisé des émeutes, tandis que des dirigeants de partis membres de la plate-forme ont été arrêtés pour sédition. Largement utilisé en 2015 contre des parlementaires d’opposition, des universitaires ou des journalistes, le Sedition Act date de l’époque coloniale et a été critiqué avec vigueur par l’opposition malaisienne et ses alliés, associations de défense des droits humains notamment. Samedi, d’autres arrestations ont eu lieu : celle de Steven Gan, le rédacteur en chef du site d’information indépendant Malaysiakini, et de deux dirigeants du parti d’opposition PKR, dont le parlementaire Tian Chua à son retour de la manifestation. Human Rights Watch, qui a envoyé une délégation à Kuala Lumpur, a condamné la répression en cours à l’instar de plusieurs associations régionales.
Mais certaines amitiés internationales coûtent cher : c’est au nom d’un soutien financier de la part de la fondation Open Society que sont en partie dirigées les poursuites contre Bersih et Malaysiakini. George Soros, qui finance la fondation, n’est guère apprécié depuis son comportement prédateur lors de la crise économique de 1998 qui a secoué durement la Malaisie. Malaysiakini reconnaît avoir touché une petite subvention de la fondation sans que cela influence le contenu du site ni n’en fasse « un agent au service des forces étrangères », comme le prétend un dirigeant UMNO.
Pourquoi Bersih veut la démission de Najib Razak ?
L’« officiel malaisien n°1 » (MO1), comme l’appelle à mots couverts le département américain de la justice dans ses rapports, est mis en cause dans le scandale 1MDB, du nom d’un fonds de développement pour les régions défavorisées du pays. Accusé d’avoir détourné 700 millions de dollars à des fins personnelles alors qu’au total, quelque 3,5 milliards manquent au fonds, les dénégations de Najib peinent à convaincre : cette somme est bien apparue sur son compte mais il s’agirait selon lui d’un don sans rapport avec sa fonction officielle. Alors que le pays traverse une crise économique larvée – le ringgit malaisien a perdu 5 % de sa valeur en quatre mois -, sa politique est remise en cause, notamment l’établissement en 2015 d’une taxe de 6% sur les biens et les services (GST) qui a durement touché les entreprises les plus fragiles. La réponse la plus fréquente du gouvernement aux mises en cause de plus en plus audibles de l’opposition est de faire apparaître toute contestation comme un comportement propre à la minorité chinoise, laquelle constitue un quart environ de la population.
Qui a manifesté dans les cortèges de Bersih ?
Coiffés de couronnes tressées, un groupe d’Orang asli (les trois peuples autochtones ultra-minoritaires dans la péninsule) a fait le voyage depuis les hautes terres de l’État du Pahang ou du Kelantan, où des communautés autochtones bloquent des routes de montagne depuis quelques semaines pour lutter contre l’abattage de la forêt. Des militants LGBT sont aussi présents, malgré le risque pour ceux d’entre eux qui sont musulmans d’être poursuivis en justice. Des trentenaires indiens venus de Batu Caves, au nord de la métropole, ont un seul mot pour expliquer leur présence : corruption.
Les Malais que nous avons croisés pendant cette semaine où il a été beaucoup question de Bersih mettent plus souvent en avant des raisons économiques, la GST et leur appauvrissement, dû à la mauvaise santé du pays. Melissa, jeune femme trentenaire, raconte combien la société malaisienne est en crise et les visages d’habitude renfrognés. Ce samedi, « on sent une ambiance très joyeuse ». En début d’après-midi, après que les cortèges ont été arrêtés par les barrages de police et la pause-déjeuner décrétée par chacun, l’appel se diffuse à se retrouver devant les tours Petronas, dans un quartier un peu excentré. Peu à peu, des groupes arrivent, la circulation est bloquée et des leaders prennent la parole les uns après les autres. L’énergie de la matinée disparaît à mesure que le ciel se couvre.
La contestation contre Najib a-t-elle un avenir ?
Le paysage politique, qui mettait face à face trois partis ethniques conservateurs dans le Barisan nasional et trois partis plus progressistes et différemment marqués ethniquement, explose et se recompose. Le PAS, parti islamiste de gauche, a récemment pris acte de sa droitisation lors d’une scission. Le nouveau parti de Mahathir Mohamad n’est encore qu’une annonce. L’offre politique sera-t-elle structurée à temps pour les prochaines élections qui se tiendront entre l’année prochaine et la suivante, selon le calendrier choisi par Najib Razak ?
Parmi les manifestants, aucun ne s’enthousiasme à l’idée de la prochaine échéance électorale. La dernière fois (en 2013), rappelle Melissa, « il y a eu des coupures de courant pendant le dépouillement de certains bureaux, des travailleurs migrants étonnamment dotés de cartes d’électeurs, tout qui laissait imaginer une fraude massive ». Personne ne semble compter sur les prochaines élections pour changer la donne. M. Teoh explique le paradoxe : « Il faut se bouger pour que les choses changent avant les élections, sinon on aura encore les mêmes. » Les « émeutes » et les actes « séditieux » ne sont pour l’instant une réalité que sur les actes d’accusation des opposants. Bersih se veut pacifique, joyeux et ramasse bien les papiers derrière son passage. Joyeux mais sans trop d’espoir : les manifestants de Bersih paraissent sans perspective politique puisque selon eux, ni les élections ni la rue ne peuvent rien à la dégradation continue de leur vie publique. Qu’est-ce qui arrivera à déboulonner un Premier ministre d’autant plus dangereux qu’il est aux abois ?
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