Société
Entretien

Corée du Sud : le chanteur folk Kim Kwang-seok s'est-il vraiment suicidé ?

photo du guitariste
Le guitariste-chanteur sud-coréen de folk music Kim Kwang-seok. (Source : Nathan Hendrix / Wordpress )
Elvis, Michael Jackson ou Prince, la disparition des stars de la pop est parfois entourée de mystère. Même chose pour Kim Kwang-seok en Corée du Sud. Vingt ans après le décès de l’icône de la scène folk sud-coréenne, un documentaire remet en question la thèse de son suicide. Qui a tué Kim Kwang-seok ? a été présenté cet été dans le cadre du festival de Bucheon. Le film réalisé par Lee Sang-ho revient sur les circonstances qui ont entouré le décès de l’artiste en 1996. Un film qui pose plus de questions qu’il n’apporte de réponses. La quête de cet ancien reporter de télévision viré par sa chaîne pour des raisons politiques étant aussi une interrogation sur les difficultés d’exercer le métier de journaliste dans la Corée d’aujourd’hui.
Qu’est-ce qui vous a donné envie de revenir sur cette disparition tragique ?
Lee Sang-ho : C’est une longue histoire… J’ai commencé ma carrière de journaliste au service société à la télévision. Je passais alors mes journées et une partie de mes nuits avec la police sur les affaires criminelles. C’est alors que j’ai découvert que certains décès pouvaient demeurer suspects. Certaines morts sont mystérieuses, tous les crimes ne sont pas résolus et les policiers ne referment pas toutes leurs enquêtes. Cela fait un peu série américaine ce que je raconte, mais c’est vrai partout et dans toutes les polices du monde en réalité. À cette époque, je me suis dit que les journalistes pouvaient aussi contribuer à lever une certaine part d’ombre et aider à résoudre ces dossiers non classés. Et puis, j’ai assisté aux suites du décès de Kim Kwang-seok. Je venais d’intégrer la rédaction de MBC un an plus tôt. J’étais tout à côté de l’hôpital où le corps du chanteur a été transporté. J’ai vu la belle-mère de Kim Kwang-seok, puis son épouse et j’ai constaté que les deux femmes ne disaient pas la même chose. Toutes les deux ne formulaient pas le même récit, elles ne se souvenaient pas des mêmes détails sur les dernières heures du chanteur. C’était vraiment bizarre… Dès cette époque, j’ai commencé à avoir des doutes sur la version officielle du suicide.

Contexte

Mort trop jeune comme toutes les légendes du rock, Kim Kwang-seok continue de marquer les esprits en Corée du Sud. Ce documentaire réalisé à l’occasion des vingt ans de sa disparition en est une nouvelle preuve. Pour celles et ceux d’entre vous qui ne le connaissent pas encore, Kim Kwang-seok serait un mélange entre la fougue de Bob Dylan à ses débuts et la mélancolie de Vladimir Vyssotsky sur la fin.

Comme ses pairs américains et russes, le chanteur originaire de Daegu a en effet démontré qu’une voix nue et une guitare pouvaient à elles seules contribuer à changer des vies. La profondeur de ses textes mêlant les revendications sociales à une véritable empathie pour ceux et celles qui souffrent, résonne encore auprès d’une grande partie des Coréens, et notamment de la jeunesse sud-coréenne qui ne saurait se contenter des boys band d’ascenseurs et de la K-pop servi sur les plateaux télé.

Et comme d’autres rock stars disparues, Kim Kwang-seok n’a pas attendu l’âge du Christ pour se pendre à son domicile. C’était le 6 janvier 1996. Il avait 31 ans. Voilà en tous cas pour la thèse officielle, car deux décennies plus tard une partie des fans ne croit toujours pas à son suicide. A commencer par Lee Sang-ho dont le documentaire, Ireona ! – « Lève-toi ! » en coréen -, reprend le titre d’une des chansons phares du poète disparu.

Le réalisateur passe ainsi l’essentiel du film à promettre aux proches du défunt qu’il va tout faire pour trouver la vérité sur sa mort, cela sans véritablement y parvenir. Cinéma vérité, caméra subjective, de (trop) nombreuses questions restent sans réponse. Le réalisateur de Diving Bell confiait ainsi récemment au magasine Max Movie avoir voulu au départ courir le 100 mètres, avant que l’aventure ne se transforme en marathon à mesure que la ligne d’arrivée s’éloignait.

Les spectateurs que nous sommes en restent forcement un peu sur leur faim, même si là n’est pas l’essentiel. Car au-delà de l’enquête sur une mort que certains continuent de trouver énigmatique, c’est aussi toute la question du difficile chemin vers la vérité que pose Lee Sang-ho dans ce documentaire. Doté d’un doctorat de politique de l’université de Yonsei, notre confrère a passé vingt-et-un ans au sein de la rédaction de MBC, l’une des principales chaînes de télévision en Corée du Sud, avant de se faire mettre à la porte de son média suite à la reprise en main de la chaîne.

Aujourd’hui, Lee Sang-ho comme d’autres journalistes sud-coréens qui s’estiment victimes de remaniements politiques, démontrent qu’il est possible d’informer par d’autres moyens. Depuis cinq ans, Lee travaille ainsi pour le site Gobal News(« Révéler l’information »), spécialisé dans les enquêtes délaissées par les grands médias. Avec plus de 500 000 abonnés à son compte Twitter et ses documentaires pour le grand écran, Lee Sang-ho continue de poser les questions qui dérangent. Une façon aussi d’interroger la profession de journaliste aujourd’hui en Corée du Sud.

Votre documentaire porte un sous-titre : « 20 ans d’enquête ». Pourquoi un parcours aussi long ?
Parce qu’à plusieurs reprises, mes projets n’ont pas abouti. Au début, j’ai voulu faire cette enquête dans le cadre de mon travail à la télévision. J’ai proposé le sujet à trois reprises, trois fois nous avons dû nous arrêter en chemin. La première fois, c’était cinq ans après la mort de Kim Kwang-seok. Avec le procureur chargé du dossier, nous sommes tombés d’accord sur le fait que les investigations n’avaient pas été menées à leur terme. J’ai repris mes recherches pour l’émission « 2580 », mais j’ai vite été stoppé sachant que l’équipe des policiers qui avait travaillé sur l’affaire avait été dispersée. La deuxième fois, c’est la chaîne pour laquelle je travaillais qui m’a demandé d’arrêter le reportage. À l’époque, j’avais pu obtenir des informations et des nouvelles sources, mais le service juridique a eu peur des conséquences et d’une éventuelle plainte en diffamation. En Corée du Sud, jusqu’en 2007, une décision de justice suite à une mort violente pouvait être contestée pendant quinze ans. C’est ce qu’on appelait le « gongsosihyo » (공소시효), la « validité de l’action publique ». Depuis 2015, cette limite temporelle a été abolie. Je voulais donc reprendre mon enquête, mais en raison de mon documentaire sur les « dossiers Samsung », le programme pour lequel je travaillais a été supprimé. Le temps passe malheureusement trop vite… On arrive déjà aux vingt ans de la disparition de Kim Kwang-seok et j’ai décidé de retourner à mon enquête de départ. Il y avait urgence, je voulais retrouver les témoins de l’époque avant que tous ne disparaissent. Cette fois, j’ai proposé ce film à des producteurs de cinéma.
Photo du journaliste
Le journaliste sud-coréen Lee Sang-ho. (Source : Koreanfilm.or.kr )
Cette mort pose de nombreuses questions sur lesquelles vous revenez dans le film. Pour vous, Kim Kwang-seok ne s’est pas suicidé ?
Pour moi, effectivement Kim Kwang-sok ne s’est pas suicidé. Beaucoup d’indices viennent conforter cette version. La pendaison au-dessus de l’escalier par exemple semble techniquement impossible selon l’expert que j’interroge dans le film. En même temps, je laisse les spectateurs se faire leur propre opinion. Certains pensent que le chanteur a mis fin à ses jours, d’autres qu’il a été assassiné. Chacun pense ce qu’il veut, mais pour moi tout laisse penser que la thèse du suicide ne tient pas.
Quelle est la place de Kim Kwang-seok en Corée du Sud aujourd’hui ?
Dans le documentaire, je filme un concert hommage donné à Séoul à l’occasion de la date anniversaire des vingt ans de sa disparition. De nombreux artistes reprennent ses chansons. Il est toujours respecté par le public, et notamment parmi les plus jeunes. C’est un chanteur absolu, Kim Kwang-seok, et donc une légende pour les Coréens. Il tient définitivement une place que peu de chanteurs ont dans la mémoire collective ici. En Corée du Sud, c’est quelqu’un qui fait penser à John Lennon, Bob Dylan ou Michael Jackson. Et quand je parle d’un chanteur absolu, je veux dire que c’est aussi un artiste engagé dont les textes parlent de la société coréenne. Les chansons de Kim Kwang-seok sont toujours incroyablement actuelles et continuent de résonner dans les cœurs vingt ans après sa mort. Sa popularité n’a pas été émoussée bien au contraire, ces textes touchent même de nouveaux publics. C’est donc vraiment ce qu’on appelle un chanteur culte.
Il y a de nombreuse séquences subjectives où vous apparaissez à l’écran. C’est aussi un documentaire sur le métier de journaliste, sur le doute… Un film sur la difficile quête de la vérité ?
Chacun y trouve ce qu’il veut encore une fois (rires), c’est un film ouvert. De toute façon, pour moi, faire du journalisme est forcement subjectif. J’assume cette part de subjectivité, je pense même qu’elle fait partie de l’enquête. J’ai mon idée de départ que je confronte aux faits et aux témoins, et je réagis en fonction dans le film. Il y avait aussi un problème d’images. Tous les droits d’auteur vont à la femme de Kim Kwang-seok, donc on avait peu d’images à notre disposition. On voit très peu de captations de ses concerts ou de ses passages à la télévision, tout simplement parce que nous n’avons pas pu obtenir les droits. Du coup, les critiques ont parlé d’un nouveau style de documentaire, avec une part très subjective qui encore une fois est totalement assumée pour ce projet.
Photo de l'affiche
Affiche du documentaire "Qui a tué Kim Kwang-seok ?" de Lee Sang-ho. (Crédit : DR)
Il y a une scène très forte où vous revoyez la mère du chanteur disparu. Dans la séquence d’après, on apprend que cette dernière vient de mourir. Vous êtes alors en voiture, et on vous sent profondément affecté par la nouvelle…
On fait partie d’une profession qui pense qu’en apportant la vérité, on peut changer le monde. C’est d’ailleurs un rôle qui est souvent accordé aux journalistes par une partie de l’opinion. Moi aussi j’ai cru à cela pendant longtemps. Ça fait maintenant vingt ans que je fais des enquêtes et je suis bien obligé de constater que cela n’a pas changé le monde. C’est un triste constat, mais malheureusement tout ce qu’il y a de plus vérifiable pour le coup : les journalistes ne changent pas le monde. Du coup, à quoi sert-on en réalité ? Qu’elle est l’utilité de ce métier, si elle existe ? Je pense que nous devons au minimum avoir, sinon de l’amour, à tout le moins de l’empathie pour les personnes que nous rencontrons. Même si on ne contribue pas à changer le monde, au moins attachons-nous une grande importance à la relation humaine. Voilà pourquoi je prends la main des victimes quand elles se confient. Je prends aussi les témoins dans mes bras lors des entretiens, et en dehors des interviews d’ailleurs. Pour moi, les journalistes ont aussi le devoir d’aider, de consoler, de réconforter celles et ceux qui souffrent.
Photo du journaliste sud-coréen Lee Sang-ho
Le journaliste sud-coréen Lee Sang-ho en session de travail sur son documentaire "Qui a tué Kim Kwang-seok". (Crédit : DR)
Trouver la vérité est difficile, on l’entend, mais il y a aussi ce message optimiste : on peut continuer à faire le métier de journaliste même quand on a été mis à la porte de son propre média…
Les choses sont toujours compliquées en réalité. Depuis une dizaine d’années, les grands médias ont abandonné leur rôle principal, à savoir collecter une vérité et la transmettre. Les gouvernements conservateurs qui se sont succédé à la tête de l’État ces dix dernières années ont rendu plus difficile le métier de journalisme en Corée. Du coup, de nouvelles formes de journalisme, de nouveaux médias ont fait leur apparition comme Newstapa ou Gobalnews. Ces derniers reposent sur la contribution des lecteurs. L’aide des citoyens n’est pas suffisante, mais cela permet quand même de faire des enquêtes. L’information et le journalisme d’investigation en Corée sont aujourd’hui un désert, mais grâce à ces nouveaux médias citoyens qui forment des petits oasis, nous espérons que le désert finira par reverdir. Ce sont des projets plus modestes et qui n’ont pas les moyens des grands médias, mais on espère que tous ces grains de sable vont finir par se retrouver. En même temps, le cinéma reste très populaire en Corée, c’est donc aussi un moyen de toucher un autre public. Le cinéma est d’ailleurs moins contrôlé et fait moins l’objet de censure que les grands médias dans le pays aujourd’hui.
Propos recueillis par Stéphane Lagarde

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A propos de l'auteur
Stéphane Lagarde est l'envoyé spécial permanent de Radio France Internationale à Pékin. Co-fondateur d'Asialyst, ancien correspondant en Corée du Sud, il est tombé dans la potion nord-est asiatique il y a une vingtaine d’années.