Politique
Entretien

Chine : Xi Jinping et la modernisation de l'armée

Sur un panneau géant à Guilin, dans la province chinoise méridionale du Guangxi le 13 mai 2016, le président chinois Xi Jinping applaudit le slogan suivant : "Accélérer le renforcement d'une armée de l'air puissante et aguerrir les capacités d'attaque et de défense".
Sur un panneau géant à Guilin, dans la province chinoise méridionale du Guangxi le 13 mai 2016, le président chinois Xi Jinping applaudit le slogan suivant : "Accélérer le renforcement d'une armée de l'air puissante et aguerrir les capacités d'attaque et de défense". (Crédits : GREG BAKER / AFP)
Après les réformes des années Jiang Zemin sur les liaisons dangereuses entre militaires et business, Xi Jinping souhaite une armée au niveau de l’Occident. Puissance continentale par tradition, la Chine modernise désormais sa marine à travers ses visées en mer de Chine du Sud. En quoi consiste cette modernisation ? Quelles sont encore les faiblesses de l’Armée de libération populaire (APL) ? Taïwan profite-t-elle de la politique chinoise en mer de Chine du Sud ? Pour Jean-Vincent Brisset, directeur de recherches à l’IRIS, le pays n’est pas encore capable de soutenir militairement l’ensemble de ses revendications insulaires.

Entretien

Le Général de brigade aérienne (2S), Jean-Vincent Brisset est directeur de recherche à l’Institut des Relations internationales et stratégiques (IRIS). Ingénieur de l’Ecole de l’Air, breveté pilote de chasse et diplômé de l’Ecole supérieure de Guerre aérienne, il a étudié le chinois à l’Institut des Langues Orientales, puis à l’Université Normale de Taipei où il a résidé avant de séjourner pendant trois années à Pékin en tant qu’Attaché de l’Air. Il a rejoint l’IRIS après avoir quitté le service actif en août 2001. Auteur de plusieurs ouvrages sur la Chine, il fournit par ailleurs les données sur la défense dans L’Année stratégique, ouvrage annuel de référence sur les relations internationales publié par l’IRIS aux éditions Armand Colin.

Jean-Vincent Brisset, directeur de recherches à l'Institut des Relations internationales et stratégiques.
Jean-Vincent Brisset, directeur de recherches à l'Institut des Relations internationales et stratégiques. (Source : Les Echos)
Depuis son accession à la tête du pays, le président Xi Jinping a mené une longue lutte de pouvoir au sein de l’Etat chinois. Où en est-il aujourd’hui ?
Contrairement à ce qu’affirment les pékinologues qui se trompent souvent, il est très difficile de savoir ce qui se passe derrière les murs de Zhongnanhai [le siège du gouvernement chinois à Pékin près de la place Tian’anmen, NDLR] car il n’existe pas d’accès. Pour ma part, j’essaye d’entretenir une vision globale de ces évolutions. Pendant longtemps, le Parti a commandé, l’armée a été son bras armé et l’Etat a obéi. Avec l’arrivée de Hu Jintao en novembre 2002, j’ai cru constater une volonté de professionnalisation chez les militaires et une volonté de modernisation chez les fonctionnaires avec l’ambition de se dégager de la tutelle du Parti. Lorsque Xi Jinping est ensuite parvenu au pouvoir, un consensus s’est rapidement formé pour qu’il obtienne les « trois couronnes » [Secrétaire général du Parti communiste, président de la Commission militaire centrale depuis novembre 2012 et président de la République populaire de Chine depuis mars 2013].

Tout en étant un prince rouge, Xi Jinping est d’abord un homme d’Etat qui a reçu une formation moderne et qui nourrit des ambitions personnelles. Il semble avoir voulu un Etat qui domine le Parti et auquel l’armée soit soumise. C’est un objectif fondamental chez lui et il a beaucoup bataillé pour imposer cette vision. S’il est, sur le papier, à la tête du Parti, de l’armée et de l’Etat, cela ne signifie pas pour autant qu’il puisse se faire obéir. Au sein de ces trois institutions, il y a des numéros deux, trois, avec un agenda personnel, qui nourrissent des factions et provoquent des luttes intérieures. Je pense que la majorité des militaires sont en faveur d’une professionnalisation des armées à l’inverse des membres du Parti qui rechignent à voir leur pouvoir se réduire. Pour imposer sa vision, Xi Jinping a utilisé les techniques classiques en Chine du nationalisme et des grandes campagnes de purge, en l’occurrence la lutte contre la corruption. Il a coupé un grand nombre de têtes et semble avoir réussi à s’être définitivement imposer aujourd’hui. Je pense qu’il n’a pas le choix : pour faire fonctionner le modèle qu’il a pensé pour la Chine, il est obligé de s’imposer comme le chef suprême, à la tête du Parti, de l’armée et de l’Etat.

Dans le cadre de cette grande lutte de pouvoir, comment se décline la réforme des armées ?
Dans sa volonté de réforme des armées, Xi Jinping s’est trouvé confronté à la résistance des commissaires politiques et d’une partie de l’armée de terre. L’orchestration d’un nationalisme fort par le président chinois peut s’expliquer par la volonté de s’attirer le soutien des militaires alors qu’il n’a rien pour les séduire. Certains se satisfont de cette orientation politique, notamment les va-t-en-guerre et l’ancienne génération qui s’autorisent des gesticulations et bruits de bottes dans certains dossiers. Xi Jinping a hérité d’un outil militaire dont la réforme avait déjà commencée sous Jiang Zemin, en 1998 lorsqu’il s’agissait de mettre un coup d’arrêt à « l’armée-business « . Les réformes de 2003-2005 ont ensuite été menées pour provoquer la « séparation des pouvoirs » entre l’industrie de défense chinoise et l’armée, pour faire en sorte que le donneur d’ordre ne soit plus le fabricant.

Aujourd’hui, l’Armée populaire de libération (APL) essaye d’être une bonne armée. Il a fallu imposer des méthodes afin de rapprocher son fonctionnement de celui des armées modernes occidentales. Sur le plan de l’interaction entre les trois armées, il a aussi fallu convaincre l’armée de terre de la fin de son emprise sur les deux autres armées, alors que traditionnellement, c’est l’inverse en Chine. Désormais, des militaires issus de la marine et de l’armée siègent au comité central du Parti et à la Commission centrale des Affaires militaires. Ceux qui ont examiné les conflits modernes comme l’Afghanistan, la Syrie ou la Libye, sont conscients des faiblesses de l’APL. Malgré des équipements de technologies diverses, elle est en effet en retard sur le plan de l’interarmisation et du C4ISRC4, [Commandement assisté par informatique, contrôle des communications, communications, I pour Intelligence et renseignement militaire, S pour Surveillance et R pour Reconnaissance], qui est un mode de fonctionnement à la base de l’organisation des armées modernes, et que l’APL souhaite ardemment intégrer.

Les écrits de certains colonels chinois, présentés comme des penseurs de la stratégie chinoise, ne sont le plus souvent que des réinterprétations de la pensée stratégique américaine, des vœux pieux à consommation occidentale. On constate finalement que la culture des 36 stratagèmes [traité chinois de stratégie datant probablement de la dynastie Ming, 1368-1644] à la base de la pensée militaire chinoise, reste très fortement ancrée dans les mentalités, comme la culture du combat asymétrique. On est encore dans l’expression d’une civilisation paysanne qui considère que le faible peut gagner face au plus fort en étant plus malin. Sur le plan technique, stratégique ou philosophique, les Chinois sont persuadés qu’il existe des raccourcis qui les dispenseront des longues et difficiles étapes dont on ne peut faire l’économie. C’est un problème car cela n’aboutit pas. Les enseignements de Sun Zi s’appliquent peut-être lors des conflits entre Chinois, mais beaucoup moins bien face à des puissances étrangères modernes (à la remarquable exception de la victoire contre l’Inde en 1962).

Comment jugez-vous la posture militaire chinoise en mers de Chine méridionale et orientale ?
En mer de Chine méridionale, Pékin tente de prouver qu’il sait déployer ses forces. A l’heure actuelle, les forces paramilitaires de la marine (douanes, garde-côtes, surveillance) ont été regroupées au sein d’une même unité et fonctionnent assez bien, même si cela reste une marine de garde-côtes améliorée sans réelle maitrise du combat à la mer de longue distance. Lors des opérations anti-piraterie dans le Golfe d’Aden en 2008, les Chinois ont prouvé qu’ils savaient faire des choses. Mais ils n’arrivent pas à maintenir dans la durée une présence à la mer de longue distance, ce qui les oblige à des retours réguliers au port, à la différence notable des trois grandes marines américaine, française et britannique. Cependant, face aux Vietnamiens et aux Philippins, ils sont compétitifs. Face à la marine japonaise, c’est encore différent : les Japonais semblent être de bons manœuvriers. Par contre, sur le plan de la projection et de la tenue à la mer, ils ont perdu la culture du combat maritime et ne sont pas encore redevenus de grands marins.
*L’amiral Liu Huaqing fut l’architecte de cette révolution stratégique. Considéré comme le « père de la marine chinoise moderne, il a été non seulement le chef d’Etat-major de la marine chinoise (1982-1988) mais aussi vice-président de la Commission militaire centrale (1989-1997) et organisé la transformation de la marine côtière chinoise en un outil militaire.
Il faut souligner que c’est la première fois que la Chine fait preuve d’une pensée stratégique dotée d’une volonté d’aller vers le grand large. De manière inédite, on constate la définition d’un objectif organisée autour d’étapes. C’est ici le résultat de l’influence de Liu Huaqing*, qui a pensé l’organisation de la marine chinoise, alors que la Chine a toujours été une puissance continentale. Selon nos normes, la marine chinoise s’est modernisée sur le plan des équipements, soit au moins 50% des bateaux, alors que seuls 10% des équipages auraient un niveau opérationnel correspondant. L’un des problèmes des Chinois est l’absence de relations militaires au niveau opérationnel avec d’autres armées, permettant des formations et surtout la formation des formateurs. Ils n’ont donc pas les moyens de progresser dans l’échange. Ils n’ont pas d’autres expériences du conflit que celle des guérillas terrestres. Ils n’ont pas ce savoir-faire et ce n’est pas dans les livres que cela s’acquiert.
Et sur le plan de l’aéronavale ?
* »Les neuf lignes de division dans la mer de Chine du Sud » est une démarcation utilisée par la Chine pour délimiter une portion de la mer de Chine méridionale sur laquelle elle affirme détenir une souveraineté.
Pour intercepter n’importe qui n’importe quand, une couverture radar complète et une capacité de coordination élevée sont nécessaires. Et pour être crédible, il faut être présent 24h sur 24, 365 jours par an. Les Chinois n’en sont pas encore capables du fait de l’étendue de la zone. S’ils veulent par exemple intervenir du côté de l’ile de Taiping contrôlée par Taïwan, dans l’archipel des Spratleys en mer de Chine méridionale, il leur faudra beaucoup de temps, ainsi que des ravitailleurs qui fonctionnent. C’est long et difficile et à titre de comparaison, cela reste difficile même pour nous, comme le montrent les interceptions régulières d’avions russes dans notre espace aérien ou celles par les Russes d’avions de l’Otan. Aujourd’hui, la Chine n’a pas les moyens de garantir la souveraineté sur la totalité de la « ligne en neuf points »* en mer de Chine méridionale.
Du point de vue de la politique étrangère, la posture chinoise en mer de Chine méridionale est-telle viable ?
La situation est complexe car la Chine a réussi à unir contre elle tous les Etats riverains. Ces derniers ont en plus convaincu les Américains de venir les aider et les Japonais et les Indiens se sont impliqués par leur présence au nom de la défense de la libre circulation maritime. En effet, 40% du trafic maritime mondial de marchandises passe par ces routes, dont une très grosse partie du trafic chinois : leurs exportations mais aussi les importations et les ressources énergétiques dont ils ont besoin. Et un grand nombre de navires étrangers transportant des produits chinois passent aussi par ces routes ! Les Chinois vont-ils réussir à sortir de cette posture, comme ils ont réussi à laisser se pacifier le dossier des Diaoyutai (Senkaku) ? Ce n’est pas sûr. La confrontation avec le Japon s’inscrit dans le domaine du bilatéral et les Chinois savent le gérer. Mais ils détestent le multilatéral dont ils se méfient et où ils ne sont pas à l’aise. Leur hantise, c’est que l’Association des Nations d’Asie du Sud-Est (ASEAN) adopte un communiqué conjoint sur ces questions. Jusqu’ici, ils sont arrivés à l’empêcher en suscitant des divisions au sein de l’ASEAN, grâce à des « obligés » (Cambodge en particulier). Les prochains sommets de l’ASEAN pourraient toutefois donner lieu à l’adoption d’un tel communiqué, ce qui rend la position de la Chine délicate d’autant que les Etats-Unis ont une présence plus marquée dans la zone au titre de leur politique dite de pivot.
*Le traité d’Aigun est un des Traités inégaux. Il est signé en 1858 entre la Chine impériale et la Russie impériale, et fixe les frontières contemporaines de l’Extrême-Orient russe. Il représente la révision des clauses du traité de Nertchinsk au profit de la Russie. Ses dispositions furent confirmées par la Convention de Pékin de 1860.
D’un point de vue des rapports de force au sein de l’ALP, la marine chinoise a intérêt à cette posture, mais ce n’est strictement pas le cas de l’armée de terre. L’armée de l’air n’est intéressée qu’à la marge car elle n’a pas les moyens de détection et d’interception dans la zone. C’est donc une affaire très politique qui s’inscrit dans la lecture de la carte des Traités inégaux qui résument les revendications chinoises et que j’ai déjà publiée plusieurs fois. J’ai toujours écrit que le jour où la Chine pourrait revenir sur un de ces traités inégaux, elle le ferait. Aujourd’hui, la mer de Chine méridionale est la seule des vieilles revendications sur laquelle les Chinois peuvent agir parce qu’ils ont accumulé une puissance suffisante et que les Etats riverains sont divisés. Ce n’est pas l’expression d’une volonté totale mais simplement du pragmatisme. Pour le moment, ils ne peuvent pas revenir sur le Traité d’Aigun* ou sur le Traité de Pékin par exemple, donc ils n’en parlent pas.
Taïwan profite-t-elle de cet investissement des forces chinoises en mer de Chine méridionale ?
Elle en bénéficie sans en bénéficier. Je pense que les plus importants des dirigeants à Pékin ne sont pas dogmatiques sur l’indépendance de Taïwan et qu’ils aimeraient pouvoir faire des affaires avec l’île, sans tension. Mais le premier qui oserait formuler cette évidence réunirait contre lui tous les autres. On est donc un peu dans la position de la France face à la perspective de la réintégration dans la structure militaire de l’Organisation du Traité nord-Atlantique (OTAN). A l’époque de la cohabitation [troisième cohabitation, 1997-2002, NDLR], Chirac et Jospin étaient très probablement d’accord sur la nécessité d’une réintégration, mais également sur le fait que le premier qui le formulerait se ferait « massacrer » par l’autre.

Sur le plan des tensions dans le détroit de Taïwan, je pense que chacun évite la confrontation. Tsai Ing-wen m’a d’ailleurs confirmé en personne, en 2012, la volonté de ne rien changer au statu quo. Sa décision récente de redynamiser une industrie de défense doit à mon avis se lire tout autant comme une politique de relance économique car c’est un secteur qui a toujours représenté beaucoup. Il faut aussi garder à l’esprit que les personnels de l’industrie de défense (les ingénieurs) à Taïwan sont traditionnellement dans son camp politique. Xi Jinping peut utiliser le nationalisme pour ressouder sa population, comme les Argentins ont fait avec les Malouines. Les Chinois sont donc capables de réagir vis-à-vis de Taïwan comme sur la mer de Chine méridionale si Xi Jinping se trouve confronté à un rival de haut niveau sur le plan intérieur ou si la puissance chinoise continue de lui monter à la tête, ce qui semble être le cas aujourd’hui. Il existe donc un risque de réaction brutale sur un coup alors que sur le plan strictement taïwanais, il n’existe plus de menace longue et raisonnée exercée par Pékin. Il faut donc faire preuve de prudence.

Propos recueillis par Hubert Kilian à Taipei

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A propos de l'auteur
Hubert Kilian vit à Taiwan depuis 2003 où il a travaillé comme journaliste pour des publications et des médias gouvernementaux. Il a régulièrement contribué à la revue "China Analysis". Il suit les questions de politiques étrangères et continentales à Taïwan, ainsi que certaines questions de société. Photographe, il a exposé à Paris, Taipei et Bandung.