Débat autour de l'homosexualité en Indonésie
Par exemple, lors d’un débat organisé en 2008 par Arus Pelangi (« le courant de l’arc-en-ciel »), une ONG qui se présente comme la « fédération indonésienne des LGBT », l’universitaire Siti Musdah Mulia – spécialiste de l’islam et présidente du Lembaga Kajian Agama Dan Jender (« Institut d’études des religions et des genres ») – cita le 3ème verset de la sourate 49 du Coran, « Al-Hujurat » (« les appartements »), qui proclame : « Ô hommes ! Nous vous avons créés d’un mâle et d’une femelle, et Nous avons fait de vous des nations et des tribus, pour que vous vous entre-connaissiez. Le plus noble d’entre vous, auprès de Dieu, est le plus pieux. Dieu est certes Omniscient et Grand Connaisseur » pour soutenir que « [i]l n’y [avait] pas de différence entre lesbiennes et non-lesbiennes. Aux yeux de Dieu, les gens sont évalués sur la base de leur piété ».
Egalement, Nurofiah, de la « Nahdlatul Ulama » (NU), la plus grande organisation socio-culturelle musulmane d’Indonésie (elle revendique pas moins de quarante millions de membres), avait expliqué que la notion dominante d’ »hétérogénéité » était une construction sociale qui avait amené à l’interdiction de l’homosexualité par la majorité.
Islam et homosexualité en Indonésie
Et s’il y a un endroit au monde où l’homosexualité a longtemps été considérée comme un délit, pour ne pas dire un crime, c’est en Europe et en Amérique.
L’Indonésie est encore une fois réduite à la religion majoritaire de sa population. Delphine Alles, spécialiste de l’Asie du Sud-Est à l’Université Paris Est-Créteil, écrit que : » depuis le début des années 2000, les dirigeants indonésiens composent avec l’image que leur renvoient observateurs et acteurs internationaux [:] présentée [jusqu’aux attentats du 11 septembre 2001] comme « le plus grand pays d’Asie du Sud-est », l’Indonésie est devenue le « pays musulman le plus peuplé au monde » dans le contexte d’une attention accrue au facteur religieux ».
Or, on ne peut réduire l’Indonésie à sa religion majoritaire. Le pays a des traditions antérieures à l’islam qui sont toujours vivantes.
Traditions et homosexualité en Indonésie
La danse Reog d’un coté raconte l’histoire de la lutte de Pujangga Anom, un ministre de la principauté de Ponorogo, contre Singabarong, une créature à la forme d’un lion (singa), esprit gardien de la forêt de Lodaya. Singabarong est représenté par un énorme masque, traditionnellement confectionné avec la peau d’une tête de tigre ou de léopard décoré de plumes de paon. Ce masque pèse de trente à quarante kilogrammes. Le danseur le tient avec ses dents.
A la tête d’une troupe de Reog est le warok, qui est censé posséder des pouvoirs spirituels. Pour préserver ce pouvoir, le warok doit éviter les relations sexuelles avec le sexe opposé. Cette croyance est originaire du bouddhisme tantrique (qui privilégie des rites qui incluent notamment des pratiques sexuelles) dans lequel on considère que le sperme est la source fondamentale d’un pouvoir qui peut être converti en un niveau supérieur de conscience, selon les mots d’Alicia Izharuddin, dans son article « Melancholic masculinity and representations of “traditional” homoeroticism in Indonesian fiction » (Anne Worthington, Queer Sexualities : Staking Out New Territories in Queer Studies, paru en 2012).
Au lieu d’une épouse ou d’une compagne, le warok a donc un gemblak, un jeune garçon qui est à la fois son partenaire intime et un des danseurs de sa troupe.
Toujours à Java, le théâtre populaire ludruk met également en scène des travestis comme le rappelle Stephen O. Murray et Will Roscoe dans leur ouvrage Islamic Homosexualities : Culture, History, and Literature paru en 1997. Enfin, comme le raconte Elisabeth D. Inandiak dans Les Chants de l’île à dormir debout : Le livre de Centhini (2005), l’homosexualité est également présente dans la tradition littéraire. Ainsi dans la Serat Centhini, poème épique écrit au début du XIX par un prince de Surakarta, le héros, Cebolang, a des relations sexuelles avec des hommes.
L’homosexualité est également présente dans la tradition à Sumatra. Par exemple, la danse Seudati en Aceh dans le nord de l’île se caractérisait par « le charme de danseurs travestis » (selon les termes de Sumarsam tiré de son ouvrage : Gamelan : Cultural Interaction and Musical Development in Central Java paru en 1995). On la décèle aussi dans la danse Indang de l’ouest de l’île.
Egalement, dans le sud de l’île de Célèbes, les Bugis ont une tradition qui reconnaît quatre genres : féminin, masculin, calabai, « fausse femme », et calalai, « faux homme ». Un calabai est ainsi anatomiquement un homme, mais il a des aspirations de femme. Toutefois, il ne se considère pas et n’est pas considéré comme une femme. Inversement, une calalai est anatomiquement une femme qui endosse des rôles et des fonctions qu’on attend généralement d’un homme.
Selon Sharyn Graham de l’Auckland University of Technology dans son ouvrage » Sulawesi’s fifth gender » (Inside Indonesia, avril-juin 2001) : « calalai et calabai sont vus comme essentiels pour compléter le système des genres » des Bugis. Graham mentionne même une cinquième catégorie, qu’elle qualifie de « meta-genre » : les bissu. Les bissu sont des prêtres travestis dont le rôle est notamment d’assurer le culte des regalia (soit les objets symboliques de royauté) et les cérémonies royales – ainsi que le décrit Christian Pelras dans son article : « Religion, Tradition and the Dynamics of Islamization in South-Sulawesi », Archipel, volume 29, 1985.
Homosexualité et musulmans conservateurs en Indonésie
Or, ce mouvement de revendication des droits des homosexuels n’est pourtant pas récent. Sa naissance formelle remonte à la fin des années 1960 avec la création de la « Himpunan Wadam Djakarta » (« association des travestis de Jakarta »), avec le soutien du très populaire gouverneur Ali Sadikin , ainsi que le rapporte Hidup Sebagai LGBT di Asia : Laporan Nasional Indonesia (« Vivre comme LGBT en Asie : rapport national pour l’Indonésie »).
« Wadam » est un acronyme signifiant wanita Adam, mot à mot : « femmes Adam ». Traditionnellement en Indonésie, on utilise le terme banci. L’acronyme et l’organisation ne faisaient qu’institutionnaliser l’existence des travestis. Malgré cette réalité culturelle et historique, « les LGBT sont marginalisés en Indonésie, susceptibles de devenir victimes de violence ou d’agressions sexuelles et aussi d’être l’objet de discrimination dans l’emploi ».
Le Front Pembela Islam (« Front des défenseurs de l’islam ») ou FPI, une organisation islamiste aux pratiques violentes, est à la pointe des attaques anti-LGBT, au prétexte qu’il s’agirait de réalités étrangères à l’Indonésie et contraires à l’islam. En fait, l’Indonésie a une tradition et une culture bien vivante en matière de « transgenre ».
Et nous avons vu que des intellectuels musulmans ne considéraient pas l’homosexualité comme contraire à l’islam. La campagne actuelle contre les LGBT s’inscrit donc dans un mouvement plus large de réaction et de dénonciation, à la fois de l’ »occidentalisation » et de traditions indonésiennes encore bien vivantes, comme le montre l’art du danseur et chorégraphe Didik Nini Thowok.
Le problème est que ce mouvement menace à la fois la cohésion nationale et la construction démocratique du pays. Le 11 février 2016, l’organisation Human Rights Watch a envoyé une lettre au président Joko Widodo demandant à « [son] gouvernement de prendre une position dirigeante en déclarant publiquement que les droits de tous les Indonésiens ont besoin d’être respectés, y compris ceux des LGBT, et en s’engageant à des réformes qui protègent au lieu de persécuter cette minorité marginalisée ». A l’heure où nous écrivons ces lignes, « Jokowi » n’a pas encore répondu.
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