Politique
Entretien

La Thaïlande dans l'impasse autoritaire ?

Le Premier ministre thaïlandais Prayuth Chan-ocha jette de l'eau sur un groupe de journalistes devant le bâtiment du gouvernement avant le conseil des ministres le 5 avril 2016 à Bangkok.
Le Premier ministre thaïlandais Prayuth Chan-ocha jette de l'eau sur un groupe de journalistes devant le bâtiment du gouvernement avant le conseil des ministres le 5 avril 2016 à Bangkok. Le ministre de la Culture a lancé une campagne appelant la population à célébrer Songkran en jetant quelques gouttes d'eau symboliquement, pour aider à lutter contre la sécheresse. (Crédits : Thanarak Khunton / Bangkok Post / via AFP)
Alors que la Birmanie voisine s’engage sur la voie de la démocratie, la Thaïlande s’enfonce dans un régime autoritaire. Pour la junte au pouvoir, l’important semble être de gagner du temps jusqu’à la succession imminente du vieux roi Bhumibol. Objectif : préserver son pouvoir et celui des élites traditionnelles minoritaires. Le retour à la démocratie est-il possible? Asialyst fait le point avec Eugénie Mérieau, universitaire spécialiste de la Thaïlande et Pavin Chachavalpongpun, chercheur thaïlandais en Sciences politiques, l’un comme l’autre de passage à Paris sur l’invitation de RBF-France pour le Forum de la mémoire mardi 5 avril.
La Thaïlande a connu 19 coups d’Etat ou tentatives de coup d’Etat depuis l’établissement de la monarchie constitutionnelle en 1932. Après un ancrage progressif mais chaotique des institutions et des pratiques démocratiques, le pays traverse depuis 2001 une période d’instabilité politique. La junte militaire qui a pris le pouvoir par un énième coup d’Etat en mai 2014 après avoir renversé le gouvernement de Yingluck Shinawatra, avait promis de favoriser le retour à un gouvernement civil via l’adoption d’une nouvelle constitution censée être garante d’une transition démocratique.

Une période cruciale à l’heure où la monarchie, ciment d’une nation très divisée, connaît une véritable crise de légitimité liée aux tensions entourant la succession du roi Bhumibol Adulyadej, âgé de 88 ans.

Entretien avec Eugénie Mérieau : le cercle vicieux de la politique thaïlandaise

Eugénie Mérieau, est maître de conférences à Sciences Po et chargée de cours à l’université Thammasat à Bangkok.

Eugénie Mérieau, chercheur spécialiste de la Thaïlande, maître de conférence à Sciences Po, ici au Forum de la mémoire organisé par RBF-France le mardi 5 avril 2016.
Eugénie Mérieau, chercheur spécialiste de la Thaïlande, maître de conférence à Sciences Po, ici au Forum de la mémoire organisé par RBF-France le mardi 5 avril 2016. (Copyright : Clément Beraud)
Asialyst : Au lendemain du coup d’Etat, la junte thaïlandaise a promis la rédaction d’une nouvelle constitution. En septembre dernier un premier projet a été rejeté ; un nouveau texte a été publié fin mars. Il sera soumis à référendum cet été. Des élections pourront-elles être tenues comme promis?
Eugénie Mérieau : C’est le quatrième projet depuis le coup d’Etat de mai 2014. Le texte sera en effet soumis en août prochain à l’approbation populaire. Mais de toutes façons, même si le texte est approuvé, il faudra du temps pour rédiger les lois organiques de sa mise en application et il n’y aura pas d’élections avant 2017, voire 2018. Ensuite, la tenue d’élections ne signifie pas un retour à la démocratie. La consolidation démocratique n’a jamais pu être achevée en Thaïlande : dès que le processus démocratique s’enclenche, un coup d’Etat y met un terme. En moyenne, il y a un coup d’Etat tous les six ans, une Constitution tous les quatre ans. C’est cyclique.
Cela semble inéluctable…
Le processus est simple : tout démarre par un coup d’Etat ; s’ensuit l’établissement d’une constitution temporaire très autoritaire et très courte qui donne les pleins pouvoirs au chef de la junte et qui par ailleurs, promet la rédaction d’une constitution permanente qui, elle, serait moins autoritaire. Cette dernière est promulguée et provoque la tenue d’élections puis la formation d’un gouvernement. Tout cela fonctionne jusqu’à la prochaine crise politique, qui entraîne un coup d’Etat…. Ce processus s’est répété une dizaine de fois depuis 1932.
La crise politique survient-elle automatiquement?
Disons que l’on crée des situations qui entraînent des crises politiques légitimant des coups d’Etat.
Dans le cas de l’ancienne Premier ministre Yingluck Shinawatra, destituée par les militaires, on parle d’allégations de malversations dans un programme de subventions aux paysans. Son procès est en cours : que risque-t-elle vraiment?
Elle est très aimée. Ces accusations de corruption n’ont pas du tout entamé sa popularité. En revanche, celle de son frère l’ancien Premier ministre Thaksin, [renversé lui aussi par un coup d’Etat en 2006, NDLR] a été sérieusement entachée par des scandales. Les Chemises jaunes [les élites urbaines qui défendent le trinôme Armée, Nation, Monarchie, NDLR] lui reprochent son triste bilan en matière de droits de l’homme [plus de 3 000 victimes dans la guerre contre la drogue menée par Thaksin en 2003, NDLR] et, bien sûr, la fraude fiscale. Les Chemises rouges elles, qui lui sont pourtant favorables, ont vécu comme une véritable trahison ses tentatives de deals avec l’armée pour permettre son amnistie. Et puis cela fait des années qu’il est à Dubaï. Les gens se demandent pourquoi il ne se bat pas sur le terrain. Yingluck en revanche a promis de ne pas s’exiler et dit clairement que si elle devait aller en prison, et bien, elle irait!
Ce qui finalement pourrait faire d’elle une héroïne aux yeux de la population…
En effet. D’autant qu’elle a une meilleure image que Thaksin arrogant, désagréable. Elle est souriante, aimable…
En quoi la situation actuelle est-elle plus tendue encore que d’habitude?
L’armée, bien sûr, veut garder sa domination sur le processus politique, mais cette fois-ci, en plus de la menace démocratique, s’ajoute celle de la succession royale. Les élites se sont toujours appuyées sur le pouvoir du roi et sur son charisme, or le prince héritier Vajiralongkorn n’a pas le charisme de son père ! En outre, jusqu’ici l’alliance entre les élites civiles – bureaucrates, hauts fonctionnaires – et les militaires a bien fonctionné. Les organes constitutionnels ont ainsi permis à l’armée de renverser les gouvernements de Thaksin et Yingluck avec un même objectif : freiner la démocratisation et contrôler la succession royale.
Mais alors, où le bât blesse-t-il?
Les élites civiles sont plus sophistiquées que les militaires. L’un et l’autre sont en désaccord sur un point majeur : qui prendra le pouvoir en cas de crise ? Les précédents projets de Constitution ont avorté car les militaires veulent garder les pouvoirs de crise et s’opposent à tout projet plus « libéral », donnant ces mêmes pouvoirs à la Cour constitutionnelle par exemple.
Le pays s’est urbanisé, n’aspire-t-il pas logiquement à plus de démocratie?
Cette théorie classique selon laquelle l’urbanisation entraîne la création d’une société civile qui a son tour demanderait une démocratisation de la société ne s’applique pas à la Thaïlande. Les classes moyennes urbaines protègent leurs privilèges et intérêts et réclament donc ces coups d’Etat militaires.
Et comment réagit l’opinion publique, et que fait l’opposition, les Chemises rouges?
Les gens sont désabusés. Quant aux Chemises rouges, ils ont été très déçus de l’attitude de leurs leaders au lendemain du coup d’Etat de 2014. Je pense à Jatuporn Prompan ou Nattawut Saikua. Ils ont purement et simplement disparu de la circulation. Mais comment les blâmer ? Ils ont été arrêtés après le putsch, internés, contraints à renoncer à toute activité politique… Il reste Watana Muangsook, un ancien du Peua Thai, le parti de Thaksin. Il a critiqué le projet de Constitution ; immédiatement, il a été envoyé dans un « Camp de réajustement d’attitude » pendant plusieurs jours. Tout cela se fait sans violence physique mais avec efficacité.
Peut-on prévoir un retour à la démocratie in fine, ?
Tout est bouclé dans les moindres détails pour que le pouvoir reste entre les mains des militaires. Dans la Constitution, il est même stipulé point par point la politique que doit mener le gouvernement. Il est enfin aussi strictement impossible de réviser la Constitution.
Et que se passerait-il si la Constitution n’était pas approuvée lors du référendum?
Là aussi le cas est prévu. L’article 44 de la Constitution provisoire permet en effet de passer outre. Autre possibilité : promulguer l’une des anciennes constitutions depuis 2007. Autrement dit, en termes clairs : si la constitution n’est pas approuvée, ces deux mesures maintiennent les militaires au pouvoir. Si elle est approuvée, les militaires restent légalement au pouvoir. Dans un cas comme dans l’autre, ils sont gagnants.

Entretien avec Pavin Chachavalpongpun : entre chaos et absurdité

Pavin Chachavalpongpun est chercheur au centre d’études de l’ASEAN de l’Institut des Études sur l’Asie du Sud-Est à Singapour et professeur associé au Center for Southeast Asian Studies de Kyoto.

Pavin Chachavalpongpun, chercheur thaïlandais au centre d'études de l'ASEAN de l'Institut des Etudes sur l'Asie du Sud-Est, ici au Forum de la mémoire organisé par RBF-France le mardi avril 2016.
Pavin Chachavalpongpun, chercheur thaïlandais au centre d'études de l'ASEAN de l'Institut des Etudes sur l'Asie du Sud-Est, ici au Forum de la mémoire organisé par RBF-France le mardi avril 2016. (Copyright : Clément Beraud)
Asialyst : Début avril, une femme a été arrêtée pour avoir partagé sur Facebook des photos d’un bol rouge en plastique. Elle encourt sept années de prison…
Pavin Chachavalpongpun : Ce bol portait un message de vœux pour la nouvelle année de Thaksin. Ces bols rouges sont utilisés traditionnellement à l’époque du Nouvel an qui tombe le 13 avril. Ce n’est pas la première fois que Thaksin en fait distribuer. Mais jusqu’ici, il n’y avait jamais eu de réaction. En faisant interdire ces bols, la junte offre une publicité gratuite à Thaksin. Qui a gagné la première bataille ! Cette réaction épidermique des militaires montre qu’ils se sentent menacés.
Quelle est l’influence à distance de Thaksin?
Elle est immense, même s’il n’est pas en position de faire tomber la junte. En fait, il s’agit de l’influence de tout le clan Shinawatra. Yingluck et Thaksin sont interchangeables, l’un ou l’autre c’est la même chose même s’ils sont appréciés différemment.
Yingluck, risque-t-elle la prison?
Oui, bien sûr. C’est un élément important de la stratégie des militaires car c’est la justification du coup d’Etat ! Même si ce sera difficile pour eux de la condamner après les récentes déclarations de la gouverneure générale du ministère de l’Agriculture qui a affirmé qu’il n’y avait pas eu de tricherie dans l’affaire des subventions aux paysans. Son témoignage blanchit Yingluck et la cour ne peut l’ignorer. Mais en même temps, on ne peut pas prédire la réaction des militaires : ils veulent mettre Yingluck en prison pour la réduire au silence et faire d’elle une criminelle. Mais ce faisant, il vont la mettre sur un piédestal aux yeux de ses partisans. Ils agissent à l’ancienne, sans réaliser que la société thaïlandaise a évolué.
La société civile est de plus en plus bâillonnée…
Oui, il y a une montée de la censure et pas que dans les médias, dans les milieux académiques aussi. Parallèlement, la junte travaille son image avec soin. Regardez les photos de Prayuth, accompagné d’enfants souriants, de paysans. Dans les campagnes, dans les villes, proche du peuple. Des chansons sont même écrites à sa gloire ! C’est un système de propagande très efficace et typique des gouvernements autoritaires, exaltant le leader puissant et bienveillant.
Nous entrons dans une période sensible aussi pour les bouddhistes qui doivent choisir leur patriarche suprême. Quelle est la position du clergé bouddhique, la Sangha ?
L’institution bouddhique est de plus en plus politisée, ce qui est contraire à sa tradition. Depuis 2006, les moines n’hésitent plus à s’exprimer publiquement. En 2013, alors que les manifestations contre Yingluck se multipliaient, on a vu des bonzes prendre le micro, haranguer la foule, participer aux sièges des bâtiments officiels. L’un de ces moines, Buddha Isara, a un discours extrêmement violent. En Thaïlande, toute la société est divisée, chaotique, à tous les niveaux. Même à l’intérieur des familles, les gens se déchirent et ne parlent plus de politique. Alors rien de surprenant que la Sangha soit aussi divisée.
Il est hors de question pour la junte qu’un moine comme Somdet Chuang, soutenu par Chemises rouges, prenne la tête de l’institution. Pendant dix ans, le précédent patriarche a été maintenu en vie artificiellement pour gagner du temps. Mais il est mort et il est urgent de choisir quelqu’un pour remplir cette fonction hautement sensible. En effet, c’est le patriarche suprême qui donnera sa bénédiction au futur roi… N’oublions pas enfin que dans la Constitution, sont inscrites les Dix vertus bouddhiques de la bonne gouvernance. Pouvoir, armée, monarchie, bouddhisme, tout est intimement mêlé.
Est-on sûr que c’est le prince Vajiralongkorn qui succèdera au roi Bhumibol Adulyadej ?
C’est la loi. Je ne crois pas à ces rumeurs selon lesquelles les élites traditionnelles préféreraient la princesse Sirindhorn. Disons qu’elle est plus populaire et donnera un peu de charisme au nouveau souverain. D’ailleurs ces mois derniers, elle a disparu de la scène publique. C’est, je pense, volontaire, elle reviendra plus tard, mais aux côtés de son frère pour adoucir son image. Ce dernier essaye de son côté de prendre des initiatives populaires comme « Bike for Mum » [course cycliste marquant le 83ème anniversaire de la reine Sirikit, NDLR]. Mais on le sait impitoyable et imprévisible. En novembre dernier, son astrologue privé Mor Yong a été retrouvé mort dans des circonstances mystérieuses. Les élites ne sont pas forcément favorables à Vajiralongkorn, mais elles sont parfaitement conscientes qu’il est le seul moyen d’éviter de nouvelles querelles intestines. Elles vont conclure une sorte de pacte avec lui et les militaires : se taire en échange de la promesse de conserver leurs privilèges. C’est tout ce qui compte.
Tous complices en fait ?
Il se soutiennent pour garder leurs prérogatives. Les militaires veulent contrôler la vie politique, sur le long terme aussi, en installant des infrastructures leur permettant de rester en charge en arrière-plan. Il leur faut donc endiguer le processus démocratique. Prayuth, c’est clair, il veut être le Premier ministre « élu » dans le cadre de la nouvelle Constitution. Il ne faut pas le croire quand il assure qu’il renoncera à la politique après les élections. Mais derrière lui, il y a un homme plus important encore : Prawith Wongsuwan. Il est actuellement vice-premier ministre et ministre de la Défense. Et lui, il se verrait bien nommé au poste de conseiller privé du Roi. C’est lui qui tire les ficelles du pouvoir : Prayuth est facilement manipulable car il ferait n’importe quoi pour réaliser son ambition…
Venons-en à votre situation. En juillet 2014, la junte a révoqué votre passeport pour avoir critiqué le coup d’Etat…
En effet, on a trouvé que mes conférences à l’université de Kyoto étaient trop critiques. On m’a donc ordonné de revenir en Thaïlande pour « ajuster mon attitude ». En refusant d’obtempérer, je me suis mis hors-la-loi à leurs yeux. Je suis sous le coup d’un mandat d’arrêt et ne peux plus rentrer dans mon pays. J’ai appris récemment que je pourrais être accusé de lèse-majesté.
Les condamnations pour lèse-majesté se multiplient…
C’est bien pratique pour la junte ! Ces condamnations peuvent frôler le plus grand ridicule : pour avoir partagé des commentaires ironiques sur des photos du chien du roi sur Facebook, on peut être condamné ! C’est absurde ! Et je n’ai guère d’espoir que cela puisse changer car le prince héritier a lui-même fait appel à cette loi pour se débarrasser de son ex-femme…
Que risquez-vous?
Quand on est condamné pour un motif politique, on peut encourir jusqu’à dix années de prison. Pour un crime de lèse-majesté, la peine est de trois à quinze ans, mais il n’y a jamais prescription. Mais cela, c’est sur le papier. Les sanctions peuvent être extrêmes : voyez le cas de Akong, un sexagénaire condamné en 2011 pour quatre textos jugés insultants pour le roi. La cour a annoncé avoir fait le choix d’une condamnation « légère », soit cinq années de prison. Mais… cinq par texto ! Akong a donc écopé en tout de vingt ans ! Imaginez s’ils comptent le nombre de conférences que j’ai faites et que l’on multiplie ma peine d’autant ? Je passerai ma vie en prison…
Propos recueillis par Juliette Morillot

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A propos de l'auteur
Juliette Morillot est rédactrice en chef adjointe d'Asialyst. Spécialiste des deux Corées, elle intervient régulièrement dans les médias en tant qu’experte de la Corée du Nord. Ancienne directrice de séminaire sur les relations intercoréennes à l'Ecole de guerre et rédactrice en chef du mensuel de géopolitique La revue, elle a longtemps vécu en Corée du Sud et en Extrême-Orient. Historienne et romancière, elle a publié de nombreux ouvrages sur la Corée parmi lesquels "Les Orchidées rouges de Shanghai" (Presse Pocket) roman historique né de sa rencontre avec une ancienne femme de réconfort et "Évadés de Corée du Nord", (co-écrit avec Dorian Malovic, Belfond), la première enquête de terrain basée sur des témoignages de Nord-Coréens publiée en France.