Politique
Tribune

Mer de Chine du Sud : l'inquiétante nouvelle loi de Pékin qui s'autorise la détention d'étrangers

Des navires de garde-côtes chinois (à gauche et à droite) encadrent un bateau civil philippin affrété par la marine philippine dans la mer de Chine méridionale contestée, le 22 août 2023. (Source : La Croix)
Des navires de garde-côtes chinois (à gauche et à droite) encadrent un bateau civil philippin affrété par la marine philippine dans la mer de Chine méridionale contestée, le 22 août 2023. (Source : La Croix)
À partir de ce samedi 15 juin, les garde-côtes chinois sont autorisés à arrêter des navires étrangers et à détenir sans procès les membres de leur équipage en mer de Chine du Sud. Pékin revendique sa souveraineté sur 90% de cet espace maritime crucial pour le commerce mondial.
En mer de Chine du Sud, la saison des typhons s’étire généralement de juillet à novembre. Effet du changement climatique… ou du maelstrom géopolitique agitant la région Asie-Pacifique. Du détroit de Taïwan à l’Arunachal Pradesh, de la péninsule coréenne aux îles Senkaku/Diaoyu, ou encore de la Birmanie à la fébrile frontière pakistano-afghane, le millésime 2024 semble être avance sur le calendrier. Ces dernières semaines, il n’est littéralement pas un jour sans que le ton ne monte entre Pékin et Manille, entre leurs marines et garde-côtes respectifs au sujet de leur très sensible contentieux territorial. À un niveau de décibel tel et permanent que l’écho de cette crise gagnant sans cesse en intensité parvient jusqu’en Occident, se frayant un chemin dans le chaos pourtant assourdissant d’autres conflits en cours tumultueux, plus proches géographiquement – comme en termes de compréhension – accaparant l’attention de tout un chacun, en Europe occidentale notamment.
*A savoir Taiwan, Brunei, la Malaisie, les Philippines, le Vietnam et l’Indonésie.
Il est vrai que dernièrement, la très entreprenante République populaire de Chine a encore amplifié ses velléités territoriales exorbitantes en mer de Chine du Sud. Pékin ne revendique rien de moins que les neuf dixièmes des 3,5 millions de km2 de cet espace maritime stratégique – nonobstant les droits conférés aux six autres nations riveraines* par le droit international. Ces velléités chinoises ne font rien pour apaiser ce différend collectif ou, à tout le moins, lui trouver une issue pérenne, équitable. Tant sans faut.

Manille et la « menace existentielle chinoise » en mer de Chine du Sud

Si Pékin se démène seule contre tous – et sans états d’âme aucun – pour imposer son diktat territorial dans la région, il réserve tout particulièrement aux autorités philippines un traitement de faveur, rhétoriquement et sur le terrain. Ce dont s’émeut quasi quotidiennement Manille, cette capitale régionale ayant entre autres particularités d’être de longue date une alliée stratégique des États-Unis… et depuis juin 2022 dirigée par un président plus américano-compatible que son effervescent prédécesseur Rodrigo Duterte (2016–2022). L’archipel se montre désormais bien décidé à ne pas brader les intérêts de ses 119 millions de concitoyens sur l’autel des ambitions stratégiques démesurées du voisin chinois.
Pour le secrétaire philippin à la Défense nationale, la Chine du président Xi Jinping représente une menace « existentielle » pour l’archipel, exposé aux aventurismes et provocations toujours plus saillantes des forces chinoises (marine, garde-côtes, milice maritime, flottille de « chalutiers ») en mer de Chine du Sud : « Il s’agit d’une question existentielle pour nous. Nous ne cherchons pas le conflit. Mais nous ne reculerons pas si ce qui nous appartient est pris illégalement par quelqu’un, en particulier par un tyran […]. [Les Chinois] essaient de nous intimider pour que nous nous soumettions ou pour que nous nous apaisions, ce que nous n’accepterons pas […]. Les ressources de la mer de Chine méridionale sont nécessaires pour assurer la subsistance des générations futures de Philippins. Et le pays dépend du commerce international transitant par ses eaux […]. Nous avons besoin de toutes ces ressources dans les limites qui nous ont été fournies par le droit international, et nous devons les défendre. Si nous ne le faisons pas, elles seront grignotées par la Chine. » On ne saurait en l’occurrence se montrer plus clair, sinon désespéré.
Mais le pire n’est probablement pas dans le rétroviseur de Manille, plutôt dans le viseur de l’ex-empire du milieu

Entrée en vigueur d’un nouveau cadre légal chinois : la porte ouverte à tous les excès et à l’irréparable ?

*South China Morning Post, 13 juin 2024.
Rarement avares de « bonnes nouvelles » pour les nations riveraines, les autorités chinoises annonçaient fin mai comme si de rien n’était qu’à compter du samedi 15 juin, ses garde-côtes (dont on a depuis longtemps perdu le compte exact de leurs effectifs pléthoriques, leurs bâtiments ressemblant désormais à s’y méprendre à des navires de guerre) seraient habilités à enquêter sur les « ressortissants étrangers mettant en danger la sécurité nationale et les intérêts de la Chine » dans les eaux contestées, autorisés si de besoin à procéder à leur détention pendant une période pouvant aller jusqu’à 60 jours. Excusez du peu. De fait, ces derniers jours, en amont de cette date inquiétante, Manille s’émeut légitimement en observant l’augmentation significative du nombre des bâtiments chinois croisant au large des côtes philippines, la mer des Philippines occidentales*.
*Le haut-fond Second Thomas est situé dans la ZEE des Philippines, à 370 km de l’île de Palawan, à environ 1 100 km de l’île chinoise de Hainan. Selon la décision juridiquement contraignante rendue par un tribunal international en juillet 2016, la République populaire de Chine n’a aucune revendication maritime légitime sur les eaux entourant ce haut-fond. Pékin rejette depuis lors cette décision, préférant revendiquer une « souveraineté incontestable » sur la majeure partie de la mer de Chine du Sud.
Mais pourquoi s’arrêter en si bon chemin sur la voie assumée de l’hégémonie régionale ? Le 8 juin, dans sa grande mansuétude, Pékin annonçait autoriser les Philippines à ravitailler par bateau et à évacuer le personnel d’un avant-poste militaire situé sur un haut-fond particulièrement disputé, le Second Thomas Shoal*, mais à condition qu’elles en informent préalablement les autorités chinoises. Une initiative « absurde, ridicule et inacceptable » selon le gouvernement philippin, rétorquant que l’archipel continuerait à entretenir et à approvisionner ses avant-postes en mer de Chine du Sud sans demander l’autorisation à qui que ce soit. Pour le président philippin Ferdinand Marcos Jr., ces nouvelles règles imposées par Pékin sont « totalement inacceptables » et en conséquence de quoi, il entend prendre toutes les mesures nécessaires pour « protéger les citoyens » et continuer à « défendre le territoire national ».
La veille, le 7 juin, les garde-côtes philippins accusaient leurs homologues chinois d’avoir empêché – en éperonnant intentionnellement le navire philippin en mission – l’évacuation sanitaire d’un soldat posté sur le BRP Sierra Madre, ce navire philippin et poste-avancé échoué à dessein sur le Second Thomas Shoal depuis 1999.

L’ASEAN comme souvent aux abonnés absents

Si Manille compte sur le soutien extérieur – la communauté internationale, l’opinion publique mondiale, Washington – pour peser sur les velléités rédhibitoires pékinoises de souveraineté en mer de Chine du Sud, il y a fort longtemps qu’elle ne mise plus grand-chose sur l’ASEAN (dont elle est un des 10 États-membres) pour protéger son présent, et veiller sur son avenir.
*À peu de choses près, on retrouve l’incapacité de l’ASEAN à agir décisivement dans la gestion des conflits malmenant ses pays membres dans l’exemple contemporain de la Birmanie post-coup d’État de février 2021, aux prises depuis lors avec une guerre civile affligeant aujourd’hui l’ensemble du pays et de ses 55 millions de citoyens.
En milieu de semaine, l’ASEAN annonçait gaillardement qu’elle allait accélérer les négociations avec la Chine sur la définition d’un « code de conduite » – un concept fleurant ici l’incongruité – visant à atténuer le risque de conflits en mer de Chine méridionale, en espérant conclure les pourparlers d’ici 2026. L’espoir ne coûte pas grand-chose à cette bien fragile institution régionale dont le secrétariat est installé Jakarta. On discerne une esquisse d’auto-flagellation – à moins qu’il ne s’agisse d’un renoncement pur et simple – dans le propos ces derniers jours de son secrétaire général Kao Kim Hourn : « Nous continuons à appeler toutes les parties directement concernées à faire preuve de retenue […]. Nous ne pouvons pas nier le fait que la situation continue de s’aggraver. » Cet honnête aveu d’impuissance* n’aura guère pris de cours Manille. Depuis des années, les parties prenantes à ce contentieux territorial – à commencer bien sûr par les Philippines – ont entendu à maintes reprises qu’un fameux « code de conduite » était sur le point d’être validé par les pays membres de l’Association. Il n’en a jamais rien été. L’ASEAN campe sur le postulat qu’un tel instrument doit être juridiquement contraignant, une condition invariablement rejetée par la Chine.

Et pendant ce temps, Hanoï s’active

Sans faire de bruit ni se montrer agressif ou trop entreprenant, un autre acteur riverain ambitieux avance parallèlement ses pions en mer de Chine du Sud, laissant les tensions quotidiennes sino-philippines accaparer l’essentiel de l’attention extérieure, pour mieux se concentrer sur sa feuille de route. La République socialiste du Vietnam – par ailleurs aux prises ces derniers mois avec une bien insolite fébrilité politique intérieure.
*Les rapports sino-vietnamiens sont plus cordiaux. En 2015, Manille et Hanoï ont établi un partenariat stratégique et œuvrent peu ou prou jusqu’alors ensemble pour gérer leurs revendications concurrentes en mer de Chine du Sud. **Le Vietnam occupe environ 27 îles, ilots, récifs de format divers en mer de Chine du Sud.
La chose n’a pour autant échappé aux autorités philippines, ni aux chercheurs américains de l’Asia Maritime Transparency Initiative (AMTI), programme du think tank américain CSIS. Ces derniers jours, la presse régionale détaille que la marine philippine « surveille »* les activités de construction d’îles artificielles menées par les Vietnamiens en mer des Philippines occidentales, une partie de la mer de Chine du Sud située dans la ZEE des Philippines. Dans leur récent rapport du 7 juin sur le sujet, les experts de l’AMTI insistent notamment sur le fait que lors du semestre écoulé, le Vietnam a créé autant de « nouvelles terres » artificielles dans l’archipel des Spratleys** en mer de Chine du Sud que lors des deux années précédentes réunies. Ainsi, sur le Barque Canada Reef (ou Bai Thuyen Chai), la surface émergée serait passée en l’espace de six mois de 96 à 167 hectares !

Le traité de défense mutuelle entre les États-Unis et les Philippines de 1951 : garde-fou ou prétexte ?

Dans un discours prononcé le 31 mai à Singapour dans le cadre prestigieux du Shangri-La Security Dialogue, Ferdinand Marcos Jr. soulignait à son auditoire que si un Philippin venait à perdre la vie lors d’un incident ou un accrochage en mer de Chine du Sud face à des forces chinoises, serait alors franchie une ligne rouge confinant au casus belli. Le 7 juin, les autorités philippines ont accusé un navire des garde-côtes chinois d’avoir intentionnellement éperonné un navire philippin, empêchant ainsi l’évacuation d’un soldat malade déployé sur le BRP Sierra Madre, un navire de guerre échoué depuis 1999 faisant office d’avant-poste militaire philippin sur le fameux Second Thomas Shoal.
Devant le Congrès américain, un ancien chef du Commandement américain pour l’Indo-Pacifique estimait qu’en pareille circonstance, Manille serait tout à fait en droit d’invoquer le Traité de défense mutuelle entre les États-Unis et les Philippines de 1951. « Le déclenchement de la Première Guerre mondiale s’est produit le 28 juin 1914, avec l’assassinat de l’archiduc autrichien François Ferdinand dans un pays du sud-est de l’Europe. Cette fois, le déclencheur pourrait être la mort d’un marin philippin dans les eaux tropicales d’Asie du Sud-Est », rappelle et s’inquiète à bon droit une autorité du Global Policy Institute londonien. Non sans quelque raison.
Par Olivier Guillard

Soutenez-nous !

Asialyst est conçu par une équipe composée à 100 % de bénévoles et grâce à un réseau de contributeurs en Asie ou ailleurs, journalistes, experts, universitaires, consultants ou anciens diplomates... Notre seul but : partager la connaissance de l'Asie au plus large public.

Faire un don
A propos de l'auteur
Spécialiste de l'Asie, chercheur au CERIAS (Université du Québec à Montréal), chercheur associé à l’Institut d’Etudes de Géopolitique Appliquée, le Dr Olivier Guillard est notamment l'auteur du livre "Que faire avec la Corée ? Subir, honnir ou punir ? » (NUVIS, 2019) et co-auteur de "Géopolitique du XXIe siècle" (chapitre Afghanistan, Ellipses, Paris, 2024). Entre autres régions d’Asie, il a abondamment voyagé en Inde, en Corée du sud, en Afghanistan, en Birmanie, au Sri Lanka, au Pakistan, en Chine, en Thaïlande, en Indonésie, au Népal, au Cambodge ou encore au Bangladesh. Titulaire d’un Doctorat en droit international public de l’Université de Paris XI, il est aussi directeur de l’information de la société Crisis24 (GARDAWORLD), un cabinet de conseil et d’ingénierie spécialisé dans l’analyse et la gestion des risques internationaux.