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Analyse

"Exhuma" : le cinéma sud-coréen sort-il de sa tombe ?

Scène du film "Exhuma" du réalisateur sud-coréen Jang Jae-hyun. (Source : The Hindu)
Scène du film "Exhuma" du réalisateur sud-coréen Jang Jae-hyun. (Source : The Hindu)
Jackpot au box-office signé Jang Jae-hyun et produit par Showbox, le film Exhuma est la suite logique d’une série de blockbusters qui ont encaissé autour de 10 millions d’entrées locales en Corée du Sud depuis le début 2022. Si du point de vue de l’industrie du cinéma ce succès paraît logique au vu de sa stratégie récente, il en va autrement de la forme et du contenu du film. Le sujet apparent de Exhuma, film dit « fantastique » mettant en scène des esprits frappeurs et des rites chamaniques, aurait dû le placer parmi les films de genre « éducatifs » pour adolescents qui en général tournent autour du million d’entrées durant l’été et finissent leur carrière sur internet et les chaînes connectées coréennes. Pour élucider ce qui est une sorte de phénomène dans le cinéma sud-coréen actuel, il faut faire la part des choses, celle des affaires, évidemment, mais aussi celle de la religion et de l’idéologie.

La part de l’idéologie

Le nationalisme rapporte au box-office en Corée du Sud. Il suffit de citer les 17 millions d’entrées d’un « heritage film » comme Roarring Currents qui fait le portrait de l’amiral héroïque Yi Sun-sin pour s’en convaincre. Dans Exhuma, la part de l’idéologie nationaliste est assez évidente. Pourtant, une analyse en détails montre une originalité qui dépare du tout-venant de la production locale. Le film raconte les déboires d’exhumeurs (le tandem plutôt comique des stars Choi Min-sik et Yoo Hae-jin), de chamanes très k-pop/Tv-dramas bon chic bon genre (Kim Go-eun et Lee Do-hyun) et d’une riche famille des plus suspectes, car installée aux États-Unis. C’est à partir de cette situation « étrangère » que le discours idéologique commence, et on anticipe, comme à l’accoutumé, un discours anti-étrangers, notamment anti-occidental et anti-japonais.
Mais les choses se compliquent : les riches sont hantés par le grand-père mort dans des circonstances mystérieuses aux alentours de l’époque coloniale nippone en Corée (1910-1945). On finit par découvrir qu’il a été un collaborateur et un croyant dans l’idéologie panasiatique en s’engageant dans l’armée nippone. Le panasianisme anti-occidental s’est développé en Asie au XIXème siècle. Au début du XXème siècle, les impérialistes nippons ont pris la tête du mouvement et ont assuré notamment aux Coréens, que s’ils se joignaient à l’empire de la « Grande Asie de l’Est », tout irait bien.
L’évocation de la collaboration a longtemps été taboue dans le cinéma sud-coréen. Des films comme Age of the Shadows de Kim Jee-woon ont peu à peu introduit le sujet. Ici, on va plus loin avec l’idée qu’une partie de la bourgeoisie sud-coréenne, largement installée aux États-Unis, tient sa fortune de sa collaboration avec les impérialistes nippons. La meilleure scène du film – du jamais vue dans le cinéma local – vient à ce moment : le fils possédé par le père/esprit du samouraï, se hisse sur une table et aligne les slogans fascistes nippons en tendant le bras.
Le discours du film fait d’une pierre deux coups, en finissant par la traditionnelle diabolisation des Japonais. En effet, derrière la sépulture du père collabo se trouve celle d’un samouraï géant, symbole de l’empire du Mal et des malheurs des Coréens victimisés. L’étonnante complexité socio-politique du père est vite recouverte d’un manichéisme « éducatif » standard qui diabolise – ici, au propre et au figuré – un ennemi qui est aussi l’Autre, le différent (voir l’installation américaine des riches).
Le lien entre croyances magiques et données socio-politiques montre que ce nationalisme défensif recouvre une pensée essentialiste encore référée à des notions comme la pureté du sang ou l’origine « céleste » du pays et de ses habitants. Le discours est renforcé par les chants de la chamane – miraculeusement passés du chinois au coréen – qui rappellent également l’unité sacrée du pays. Notons, enfin, que le discours anti-étrangers s’infléchit in extremis, comme un alibi tardif, en fin de film avec un inattendu mariage entre un Occidental et une Coréenne.

La part de la religion

Rappeler l’essence de l’origine coréenne va très bien avec le chamanisme – même s’il ne fait pas l’unanimité – dont certains rites et croyances sont représentés dans le film. On retrouve le Feng Shui avec le personnage de l’exhumeur joué par Choi Min-sik – traditionnellement, certains Coréens font appel à des géomanciens pour choisir le lieu des tombes. Après des banalités sur le yin et le yang et les cinq éléments, vient la légende de la Corée-tigre qui soutiendrait le continent asiatique, l’Eurasie. Maintes fois représenté dans les images traditionalistes, le tigre surnaturel est ici mis en jeu avec une autre légende un peu mieux assise historiquement, qui voudrait que les colonisateurs nippons aient cherché à couper la ligne énergétique coréenne passant de la montagne sacrée originelle (le mont Paektu, situé en Corée du Nord actuellement) vers les autres chaînes montagneuses de la péninsule ; les chaînes de montagnes, souvent représentées par des dragons, étant censées posséder une énergie magique. Les restes du chamanisme sibérien (qui est sans doute l’ancestrale pratique spirituelle de la région) et du taoïsme sont mis au service de la justification métaphysique du nationalisme.
Mais ce n’est pas tout. Un autre aspect, central dans le film, lié au chamanisme est la présence des esprits revanchards. Le chamanisme est ici mis à la sauce du moralisme ambiant. Les collaborateurs, les riches, les étrangers, sont hantés par de mauvais esprits. Certes, mais il s’agit d’une menace pour tous les Coréens, y compris contemporains : en cas d’infraction au conformisme social, gare à la revanche des fantômes. La peur d’à peu près tout est cultivée, notamment à travers le cinéma fantastique.
La figure du samouraï – sa réalité historique et son symbole -, est souvent rabaissée dans les films « historiques » coréens. Elle est ici, de manière surprenante, montrée comme réellement menaçante et puissante. Même si elle est vaincue, à la fin, par le chamanisme coréen (notons au passage une rapide allusion négative au shintoïsme nippon qui était devenu religion nationale lors de la colonisation), son aura semble toujours inquiétante et d’actualité. Et l’épilogue du film le confirme en alignant quelques saynètes où on suggère que l’esprit maléfique n’est pas vraiment mort. C’est bien là le message du film (sibyllin pour le public local), à travers les fables religieuses, par rapport à la relation Corée-Japon actuelle. Une relation qui au niveau des gouvernements s’est nettement réchauffée. Le film est donc, en ce sens, un film d’opposition.
Notons toutefois que, comme à propos de la collaboration qui a permis d’instaurer une nouvelle bourgeoisie, la mise en avant du chamanisme (avec une scène de « cut », un exorcisme, même si elle est relativement risible avec ses porcs lacérés de coups de couteaux par une chamane top-modèle) comme représentant de l’essence nationale n’est pas sans originalité ni sans en fâcher quelques-uns. En effet, les Chrétiens, de plus en plus puissants dans le pays, les bouddhistes et les confucianistes qui représentent une grande partie des Coréens, pourraient réagir négativement à ce qu’ils considèrent comme des hérésies et de la superstition. Ces entorses idéologiques et religieuses au conformisme nationaliste, font que la part du business se réserve la part du lion dans le succès du film.

La part des affaires

Depuis la pandémie qui avait ramené l’audience des films locaux au plus bas niveau depuis des décennies et depuis les accords financiers entre les gros opérateurs sud-coréens et les plateformes de VOD américaines, Netflix en tête, la messe semblait dite pour une industrie du cinéma qui ne voyait plus l’intérêt à rebondir sur les grands succès internationaux de ses films en 2018 avec Burning et Parasites en 2019. Les séries au succès international comme Squid Game et All of Us Are Dead, n’étant qu’à moitié des phénomènes locaux. Il en est pour preuve la couverture médiatique réduite dans le pays pour ces séries produites ou co-produites par les Américains, et comparées au battage sans équivalent qui accompagne la promotion des TV-dramas issus des opérateurs coréens comme CJ Entertainment ou Lotte.
À partir de 2022, sur le grand écran, la réduction drastique du nombre de films coréens, s’accompagne d’une « blockbusterisation » à outrance. En effet, le blockbuster a pour définition originelle d’être un film qui occupe massivement et presque exclusivement les écrans. Reprenant cette stratégie (datant du « block-booking » d’Hollywood), les trois grands producteurs-distributeurs locaux, CJ, Lotte et Showbox, peuvent faire se succéder sur la grande majorité des écrans du pays (pour Exhuma, 2 367 sur 4 500 écrans) leurs blockbusters (avec des réalisateurs interchangeables) entre deux blockbusters hollywoodiens.
Caractérisant sans l’ombre d’un doute leur position de monopole, notons que les chaînes de salles leur sont liées d’une manière de plus en plus publique avec les salles Lotte et CGV pour CJ Entertainment. S’ajoute la programmation de leurs blockbusters aux horaires favorables (ceux où les jeunes couples – public essentiel des salles – se rendent au cinéma).
Cette extrême concentration, augmentée par la situation post-pandémique (entente avec les plateformes et baisse des audiences), permet d’obtenir régulièrement des films aux alentours de 10 millions d’entrées. Citons trois d’entre eux : The Roundup en 2022 et 2023, 12:12 : The Day et donc Exhuma. Faut-il alors compter sur le libre-arbitre des spectateurs pour diversifier l’origine des films ? En auraient-ils assez des prêches des films nationalistes ?
Une autre stratégie est en jeu qui attire les jeunes spectateurs (la très grande majorité des spectateurs se situe dans la zone étroite des 20-30 ans), celle des jeunes stars médiatiques liées à la fois à la mode, à la musique et aux sitcoms quotidiennes de la télévision. Dans Exhuma, le couple de chamanes, trop jeune, trop customisé, est loin d’être standard. Il s’agit d’une projection (ou identification rêvée) des jeunes spectateurs et spectatrices s’amusant à s’imaginer dans des costumes traditionnels plus ou moins inquiétants. On trouve ainsi deux générations d’acteurs (Choi Min-sik et Yoo Hae-jin pour les « anciens ») qui se passent le relais et font le spectacle moitié sérieux, moitié fatalistes.
Enfin, un dernier atout du star-système « blockbusterisé » aux yeux du jeune public, vient de sa structure. Exhuma est construit comme une série télévisée dont ce même public est friand. Chaque partie dure environ une demi-heure et est ponctuée par une sorte de résumé et d’accélération d’événements évoqués rapidement par des instantanés. Des titres viennent marquer cette structure en épisode de série télévisée. Cela permet de gommer quelques incohérences de scénario, de garder à distance l’intrigue et de se recentrer sur ce qui fait l’attrait principal pour le jeune public : la mise en situation de stars auxquelles s’identifier.
La stratégie monopoliste choisie par l’industrie lourde du cinéma local, que l’on peut qualifier de rouleau compresseur quand on y ajoute un marketing agressif et omniprésent, n’annonce donc qu’en trompe-l’œil une exhumation du cinéma coréen. Ce dernier, hormis ses noms célèbres protégés par leur aura internationale, n’est pas en mesure de se renouveler et de faire des propositions nouvelles. L’option ouverte par les plateformes américaines a semblé séduisante pour de nombreux créateurs locaux, mais jusqu’à quand ? De nombreux cinéastes coréens tentent déjà d’alerter sur la situation en contestant les stratégies adoptées par les monopoles.
Par Antoine Coppola

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A propos de l'auteur
Réalisateur, Antoine Coppola enseigne le cinéma comme maître de conférences à l'Université Sungkyunkwan de Séoul. Il a aussi longtemps enseigné les cinémas d'Asie à l'université d'Aix-Marseille tout en étant consultant et délégué pour la Corée à la Semaine Internationale de la Critique du festival de Cannes et au San Sebastian Film Festival (2001-2006). Il a été programmateur au festival de Jeonju (Corée du Sud) et il collabore encore souvent avec des cinéastes, producteurs ou festivals d'Asie.