Culture
Analyse

Dans le sillon de "Squid Game", ces nouvelles séries coréennes à la conquête du monde

Scène de la série sud-coréenne "Hellbound". (Source : Guardian)
Scène de la série sud-coréenne "Hellbound". (Source : Guardian)
Le nombre de séries sud-coréennes à succès ne cesse d’augmenter ces dernières années. Citons, bien sûr, Squid Game qui a battu tous les records d’audience sur la plate-forme Netflix et qui a remporté une quantité inégalée de prix à travers le monde. Mais d’autres séries ont suivi : Hellbound, All of Us Are Dead, Quiet Sea, Money Heist Korea ou encore la toute récente Bargain. D’autres séries, comme Pachinko ont eu des succès relatifs et certaines ont été des échecs comme D.P. Quelles sont les spécificités de ces séries ? En quoi sont-elles différentes des séries locales (appelées K-dramas) qui constituent le soft power coréen ?

Subvertir les limites des séries locales

L’un des points communs essentiels à ces séries à succès vient de leur nette tendance à déborder les thèmes et les esthétiques habituellement utilisés dans les « TV dramas » locaux, qu’ils soient produits pour la télévision ou pour les avatars des chaînes sur Internet. Notons que la Corée du Sud a été une pionnière en ce qui concerne la diffusion de séries sur le Net. Samsung ou LG ne sont pas des leaders dans la production de téléphones portables sans conséquences. Le besoin de contenu a prévalu et a été facilité par les hautes capacités technologiques des smartphones coréens (5G, entre autres). Pourtant, la proposition de Netflix (puis de Disney+, Amazon ou Paramount+) de diffuser, voire de produire des séries sud-coréennes, a aussi ouvert une brèche dans le contenu et la forme de ces nouvelles séries internationales ; et ceci, au point d’avoir d’abord été rejeté par les médias locaux qui leur refusaient la nationalité coréenne et les qualifiaient péjorativement de « séries en langue coréenne ».

Confucianisme contre gore

Prenons l’exemple de Squid Game. D’abord, a contrario des dogmes néo-confucianistes qui prévalent dans les séries locales, un personnage de vieil homme est le machiavélique méchant de la série – et il n’est pas sans rappeler un haut dirigeant de l’économie du pays. Il en est de même de l’affrontement entre les deux héros dont l’un est issu d’une université d’élite (dans un pays où le diplôme est sacré) mais s’avère n’être qu’un opportuniste tricheur et sans pitié. De leur côté, les personnages féminins bousculent aussi les normes : l’habituelle « ajuma » (femme mûre et mère) devient un personnage machiavélique qui survit lamentablement aux crochets des hommes ; et la pure jeune fille des romances devient une fille suicidaire, bafouée par les hommes, sans espoir pour la société. Enfin, l’ensemble de l’intrigue se base sur le surendettement des Sud-Coréens. Si cela est notoire localement, sa dénonciation atteint du jamais-vu dans la série. Au niveau stylistique, la violence et l’aspect gore – qui contraste avec les jeux d’enfants servant de cadre à l’intrigue – vont bien plus loin que les très sages dramas locaux. En particulier, la cruauté mentale est une dynamique essentielle qui dépasse même en comparaison les séries américaines remplies de zombies et de violence.
Dans Hellbound, nous retrouvons cette esthétique gore dans un cadre fantastique. La rupture avec le tout-venant de la production touche au sujet religieux de l’intrigue, sujet tabou rarement traité aussi directement – et négativement. Comme dans All of Us Are Dead, une série de zombies située dans un lycée, on retrouve un rejet des institutions – religieuses ou autres – voire des adultes. Les lycéens encerclés par les zombies renoncent à attendre l’aide des adultes et se remémorent le naufrage du Ferry Sewol en 2014 (300 lycéens noyés presque en direct dans les médias, et mise en cause de toute la chaîne de décision-commandement jusqu’au sommet de l’État). Là aussi, l’hémoglobine coule à flot de manière surprenante – même au niveau international – pour une série mettant en scène des adolescents. L’extrême violence gore alimente la métaphore de la compétitivité capitaliste sud-coréenne déguisée en affrontement avec des zombies lycéens eux aussi. La défiance des uns envers les autres, la survie au prix de la mort des autres, s’ajoutent à la déstructuration mortifère des corps ou au trafic d’organe déjà vu dans Squid Game, et sujet principal de Bargain, comme métaphore du nécro-capitalisme ; l’exploitation des organes humains comme matière première, bétail, et nouvelle frontière d’un capitalisme atrophié. Par là, ces séries pourtant bien locales atteignent une douloureuse sensibilité internationalement répandue.

Maldonne sur certaines séries

L’absence de cet aspect a d’ailleurs causé les semi-échecs d’autres séries. Prenons par exemple D.P pour Desertor Pursuit (police militaire chargée de retrouver les déserteurs). L’intrigue promet de toucher un sujet extrêmement tabou, celui de l’armée d’un point de vue anti-militariste. Pourtant, très vite, les épisodes s’enchaînent autour de déserteurs représentants les marginaux de la société et d’un jeune militaire modèle d’abnégation. On retrouve ce mauvais cadrage du sujet ou sa fausse promesse subversive dans Pachinko. Alors qu’on attend des révélations – rares dans les séries – sur les Sud-Coréens du Japon et leur histoire tragique, l’intrigue passe rapidement sur les contextes et se focalise sur une romance digne de cendrillon (une pauvre Coréenne récemment immigrée au Japon est protégée par un Coréen devenu yakuza). Il n’est donc pas étonnant de constater que l’esthétique gore des succès mentionnés plus haut est absente de ces séries.
Avec l’annonce des deuxièmes saisons de Squid Game, de Hellbound et d’autres, la vague coréenne ne semble pas devoir s’arrêter. Les accords financiers passés entre les compagnies locales et les plates-formes internationales qui prévoient un grand nombre de productions ou co-productions ne laissent pas entrevoir autre chose. Reste à savoir si ces séries vont continuer à bousculer les normes des TV dramas du « soft power sud-coréen en continuant leur portrait très sombre, cruel et pessimiste de la société locale – si ce n’est du contexte international en général.
Par Antoine Coppola

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A propos de l'auteur
Réalisateur, Antoine Coppola enseigne le cinéma comme maître de conférences à l'Université Sungkyunkwan de Séoul. Il a aussi longtemps enseigné les cinémas d'Asie à l'université d'Aix-Marseille tout en étant consultant et délégué pour la Corée à la Semaine Internationale de la Critique du festival de Cannes et au San Sebastian Film Festival (2001-2006). Il a été programmateur au festival de Jeonju (Corée du Sud) et il collabore encore souvent avec des cinéastes, producteurs ou festivals d'Asie.