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Analyse

Corée du Sud : la crise sanitaire va-t-elle favoriser le cinéma indépendant, écrasé par les monopoles ?

Scène du film sud-coréen "The Boy from Nowhere" de Choi Chang-hwan. (Source : Han Cinema)
Scène du film sud-coréen "The Boy from Nowhere" de Choi Chang-hwan. (Source : Han Cinema)
L’embellie annoncée durant l’été n’aura pas donné les résultats escomptés pour le cinéma sud-coréen. Mais la tournure que prennent les événements pourrait, paradoxalement, donner quelques espoirs aux cinéastes indépendants qui n’en avaient presque plus depuis une dizaine d’années. Même si la pandémie touche moins la Corée du Sud que bien d’autres pays dans le monde, les salles et l’industrie des films semblent profondément affectées par un niveau d’activité qui reste à 30 % de la normale. Pour cet eldorado de trois monopoles (CJ, Lotte, New) concentrant chaînes de salles, distribution et production intégrées, la situation devient critique. Deux monopoles ont annoncé la fermeture de 20 % de leurs salles, ce qui devrait donner de la visibilité aux salles indépendantes, et plusieurs blockbusters differés (The Call, Space Sweepers) passeront directement sur Netflix. Une donne changeante qui pourrait profiter à une nébuleuse de petites productions. La reprise, sans cesse reportée de mois en mois, apparaît déjà comme une restructuration en profondeur plus qu’un retour au nouvel âge d’or du début des années 2010.

Stratégie de l’entonnoir et politisation de l’épidémie

Durant l’été, des films de genre avaient semblé rompre la chape de plomb qui pesait sur des salles désertées à 70 %. La pandémie reculait alors avec moins d’une centaine de contamination par jour. Les films de zombies avaient ouvert la voie avec la (relativement) petite production #Alive de Cho Il-hyeong, puis le très attendu Peninsula, alias Train to Busan 2 de Yeon Sang-ho. Le premier, avec la star Yoo Ah-in (connu pour Burning de Lee Chang-dong) était une bonne surprise tant par la qualité du film que par sa réussite inattendue en salle sous contrôle sanitaire (gel, masques, un siège sur deux). Il finira par faire 2 millions d’entrées. Le seuil de rentabilité pour l’industrie est à 1,5 million. Il donnait aussi des espoirs aux films produits en « indépendants », chose très difficile dans le pays.
Le second, Peninsula, un vrai blockbuster, fut plus décevant au niveau de la qualité. Mais, avec 4 millions d’entrées locales (et une dizaine à l’international), il n’attira pas les foudres de l’industrie. Au contraire : la presse sud-coréenne renchérissait sur le retour à la normale avec la sortie d’un autre film de genre à gros budget : le thriller Deliver Us from Evil avec l’acteur Hwang Jung-min (connu pour Ode to My Father). Le film atteint 5 millions d’entrées en fin d’exploitation à la mi-septembre, ce qui rassurait les monopoles sur leur nouvelle stratégie marketing.
En effet, ces sorties en pleine pandémie bénéficiaient d’une stratégie d’urgence dite « en entonnoir » mise en place par les monopoles de distribution, notamment CJ Entertainment et Lotte. Des records ont été battus en sortant ces films sur plus de 2 000 écrans en même temps, soit presque les deux tiers des salles disponibles, selon les chiffres du KOFIC, le centre gouvernemental du cinéma. Sans craindre la contradiction, ces mêmes sociétés avaient mené campagne l’année précédente contre les blockbusters hollywoodiens qui sortaient dans le pays sur plus de 1 500 écrans.
Cette stratégie, en temps de pandémie, a marqué le monde du cinéma, surtout celui des réalisateurs et des producteurs indépendants. La concentration économique du marché du film aux mains des monopoles est apparue sans rideau de fumée dans toute sa splendeur. Les autres, qu’ils soient cinéastes, acteurs, producteurs ou même spectateurs curieux d’une certaine variété dans l’origine des films, allaient être sacrifiés au nom de la survie de « l’industrie lourde » du cinéma, déjà plus que dominante. Pourtant, dès la fin août et surtout en septembre, il apparut clairement que cette stratégie marketing au rouleau compresseur ne suffisait pas.
Le 15 août, jour de la célébration de la libération du pays de la colonisation nippone, une gigantesque manifestation anti-gouvernementale, menée notamment par des religieux conservateurs mettait la lutte contre la pandémie sur le terrain politique. Le gouvernement accusait les manifestants d’avoir relancé à la hausse les contaminations, passées d’une centaine à plus de 500 par jour. La décision d’imposer un couvre-feu après 21h, dénoncée par l’opposition comme une punition, renforçait l’idée d’une politisation de la lutte contre l’épidémie. Ce qui ne permit pas pour autant d’expliquer l’échec de la reprise.

Blockbusters en déréliction et nouvelle donne

Un coup d’arrêt est survenu malgré la stratégie de l’entonnoir mise en place par les monopoles. En temps normal, des films à gros budget doivent atteindre les 5 millions d’entrées. Or ce fut un enchaînement d’échecs cuisants : Steel Rain 2 est le premier blockbuster à perdre de l’argent, avant The Golden Holiday sorti en octobre. Il n’en fallu pas plus pour que de nombreux blockbusters, déjà en attente de sorti depuis février, soient reportés de mois en mois. Une stratégie intermédiaire ou provisoire semble avoir été mise en place par les monopoles pour les sorties de septembre : de nombreux films à production moyenne sortent alors sur 500 à 1 000 écrans « seulement » comme Diva, un thriller autour de rivalités de femmes nageuses professionnelles, signé Cho Seul-ye avec la star Shin Min-ha. De même, Oh ! My Gran, une comédie calibrée pour faire du box-office. Mais pour ces deux films, cela s’est terminé, en octobre, par des fiascos financiers.
Comme un avant-goût de la restructuration du cinéma qui se profile, le star-system semble avoir pris une tournure recentrée sur la personnalité d’un seul acteur dans la nouvelle donne. Alors que les stars coréennes ne pouvaient s’afficher que dans des blockbusters assurés par un rouleau compresseur marketing imbattable, elles sont désormais amenées (probablement par leurs managers en concertation avec les monopoles) à prendre des risques en devenant les vraies locomotives de films à moyens budgets. C’est le cas de Voice of Silence, une histoire de gangsters au cœur tendre avec Yoo Ah-in ; de Pawn, à peu près la même histoire mais avec des collecteurs de dettes, avec Ha Ji-won ; ou de productions toutes récentes : Samjin Company English Class, une histoire de femmes bureaucrates entre compétitivité et arnaque avec Ko Asung, le thriller The Day I Died : Unclosed Case avec Kim Hye-soo et la comédie d’extra-terrestres comiques Night of the Undead avec Lee Jung-hyun.
Seulement, les résultats au box-office de septembre et octobre ne décollent pas : entre quelques centaines de milliers d’entrées et un plafond à 1,5 million (pour Pawn). On reste en dessous du seuil de rentabilité. Les salles ont pourtant allégé le contrôle sanitaire début septembre, mais le choix du public devient, semble-t-il, un facteur plus sérieux qu’à l’ordinaire. Ces films peu ambitieux comme ceux listés plus haut, qu’ils soient des thrillers ou des comédies, s’apparentent esthétiquement à des épisodes de séries que les téléspectateurs sud-coréens, de plus en plus nombreux devant Netflix et d’autres plate-formes de streaming, peuvent voir à l’envi chez eux. Cette frilosité dans la variété des thèmes et l’innovation esthétique pourrait expliquer la stagnation des audiences, laquelle risque de se prolonger avec la résurgence des contaminations constatée depuis le début novembre. De ce point de vue, les films hollywoodiens sont d’ailleurs logés à la même enseigne : Tenet de Christopher Nolan ne fait « que » 1,9 million d’entrées, Greenland se limite à 65 000, Mulan (qui a aussi souffert d’un appel au boycott en soutien aux pro-démocrates de Hong Kong) n’ pas dépassé les 300 000 entrées.
Si les sorties de blockbusters prévues pour les vacances d’hiver à la fin décembre ne remplissent pas les salles, le système de financement sud-coréen des films va être affecté. Ce système qui privilégie les retours sur investissement à court terme arrive à échéance, après environ une année de stagnation et de pertes. Les financeurs pourraient se tourner vers d’autres secteurs. Cet aspect, s’il inquiète les monopoles gros consommateurs de finances, n’affecte pas les indépendants qui, déjà au plus bas depuis une dizaine d’années (plus de 50 % des films produits en Corée du Sud ne sortent pas commercialement en salles), sont les seuls à pouvoir, sans honte, tirer parti de la crise.

Marasme global : un nouveau paradigme pour les indépendants ?

Le milieu du cinéma, ses travailleurs de base, voient la situation sanitaire amplifier un conflit qui existait déjà auparavant entre des monopoles opulents qui gagnent des marchés à l’international – à l’image du succès de CJ aux États-Unis grâce aux oscars remportés par Parasite. Sans oublier des conditions de travail et de salaires de plus en plus dégradées. Les tournages étant souvent reportés depuis le mois de février, une majorité de techniciens du cinéma se retrouvent dans la précarité et au chômage. Plusieurs cas de contaminations durant des tournages de sitcom dans les studios des télévisions ont aussi freiné les tournages de ce côté. L’assurance chômage coréenne est des plus succinctes, faute de statut d’intermittent du spectacle. Des mesures minimes d’aide publique ne semblent pas suffire à stabiliser un milieu qui était, il y a six mois encore, en pleine effervescence après les succès internationaux de Parasite et de Burning. Dans une autre branche de l’industrie, celle des festivals, la fronde gronde aussi. En cause, la surexploitation, les salaires impayés ou en retard, en particulier dans les plus importants festivals du pays : Busan, Jeonju et Bucheon.
Force est de le constater : les seules éclaircies viennent du cinéma indépendant. Une fenêtre avait été ouverte par les monopoles de distribution avant l’été. Forcés de remplir des salles désertées pour cause de trop faible rentabilité de leurs propres productions, ils avaient ainsi accordé, en pleine crise, la distribution de dix films indépendants par mois sur leurs écrans. Un signe fort pour la reconnaissance d’un cinéma indépendant « invisible », qui se voyait offrir une chance d’accéder au public. Pourtant, l’expérience a vite tourné court. Exemple avec The Boy From Nowhere de Choi Chang-hwan, sorti sur 25 écrans alors qu’il n’en aurait eu que quatre en temps normal, voire pas du tout. Cette comédie sociale autour d’immigrés chinois installés sur l’île de Jeju, au sud du pays, n’aura bénéficié d’aucun marketing. Et malgré plusieurs sélections en festivals, l’équipe aura vu le film être projeté dans des salles quasi vides. Résultat : 1 000 entrées au total.
Ces déboires n’ont pas refroidi les indépendants. De toute façon, pandémie ou non, ils n’avaient que peu de chance. À titre de comparaison, un indépendant célèbre, Hong Sang-soo, dont le film The Woman Who Ran, sorti en octobre, a fait le tour des festivals internationaux et la Une des journaux coréens, n’a fait que 7 000 entrées en salles. L’émergence, certes compliquée, des indépendants a parfois réussi. Par exemple, Beauty Water de Cho Kyung-hun, un film d’animation d’horreur sélectionné au festival d’Annecy en France. Avec plus de 100 000 entrées (et de nombreuses ventes à l’étranger), il est considéré comme un petit succès miraculeux. Car dans le contexte d’un cinéma sud-coréen d’animation au plus mal depuis longtemps, le sujet du film, la critique des produits de beauté, est à hauts risques dans un pays leader des ventes de cosmétiques en Asie.
Parions qu’un nouveau paradigme se profile pour le cinéma local. Les tendances mettant en avant les indépendants, les films à moyen budget et des acteurs stars en roue libre, sont peut-être une étape de transition vers une nouvelle économie du cinéma local. Car il apparaît de plus en plus aux spécialistes que la fin de la pandémie ne ramènera pas le public dans les salles comme auparavant. Avec presque 5 millions de spectateurs par semaine, la Corée du Sud faisait déjà figure d’exception dans le monde. La recherche d’une autonomie de production-consommation coréano-coréenne a été une réussite, en dépit d’une concentration économique liberticide et d’une faible variété d’inspiration. Désormais, de nouvelles perspectives s’ouvrent à une production indépendante pléthorique d’habitude sans accès au public, grâce aux nouvelles offres de films sur les plate-formes (Netflix a battu des records d’abonnements depuis août), et surtout grâce aux nouvelles habitudes d’une jeunesse coréenne plus casanière après presque une année de carence de sorties – la vie sociale sud-coréenne se déroule en principe largement à l’extérieur, dans les cafés, les restaurants et les bars. Autant de facteurs qui pourraient rebattre les cartes du marché du cinéma en Corée du Sud.
Par Antoine Coppola

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A propos de l'auteur
Réalisateur, Antoine Coppola enseigne le cinéma comme maître de conférences à l'Université Sungkyunkwan de Séoul. Il a aussi longtemps enseigné les cinémas d'Asie à l'université d'Aix-Marseille tout en étant consultant et délégué pour la Corée à la Semaine Internationale de la Critique du festival de Cannes et au San Sebastian Film Festival (2001-2006). Il a été programmateur au festival de Jeonju (Corée du Sud) et il collabore encore souvent avec des cinéastes, producteurs ou festivals d'Asie.