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Chine : comprendre la guerre cognitive de Pékin contre l'Occident

Exposition au Musée militaire de la Révolution du peuple chinois à Pékin, le 8 octobre 2022. (Source : Japan Times)
Exposition au Musée militaire de la Révolution du peuple chinois à Pékin, le 8 octobre 2022. (Source : Japan Times)
Le lundi 18 mars, Asia Society France, l’IRSEM, l’Inalco et Asialyst ont coorganisé une conférence sur la réalité d’une nouvelle forme de conflit : la guerre cognitive. Cette doctrine militaire adoptée par la Chine soulève autant d’interrogations que de questions graves puisqu’elle semble prendre des formes terrifiantes de contrôle des cerveaux.
Fin 2016, des diplomates, militaires et agents de renseignement américains stationnés à Cuba s’étaient plaint de troubles auditifs, visuels, des étourdissements, céphalées, vertiges et nausées, des pertes de mémoire, d’équilibre et des lésions cérébrales dont l’origine avait été attribuée à la Chine. Ces symptômes ont donné naissance au concept dit du « syndrome de La Havane » qui a depuis donné lieu à des recherches intensives sur ce sujet menées principalement aux États-Unis, mais aussi dans d’autres pays tels que la France ou le Japon.
Paul Charon, chercheur à l'IRSEM, intervient lors de la conférence "Occident-Chine : la guerre cognitive aura-t-elle lieu", à l'Inalco, le 18 mars 2024.
Paul Charon, chercheur à l'IRSEM, intervient lors de la conférence "Occident-Chine : la guerre cognitive aura-t-elle lieu", à l'Inalco, le 18 mars 2024.
Directeur du domaine « renseignement, anticipation et menaces hybrides » de l’Institut de de recherches stratégique de l’École militaire du ministère des Armées (IRSEM), Paul Charon a longuement expliqué la nature de cette guerre cognitive. « Comment les Chinois définissent-ils la guerre cognitive ? Pour bien comprendre ce terme, il faut le replacer dans un cadre conceptuel plus large, celui des « Trois Guerres ». Plus que d’un concept, il s’agit d’une véritable doctrine militaire qui émerge autour de 2003 et théorise ou essaye de penser la guerre non cinétique chinoise’, a expliqué cet expert devant une centaine de participants rassemblés dans une salle comble de l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco) à Paris.
« Par opposition à la guerre non cinétique, la guerre cinétique est tout ce qui est créé pour provoquer des dégâts matériels ou humains, poursuit Paul Charon. C’est la guerre conventionnelle ou nucléaire. La guerre non cinétique, elle, ne fait ni morts ni dégâts matériels. On y inclut la lutte informationnelle (désinformation, influence) mais aussi le cyber. Pour les Chinois, il existe trois grandes catégories de guerres non-cinétiques, les « Trois Guerres ». Elles sont une réaction à la Guerre du Golfe (1990-1991). Les stratèges chinois ont mis du temps à théoriser les enseignements de cette guerre. Elle fut une sorte de révélateur du retard de l’armée chinoise au regard des capacités de l’armée américaine. Aussi après la Guerre du Golfe, l’enjeu pour l’Armée populaire de libération fut de rattraper ce retard, sur le plan conventionnel comme sur le plan non-cinétique. Pour l’APL, la Guerre du Golfe démontrait l’importance non seulement de la maîtrise de la guerre conventionnelle interarmées parfaitement coordonnée mais aussi la maîtrise de l’information. »
La première des « Trois Guerres » est la guerre de l’opinion publique : dominer le discours médiatique, national certes mais surtout international, c’est-à-dire contrôler en influençant les médias étrangers – ne serait-ce que pour préparer un conflit ou légitimer une intervention de la Chine. Ainsi peut-on penser au sujet de Taïwan, ainsi que de différents endroits de la mer de Chine méridionale : il est nécessaire d’y légitimer une éventuelle intervention de l’armée chinoise.
Le deuxième volet est la guerre du droit. Par exemple en légitimant la présence chinoise dans certains endroits du monde ou légitimer des revendications territoriales. Un aspect de cette guerre du droit sont les procédures légales. De plus en plus de gouvernements, dont celui de Pékin, utilisent des procédures judiciaires pour faire taire ceux qui disent du mal de la Chine. Principalement des journalistes et des chercheurs.
La guerre psychologique, le troisième volet, est la plus importante. Elle est très ancienne, pratiquée depuis la nuit des temps. Mais elle a été théorisée et professionnalisée depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.

« L’issue est connue d’avance »

Dans les publications chinoises, se trouvent deux inspirations énormes : la Russie et les États-Unis. En matière de guerre psychologique, la direction communiste chinoise estime que les plus forts, les plus avancés sont les Américains. « La guerre psychologique c’est, par exemple, faire croire à une population que son armée serait incapable de s’opposer à l’armée chinoise. C’est ce qu’ils essayent de faire croire à Taïwan par exemple. Il s’agit de porter atteinte à la volonté de combattre », explique Paul Charon.
« Cela peut aussi être de montrer que la lutte n’a pas de sens puisque de toute façon l’issue est connue d’avance. C’est ce que les Chinois font avec les Ouïghours au Xinjiang, précise le chercheur de l’IRSEM. Cette stratégie qui s’appuie en partie sur la communication est là pour faire peur ou dissuader de s’opposer aux stratégies chinoises. La guerre cognitive émerge beaucoup plus récemment. Elle va être un prolongement de la guerre psychologique et est en réalité conçue comme un approfondissement de la guerre psychologique qui tiendrait plus compte des avancées des guerres cognitives. Elle s’appuie sur ce que l’on sait aujourd’hui de la cognition, soit toutes les fonctions du cerveau liées à la connaissance : la mémorisation, l’apprentissage, le langage, les perceptions. Elle vise à agir sur tous ces aspects du fonctionnement du cerveau. »
Lors de heurts frontaliers entre la Chine et l’Inde en mai 2020, un universitaire chinois avait expliqué lors d’une conférence qu’au moment des affrontements, les soldats chinois avaient fait usage d’une nouvelle arme à micro-ondes qu’ils auraient dirigée contre les forces indiennes. Aussitôt, les soldats indiens se seraient mis à vomir et présenter des troubles neurologiques pour finir par fuir, déserter le terrain que les forces chinoises ont alors pour occuper, selon ces explications qui, étonnamment, avaient fuité à l’étranger.
« La première hypothèse est que les Chinois avaient développé une nouvelle arme capable d’émettre des ondes affectant le fonctionnement du cerveau. C’est possible mais nous n’en avons pas la preuve. Cependant, tout cela rejoint les débats qui ont eu lieu autour du Syndrome de La Havane », souligne Paul Charon. Mais une des hypothèses avancées par des chercheurs américains est qu’en fait ces informations avaient fuité intentionnellement car elles porteraient en elles-mêmes la démonstration de l’existence de cette guerre cognitive menée par Pékin.

« Faire peur avec l’hypothèse d’une nouvelle arme »

« En fait, souligne le sinologue, ce n’est pas l’arme elle-même qui représente cette guerre cognitive, mais le fait de faire peur avec l’hypothèse d’une nouvelle arme dont les Chinois seraient détenteurs. On voit bien là l’idée d’une guerre psychologique puisqu’il s’agit de faire peur avec une nouvelle arme qui pourrait causer des dégâts peut-être même supérieurs encore à ce que l’on a vu et qui pourraient même être utilisées dans un spectre beaucoup plus large, touchant beaucoup plus de monde et causant des dommages irréversibles pour le cerveau. Cette guerre cognitive connaît actuellement une forte croissance et c’est aujourd’hui l’un des concepts clé de l’APL en matière de guerre non-cinétique qui tend à s’imposer et c’est la clé de voûte de la pensée militaire chinoise. »
Pour les stratèges militaires de Pékin, la guerre non cinétique est avant tout celle de l’information, rappelle Paul Charon. « Si l’on veut dominer le champ de bataille, il faut d’abord dominer le champ informationnel. C’est dans ce cadre que la guerre cognitive doit être comprise. La première série d’opérations de guerre cognitive consiste à attaquer les capacités de compréhension de l’ennemi, ses perceptions, ces capacités à comprendre l’environnement dans lequel il évolue. Le deuxième versant est celui qui attaque la conviction. Il va essayer en quelque sorte d’empêcher la prise de décision ou, à tout le moins, empêcher une prise de décision qui soit véritablement informée. L’idée est d’induire en erreur les dirigeants adverses. »
« Il faut comprendre que, pour les Chinois, la guerre cognitive est un domaine de lutte supplémentaire rajouté au domaine traditionnel des armées : terre, air et mer. À ces domaines se sont ajoutés le spatial et le cyber. Le domaine cognitif serait le sixième domaine », souligne le chercheur de l’IRSEM. Ce n’est pas une particularité chinoise car la plupart des armées du monde ont commencé à s’y intéresser, considérant le cognitif comme le sixième domaine. Mais « l’objectif de l’APL est de réduire ainsi les capacités d’action des forces adverses ».
Comment l’armée populaire de libération pense-t-elle la guerre cognitive d’un point de vue opérationnel ? « Elle distingue des opérations de guerre cognitive en temps de paix, en temps de crise et en temps de guerre », répond Paul Charon. En temps de paix, il s’agit d’abord du recueil de données. Il est fondamental car il permet de comprendre l’adversaire et de commencer à recueillir des éléments qui permettront à l’APL de savoir où taper si une crise survenait, voire une guerre. C’est aussi l’observation. Les Chinois ont pour cela des diplomates, des représentants de l’armée dans les sociétés qui les intéressent pour observer, tirer des enseignements : quelles sont les faiblesses de cette société, où agir ou bien sur quel levier appuyer.

« Agir sur la perception de la réalité »

S’ajoute aussi l’enquête. « Il s’agit en fait de l’espionnage, précise le sinologue : avoir des sources dans la société ciblée pour recueillir des éléments qui ne seraient pas disponibles dans les informations ouvertes. En temps de paix, on peut aussi commencer de modeler les perceptions de l’adversaire, notamment en manipulant les réseaux sociaux. Par exemple en donnant une image positive de la Chine : la décrire comme une puissance bienveillante qui favorise l’émergence pacifique et propose des relations gagnant-gagnant. En temps de crise, l’idée sera d’abord de dissuader l’adversaire d’aller plus loin, voire de le convaincre de reculer pour revenir au niveau de la paix. Le premier moyen de dissuader, c’est de construire des capacités de dissuasion colossales. Plus l’armée sera puissante, plus elle fera preuve de démonstrations de force, plus cela fera peur aux adversaires, plus cela les dissuadera de monter jusqu’à la crise. »
C’est aussi l’utilisation de la dissuasion stratégique « qui sera d’un niveau plus élevé et qui viserait soit le façonnement des perceptions [de la Chine] ou encore de distraire l’adversaire. On va attirer son attention vers une autre actualité pour le détourner de la crise en question ou encore on va même essayer d’agir sur la perception de la réalité. C’est-à-dire, construire une autre réalité, une autre perception des faits. Et puis bien sûr, on va utiliser la désinformation et notamment la désinformation dite profonde par des fausses vidéos, des faux enregistrements sonores. »
« On va aussi tenter de fragiliser le soutien de l’opinion publique en désinformant. […] Soit en surestimant les capacités de l’armée chinoise soit en sous-estimant celles de l’armée nationale. Enfin, en temps de guerre, l’action principale sera d’agir sur les capacités de décision des dirigeants adverses », explique Paul Charon. Cela peut se faire par des moyens cyber : « On parle là d’attaques cyber dures qui vont impacter les moyens techniques de la prise de décision. L’idée est surtout de couper les moyens de communication. On fera là aussi usage des moyens de désinformation, surtout là pour mener des opérations de subversion. »
Tous les moyens sont bons. « Ainsi provoquer des peurs avec une fausse épidémie, faire croire que c’est la guerre civile, choses que les Chinois ont déjà essayées dans plusieurs pays. À cela s’ajoutent des tentatives pour délégitimer les dirigeants adverses. Soit parce qu’ils ont déjà des moyens de les compromettre, soit en inventant des cas de corruption ou autres. Ensuite vient l’idée d’attaquer la volonté de combattre de l’adversaire. On prépare là aussi des opérations de désinformation, on comprend bien pourquoi. » Peuvent aussi être utilisées des armes létales pour « créer un choc psychologique qui va contraindre l’adversaire à se replier et abandonner sa volonté de combattre ».

« Post-factuel »

Mathieu Valette, responsable de la filière « Textes, Informatique, Multilinguisme » de l’Inalco, a de son côté expliqué la vision conceptuelle de la guerre cognitive. « Aux « Trois guerres » déjà évoquées, on pourrait ajouter la guerre mentale, au sens otanien, développée depuis une vingtaine d’année dans le corpus doctrinaire de l’OTAN. […] L’approche militaire est très ciblée : les attaques se concentrent sur le soldat et les personnels décisionnaires diplomatiques par exemple comme cela avait été le cas avec le « syndrome de La Havane ». »
« La guerre cognitive est souvent menée en association avec divers types de conflits, poursuit le chercheur. Elle est notamment définie par la guerre hybride, faite de combinaisons entre la guerre cognitive et la guerre physique. On la trouve également définie comme un mix de la guerre de l’information et de la guerre psychologique, ou encore de la guerre de l’information et de la cyber-guerre. Guerre de l’information et cyber-guerre est sans doute la définition qui se rapproche le plus du sens otanien de la guerre cognitive. »
Il existe une autre guerre cognitive développée ces vingt dernières années autour de problématiques civiles : la guerre économique. « C’est dans ce contexte que l’on va parler de lobbying, d’intelligence économique ou d’influence », précise Mathieu Valette. Dans ce cadre, existe d’abord le concept du narratif et du récit. « La guerre cognitive s’appuie sur une capacité humaine très ancienne puisqu’elle date d’environ 60 000 ans qui consiste à être capable d’élaborer des récits, de raconter des choses qui n’existent pas ou des choses qui existent mais qui vont être intentionnellement déformées de façon à avoir un effet. Un exemple récent de l’usage de ces récits est ce que l’on appelle la rhétorique qui est l’art de la persuasion selon Aristote et qui est sans doute au fondement de beaucoup des offensives cognitives telles que l’on peut les observer aujourd’hui. » Cette rhétorique peut se décliner sous de nombreux aspects. « J’en ai distingué deux de façon provisoire : l’un que je vais appeler légal, basé sur la production de récits de façon tout à fait légitime. » Ainsi la publicité et la propagande sont-elles les deux belles-filles de la rhétorique du XXème siècle et qui vit sa vie au XXIème siècle. Ces publicités ou propagandes vont inciter la population à un comportement plutôt qu’à un autre.
« L’autre rhétorique est celle que j’ai appelée « post-vérité » ou « post-factuelle », une rhétorique beaucoup moins légitime ou légale ou, tout du moins, dont la légalité est beaucoup plus opaque. C’est faire croire qu’il se passe quelque chose, sur les réseaux sociaux notamment, simuler des manifestations ou des mouvements populaires en fabriquant de faux influenceurs, de faux tweets. Un autre élément dont la Russie s’est rendue maître ce sont les trolls industrialisés qui ont la capacité de générer des messages sur internet pour influencer des comportements », souligne Mathieu Valette.

« Communautarisation dangereuse »

« Il existe une guerre de l’information mais nous avons aussi des récits qui s’affranchissent de la vérité, remarque-t-il. À partir du moment où vous faites des récits, vous ne jouez pas sur la dimension informationnelle, sur la vérité. Vous êtes plutôt sur des ressorts qui sont ceux de la narration, l’émotion, le pathos, des éléments qui sont déviés de l’information. Beaucoup de travaux actuellement laissent entendre que l’information n’a pas tant d’impact que ça et que c’est davantage le réseau ou la mise en récit qui va produire des effets cognitifs plus que l’information elle-même. »
« Le deuxième concept intéressant est le numérique, beaucoup plus global. Nous en sommes très familiers dans le sens où l’on vit dans un environnement, un écosystème de plus en plus numérique à tous les niveaux. On a tous un téléphone portable dans notre poche. J’ai un ordinateur devant moi. On déclare nos impôts sur Internet de même que la plupart de nos démarches administratives. Or ce numérique n’est pas seulement une commodité ergonomique pour nous les humains, mais aussi une transformation de notre rapport à l’environnement, à notre univers corporel, physique, existentiel. » Mais la transformation du numérique entraîne aussi « une zone de vulnérabilité, de fragilité » du fait d’une information massifiée où se trouvent des informations malveillantes ainsi que des « mal-informations qui sont des informations vraies mais qui vont être manipulées de façon à tromper une population ».
Autre élément du numérique : le microciblage. « Étant tous des éléments ciblés, on peut nous cibler pour nous vendre des produits mais l’on peut aussi personnaliser de la propagande ». Plus grave, « on peut aussi nous communautariser, c’est-à-dire nous faire croire que l’on appartient à une communauté qui sera en fait virtuelle, constituée par quantification de datas. Enfin, nous pouvons être ciblés par des récits qui seront porteurs d’une vérité qui ne sera pas celle de la communauté voisine. Là encore, nous voilà extrêmement vulnérables. Nous avons des groupes WhatsApp qui sont ceux de nos voisins. Cette communautarisation est assez dangereuse car elle va affaiblir le sentiment collectif, la cohésion sociale et éventuellement mettre à mal le contrat social sur lequel repose une société. Cette communautarisation va être aggravée et sans doute industrialisée avec la possibilité de générer des récits automatiquement grâce à l’IA générative. C’est-à-dire produire des textes, des récits qui seront tellement adaptés que l’on va dire : « C’est moi. »

« Nous ne vaincrons pas l’Occident avec la bombe atomique »

Le dernier intervenant, Sébastien Colin, maître de conférences à l’Inalco, a voulu élargir le champ d’applicaiton de la guerre cogitive. « Si on en reste à sa définition première, elle est beaucoup plus importante que la guerre informationnelle qui, au strict du terme, cherche à déformer l’information pour essayer de manipuler l’opinion des populations. S’agissant de la guerre informationnelle, il y a cette idée de manipuler l’information, mais aussi la collecte de l’information. Le but de la guerre cognitive est très ancien : gagner une guerre sans faire la guerre ou décourager l’ennemi en sorte qu’il ne combatte pas. »
Lénine en 1917 affirmait que dans cinquante ans « les armées n’auront plus à se rencontrer puisque nous aurons suffisamment pourri nos ennemis pour que le conflit militaire ne soit pas nécessaire ». Même message envoyé en 1954 par Andrey Vyshinsky, représentant de l’URSS à l’ONU, rappelle Sébastien Colin : « Nous ne vaincrons pas l’Occident avec la bombe atomique, nous le vaincrons avec quelque chose que l’Occident ne comprend pas : nos têtes, nos idées, nos doctrines. »
En 2016, le président chinois « Xi Jinping avait insisté sur la priorité à donner en matière militaire aux efforts sur la guerre informationnelle et bien sûr, la guerre cognitive », explique le sinologue. Mais « si les cibles de la guerre informationnelle sont généralement des États rivaux, cela peut être aussi la propre population d’un pays totalitaire car il faut aussi désinformer sa propre population pour lui faire croire que les actions menées sont légitimes ».
Cependant, « en termes de guerre cognitive, une grande question qui se pose pour les démocraties libérales est celle de l’éthique. Une démocratie libérale qui se livrerait à une guerre informationnelle ou à une guerre cognitive ciblant des populations d’un autre pays poserait des interrogations sérieuses. Les démocraties libérales cherchent à se défendre et à se protéger contre ces guerres informationnelles et cognitives menées par des pays illibéraux, Russie ou Chine. Dans quelle mesure une stratégie offensive peut-elle être mise en place du fait de ces questions d’éthique et aussi des différentes règles internationales ? »

« Se défendre avec les moyens d’une démocratie »

Répondant à une question de l’auditoire sur ce sujet, Paul Charon a conclu la conférence par ces mots : « Il y a des choses que l’on ne peut pas s’autoriser dans un État de droit. Il y a des barrières importantes qu’il faut maintenir. Mais même si l’on exclut les questions éthiques, nous n’avons pas intérêt à utiliser les mêmes méthodes que nos adversaires. Ceci pour des raisons d’efficacité. Quels sont les buts ultimes de ces opérations de pays comme la Chine, la Russie, l’Iran ? C’est de démonétiser la démocratie, nos systèmes, nos valeurs. Si on utilise les mêmes méthodes qu’eux, on sape nos fondements. Si vous vous livrez à du post-factuel, si les faits ne veulent plus rien dire dans nos sociétés, c’est la mort de nos démocraties. Les Chinois et les Russes le savent très bien. C’est pour cela qu’ils jouent ce jeu-là. C’est en fait un piège qu’ils nous tendent. Il ne faut pas tomber dans ce piège. Il faut se défendre avec les moyens d’une démocratie. Ce qui ne veut pas dire qu’il faut rester défensif et qu’il n’y a pas de moyens offensifs. Mais il faut qu’à chaque fois que l’on monte une opération, il faut que l’on se dise si on peut l’assumer. »
Pendant les années de la Guerre froide, les États-Unis n’ont cessé de mener des opérations de subversion, de déstabilisation des États, des régimes qui ne leur plaisaient pas, notamment en Amérique Latine. « Grâce à ces méthodes, ces coups d’États organisés, ils ont réalisé des gains tactiques à court terme. Ils le payent encore aujourd’hui. L’image des États-Unis est déplorable en Amérique Latine et dans bien d’autres endroits. Regardez le Moyen-Orient », souligne Paul Charon. Il faut se méfier d’un gain qui pourrait se traduire par une perte à très long terme. Il faut trouver des moyens beaucoup plus ingénieux mais conformes à nos valeurs que l’on pourra assumer. Nous ne sommes pas plus malins que les autres, les Russes ou les Chinois. Alors si l’on se met à monter des faux comptes sur les réseaux sociaux ou à recourir à de la fausse information, on se fera prendre par les acteurs de la société civile comme les Russes, comme les Chinois. Et nous ne pourrons pas l’assumer et les Russes et es Chinois diront : « Regardez, vous voyez, ils ont de beaux principes mais en fait ils ne les appliquent pas. Donc en fait, la démocratie, c’est de l’hypocrisie ». »
Par Pierre-Antoine Donnet

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A propos de l'auteur
Ancien journaliste à l'AFP, Pierre-Antoine Donnet est l'auteur d'une quinzaine d'ouvrages consacrés à la Chine, au Japon, au Tibet, à l'Inde et aux grands défis asiatiques. En 2020, cet ancien correspondant à Pékin a publié "Le leadership mondial en question, L'affrontement entre la Chine et les États-Unis" aux Éditions de l'Aube. Il est aussi l'auteur de "Tibet mort ou vif", paru chez Gallimard en 1990 et réédité en 2019 dans une version mise à jour et augmentée. Après "Chine, le grand prédateur", paru en 2021 aux Éditions de l'Aube, il a dirigé fin 2022 l'ouvrage collectif "Le Dossier chinois" (Cherche Midi). Début 2023, il signe "Confucius aujourd'hui, un héritage universaliste", publié aux éditions de l'Aube. Son dernier livre, "Chine, l'empire des illusions", est paru en janvier 2024 (Saint-Simon).