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Macron et Modi : ce que nous dit la visite du président français en Inde

Le président français Emmanuel Macron reçu par le Premier ministre indien Narendra Modi à Jaipur, capitale de l'État indien du Rajasthan, le 25 janvier 2024. (Source : Kuwait Times)
Le président français Emmanuel Macron reçu par le Premier ministre indien Narendra Modi à Jaipur, capitale de l'État indien du Rajasthan, le 25 janvier 2024. (Source : Kuwait Times)
Les 25 et 26 janvier derniers, Emmanuel Macron assistait en Inde à la célébration de la fête nationale, accompagné par le Premier ministre Narendra Modi. Malgré les critiques contre le chef du gouvernement indien pour ses tendances autoritaires et sa répression des libertés publiques, son parti nationaliste hindou, le BJP, profite d’une opposition fragmentée pour s’avancer en favori des élections générales qui se dérouleront cette année en avril et en mai. Dans ce contexte, la visite du président français a marqué un rapprochement supplémentaire entre les deux pays, déjà incarné par un partenariat stratégique depuis 26 ans. Une autre façon de traduire la nouvelle stratégie de l’Inde sur la scène internationale, du non-alignement au multi-alignement.
À son arrivée à Jaipur, capitale du Rajasthan, dans l’après-midi du 25 janvier, Emmanuel Macron a été reçu sur le tarmac de l’aéroport par de nombreux responsables du gouvernement indien, dont le ministre des Affaires étrangères Subrahmanyam Jaishankar. Après une cérémonie au fort Amber avec des éléphants arborant des parures dorées aux motifs colorés et des danseurs traditionnels, le président français a rencontré le Premier ministre Narendra Modi avant de gagner New Delhi.
Pour sa troisième visite officielle en Inde, Emmanuel Macron était l’invité d’honneur du grand défilé de la 75ème Journée de la République indienne dans la capitale, le 26 janvier. Ce faisant, il a marché dans les pas de cinq de ses prédécesseurs, notamment Jacques Chirac, venu deux fois, en 1976 et en 1998. La France détient ainsi le record d`invitations pour cet événement qui marque l’entrée en vigueur de la constitution indienne le 26 janvier 1950, trois ans après son accession à l’indépendance en 1947. Le défilé en lui-même est très comparable à celui du 14 juillet à Paris, mais avec une différence importante. Il est organisé non seulement pour démontrer la puissance militaire indienne, mais aussi la diversité du pays, avec des parades culturelles qui s’enchaînent devant les habitants de New Delhi. Et chaque année, l’Inde invite des dirigeants internationaux à la première de ses deux grandes fêtes nationales, l’autre, la Journée de l’indépendance », ayant lieu le 15 août.
Autre fait notable : Emmanuel Macron s’est rendu en Inde alors que son homologue américain Joe Biden avait décliné l’invitation. En cause, selon certains analystes, le mécontentement mutuel entre Washington et New Delhi à la suite des accusations américaines sur un complot soutenu par les agences de renseignement indiennes visant à assassiner un séparatiste sikh canado-américain — ce que l’Inde nie en bloc. La décision américaine de décliner l’invitation du 26 janvier témoigne ainsi d’une prise de distance politique entre les États-Unis et l’Inde. La France a su profiter, New Delhi invitant Emmanuel Macron à la place de Joe Biden.

Une relation soigneusement entretenue

Si la visite du président français se présente aussi comme une réponse à l’invitation de Narendra Modi aux célébrations du 14 juillet l’année dernière, elle est aussi une manière de courtiser l’Inde, qui cultive sa position tantôt neutre, tantôt ambivalente sur des questions qui irritent le reste de l’Occident, comme la guerre en Ukraine.
Bien sûr, la présence d’Emmanuel Macron à New Delhi relève du symbolique. Rien de nouveau à espérer après les accords signés il y a six mois à peine. Pourtant, l’essentiel est ailleurs. Peu importe à Emmanuel Macron que son hôte soit ouvertement critiqué pour ses tendances autoritaires ou pour la perte des valeurs laïques dans sa gouvernance. Les intérêts géopolitiques et économiques ont tellement plus de valeur : le chef de l’État a soigneusement évité tout commentaire gênant sur les affaires internes de l’Inde, y compris sur l’inauguration controversée du temple du dieu-roi Ram. Contrairement à l’ancien président américain Barack Obama, par exemple, qui critiqua peu après sa visite en Inde en 2015 la montée de l’intolérance religieuse dans le pays.
Pour Narendra Modi, à trois mois des élections, cette visite d’un président français démontre la réussite de sa politique étrangère. Elle souligne son ambition de transformer le pays en une puissance développée et de renforcer la structure industrielle de l’Inde avec un fort engagement français, en plus des contrats précédents (avions chasseurs Rafale et sous-marins Scorpène). Grâce à son « amitié » avec le président français, le Premier ministre indien vise donc à illustrer sa volonté d’engagement avec l’Europe — sans mettre pour autant tous ses œufs dans le même panier diplomatique.

Multi-alignement indien et rêve de devenir « Vishwaguru »

« Je ne pense pas qu’il me soit nécessaire d’adhérer à tel ou tel axe. Je n’accepte pas non plus que si je ne rejoins pas un camp, je fais obligatoirement partie de l’autre… Je représente un cinquième de la population mondiale, vous voyez, la cinquième ou sixième économie la plus grande du monde, et mon peuple est l’héritier d’une vaste civilisation extrêmement riche. Je pense que j’ai bien le droit à mon propre camp, à ma propre opinion. ». Dr S Jaishankar, ministre indien des Affaires étrangères, lors d’un entretien à Bratislava en 2022 (https://youtu.be/9KwXJ-jlY44?t=1379)
Une semaine avant l’arrivée de Macron à New Delhi, le chef de la diplomatie indienne Subrahmanyam Jaishankar s’était rendu en Ouganda pour assister au 19ème sommet du « mouvement des non-alignés ». Cinq jours auparavant, il était à Téhéran où il conversait avec son homologue iranien. En décembre, il était chaleureusement accueilli à Moscou par par Vladimir Poutine et le gouvernement russe. La même chaleur avec laquelle il a reçu à Jaipur le président français.
Cette valse diplomatique dit beaucoup de la vision indienne du monde. Depuis son indépendance en pleine guerre froide, l’Inde a toujours eu à cœur de ne jamais faire partie d’aucun camp et de préserver son autonomie stratégique. Le Premier ministre Jawaharlal Nehru avec ses homologues égyptien, indonésien et yougoslave avait fondé l’organisation du mouvement des non-alignés en 1955. Bien sûr, l’Inde d’aujourd’hui n’est plus celle des années 1950. Son idée du non-alignement a beaucoup changé après la fin de la guerre froide et l’émergence du multilatéralisme. Aujourd’hui, elle a fait place à un multi-alignement : New Delhi s’aligne sur plusieurs camps, gardant ainsi la possibilité de traiter avec chacun d’entre eux en toute liberté. En témoignent la position de l’Inde sur la guerre en Ukraine ou sa présence simultanée dans les deux forums du Quad et des BRICS.
Cette réinvention de l’ancien non-alignement s’avère particulièrement prononcée depuis l’arrivée au pouvoir de Narendra Modi en 2014. Son parti, le BJP, prône la supériorité des « valeurs indiennes » – notamment hindoues. Elle met en exergue la civilisation indienne autrefois l‘une des plus opulentes au monde, mais aujourd’hui menacée, voire en plein déclin. Quand il était candidat, Modi promettait de transformer à nouveau l’Inde en « Vishwaguru » (« grand précepteur du monde »), et de restaurer sa puissance, âge d’or antérieur à la ruine qui a suivi l’arrivée des « envahisseurs » puis après l’indépendance, le gouvernement du parti du Congrès.
Depuis 2014, Narendra Modi s’efforce de souligner l’importance stratégique de l’Inde à l’échelle mondiale, avec une réussite considérable. C’est après sa réélection en 2019 qu’il a nommé Jaishankar, ancien diplomate et ambassadeur, au poste de ministre des Affaires étrangères. Or ce dernier est devenu aujourd’hui le plus célèbre porte-parole de la politique étrangère du pays, incarnant l’image d’une Inde puissante et articulée que Narendra Modi promet à ses électeurs.
De toute façon, l’Inde de Modi se trouve dans une position extrêmement avantageuse. Elle est capable d’entretenir une conversation à la fois avec l’Occident et les autres blocs du monde — y compris avec la Russie — grâce à ses nombreux liens. Son apparente ambivalence pourrait sembler frustrante, mais elle ne décourage nullement les États-Unis ou l’Europe de la courtiser. Maintenant, avec Emmanuel Macron assistant aux grandes célébrations de sa fête nationale, Narendra Modi signifie aux États-Unis qu’ils ne sont pas la seule puissance amie de l’Inde.

Nouvel an, nouveaux défis

Avant la fête nationale, la derniière rencontre entre Macron et Modi remontait au 10 septembre 2023, en marge du sommet du G20 à New Delhi. Depuis le monde a changé. Le conflit au Moyen-Orient et les attaques en mer Rouge menacent de dégénérer en conflit régional, tandis que la guerre en Ukraine, actuellement dans une impasse, demeure une épine douloureuse en Europe. Le retour possible de Donald Trump à la Maison Blanche pourrait aussi provoquer d’autres défis pour l’économie mondiale.
Pour Macron et Modi, l’enjeu est de relever les défis du monde contemporain. Le blocage des navires de commerce en mer Rouge est beaucoup plus important pour l’Inde et l’Europe que pour les États-Unis. Que faire si les Américains décident de ne plus protéger les routes maritimes dans cette région ? Comment la France, seul pays de l’Union européenne ayant une présence dans l’océan Indien, pourrait-elle alors sécuriser ses intérêts régionaux ? Et en retour, comment l’Inde pourrait-elle contribuer à l’établissement de la paix en Ukraine ? Autant de questions plus importantes que les prétentions à la multipolarité et à l’autonomie stratégique.
Par Atharva Kadam

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A propos de l'auteur
Atharva Kadam est étudiant en master à Sciences Po Paris. Ses intérêts comprennent les relations internationales, l'Asie méridionale, et surtout l’histoire et la politique de son pays d’origine, l’Inde.