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Taïwan, mers de Chine, frontière indienne : Pékin toujours plus proche de l’incident que de la paix

Un garde-cote chinois et un navire philippin se font face en mer de Chine du Sud, début octobre 2023, selon une image de la marine des Philippines. (Source : IndicWorldview)
Un garde-cote chinois et un navire philippin se font face en mer de Chine du Sud, début octobre 2023, selon une image de la marine des Philippines. (Source : IndicWorldview)
Du détroit de Taïwan à la frontière sino-indienne, passant les mers de Chine, Pékin a démontré depuis octobre que ses revendications territoriales primaient sur la stabilité et la paix en Asie-Pacifique. Difficile de se poser en médiateur crédible dans des conflits comme l’Ukraine ou la guerre au Proche-Orient, souligne Olivier Guillard dans cette tribune.
En mars dernier, lors de la première session de la 14ème Assemblée nationale populaire, le chef de l’État Chinois Xi Jinping se fendait depuis Pékin d’un long discours sur la notion de « rajeunissement de la nation ». Le concept prend une signification particulière quand est parallèlement abordée la sensible thématique de la « réunification complète » de la Chine : « La réalisation de la réunification complète de la Chine est une aspiration partagée par tous les fils et filles de la nation chinoise, ainsi que l’essence du rajeunissement national. Nous devons mettre en œuvre la politique globale du Parti pour résoudre la question de Taïwan dans la nouvelle ère, défendre le principe d’une seule Chine et le consensus de 1992, promouvoir activement le développement pacifique des relations entre les deux rives du détroit, nous opposer résolument à l’ingérence étrangère et aux activités séparatistes visant à « l’indépendance de Taïwan », et promouvoir sans relâche les progrès vers la réunification de la Chine. »
Le rajeunissement de la nation chinoise – « le plus grand rêve de la nation chinoise des temps modernes » – dévoilée en 2012 par Xi Jinping, tout juste entrée en fonction, se conçoit selon ses propres termes comme un plan stratégique au service de « la grandeur durable de la nation chinoise » dans une « nouvelle ère ». Elle comprend la récupération de tous les territoires chinois perçus comme tels par le Parti communiste à Pékin. La Chine considère que ces fameux territoires incluent certaines parties de la mer de Chine de l’Est, de la mer de Chine du Sud, Taïwan et le « Tibet du Sud » (État indien de l’Arunachal Pradesh). Excusez du peu.
En ce dernier trimestre 2023, les postures et actions chinoises de plus en plus hardies, répétées sinon quasi quotidiennes vis-à-vis de Taïwan et en mer de Chine du Sud notamment, transforment progressivement ces territoires orientaux pour le moins sensibles en « points chauds mondiaux ». Retour sur l’historique récent ces postures chinoises pour le moins éloquentes – sinon agressives ou fort inquiétantes au point de s’interroger sur les intentions de Xi Jinping .

Taïwan, entre scrutins à venir, incursions aériennes chinoises permanentes et manœuvres militaires suggestives

Du mercredi 13 au jeudi 14 décembre au matin, le ministère de la Défense à Taipei signalait l’incursion de 9 appareils chinois dans l’espace aérien taïwanais, ainsi qu’une dizaine de navires de guerre croisant en périphérie de Taïwan. Déjà entre le 11 et le 12 décembre, les autorités taïwanaises dénombraient une vingtaine d’appareils chinois et une dizaine de bâtiments près de l’île. Depuis le 1er décembre, Taipei déplore l’incursion de 125 appareils militaires (chasseurs, avions de reconnaissance, drone, bombardiers) et de 93 navires de guerre chinois à proximité de l’île. Le mois précédent, la volumétrie était tout aussi considérable et inquiétante : 326 appareils et 171 bâtiments du 1er au 29 novembre.
*Ces trois dernières années, la Chine a peaufiné en permanence sa stratégie dite de la « zone grise » en augmentant progressivement le nombre d’avions et de navires de guerre déployés autour de Taïwan.
Pour mémoire, à chaque nouvelle incursion d’appareil chinois dans l’espace aérien taïwanais, à chaque présence d’un navire chinois à proximité de « l’île rebelle », le ministère taïwanais de la Défense ordonne à l’armée de l’air et à sa marine de faire décoller ses chasseurs et de missionner ses bâtiments en direction des intrus. Un protocole éreintant les hommes, le matériel et les nerfs, bien au-delà de ce que le public imaginera. Ce qui n’est pas sans riquer quelque drame, fatigue, erreur d’interprétation, voire incident entre appareils et bâtiments battants pavillon différent. Un principe a priori fort bien compris* et intégré dans les états-majors chinois.
Mercredi 6 décembre, l’armée chinoise déclarait avoir dépêché plusieurs chasseurs pour « surveiller et avertir » un avion de patrouille de la marine américaine survolant le détroit de Taïwan. Pour la 7ème flotte américaine, l’avion de patrouille et de reconnaissance maritime P-8A Poseidon survolait le détroit pour un vol de routine, dans l’espace aérien international. Ce n’était guère la première « rencontre » du genre entre appareils des deux pays. L’historique des manœuvres dangereuses des appareils chinois en pareille circonstance ces dernières années est déjà abondé – jusqu’à ce que survienne un véritable incident ?
Pourtant, à San Francisco, lors du récent sommet de l’APEC à la mi-novembre, le président chinois rejetait les informations américaines selon lesquelles la République populaire envisageait une action militaire contre Taïwan en 2027 ou 2035. Lors de ses quatre heures de réunion mercredi 15 novembre avec le président Joe Biden, Xi Jinping rappelait notamment à son hôte que Taïwan était la problématique la plus sensible – et la plus dangereuse – dans les relations sino-américaines contemporaines. On l’avait bien compris et cela n’avait guère échappé au locataire de la Maison Blanche.

Mer de Chine du Sud : la mer de toutes les tensions et démonstrations de force chinoises en Asie-Pacifique ?

Jeudi 14 décembre, quelques jours à peine après deux nouveaux incidents en mer de Chine du Sud impliquant des bâtiments chinois entrés en collision volontairement avec un navire philippin ou ayant employé du canon à eau contre des navires ravitailleurs, le ministère chinois des Affaires étrangères tenait à rappeler la position officielle de la République Populaire sur ce différend territorial occupant ces derniers mois avec insistance les gros titres de la presse régionale et étrangères : « Depuis un certain temps, à la recherche d’intérêts géopolitiques égoïstes, les États-Unis incitent, soutiennent et coopèrent avec les Philippines dans leurs infractions et provocations en mer [de Chine du Sud], et cherchent à plusieurs reprises à menacer la Chine en citant le traité de défense mutuelle entre les États-Unis et les Philippines […]. De telles actions encouragent les Philippines à violer la souveraineté de la Chine, bafouent les objectifs et les principes de la Charte des Nations unies et mettent en péril la paix et la stabilité régionales […]. La soi-disant sentence arbitrale sur la mer de Chine méridionale rendue en 2016 est illégale, nulle et non avenue. »
Le propos est suffisamment limpide et éloquent pour éviter aux lecteurs une pénible autant qu’inutile exégèse. Du reste, dès le lendemain, un porte-parole du ministère chinois de la Défense se faisait un devoir de confirmer la position de son homologue des Affaires étrangères : « La Chine exhorte une nouvelle fois les États-Unis à parler et à agir avec prudence sur la question de Taïwan et de la mer de Chine méridionale, à cesser leurs provocations […] et à créer une atmosphère favorable au développement sain et stable des liens militaires bilatéraux. » L’intéressante suggestion que voilà. S’agirait-il de s’inspirer des agissements récents des forces chinoises en mer de Chine du Sud, ou autour de Taïwan, pour créer une « atmosphère favorable » ? Le doute est naturellement permis.
Le 4 décembre, depuis Sydney, la ministre française des Affaires étrangères exhortait Pékin à repenser son comportement agressif en mer de Chine du Sud en déclarant très justement que « le monde n’a pas besoin d’une nouvelle crise […]. La Chine doit jouer son rôle pour réduire les tensions dans la région Asie-Pacifique. » Au même moment, l’armée chinoise affichait son irritation après que l’USS Giffords, un navire de combat littoral américain opérant dans les zones côtières, eut fait une « intrusion illégale » dans les eaux proches du Second Thomas Shoal, un haut-fond de l’archipel des Spratleys faisant l’objet d’un différend territorial particulièrement sensible entre Pékin et Manille.
La veille, le 3 décembre, les garde-côtes philippins déployaient deux navires en mer de Chine du Sud après avoir constaté une augmentation « alarmante » du nombre de navires de la milice maritime chinoise sur un récif situé dans la Zone économique exclusive (ZEE) du pays. Le nombre de bateaux chinois ayant à leur bord des miliciens est passé de 111 en novembre à plus de 135, dispersés autour du récif de Whitsun (récif de Julian Felipe, selon Manille).
Le 10 novembre, les autorités philippines accusaient les garde-côtes chinois de « harceler dangereusement » les bâtiments philippins en mer de Chine du Sud. Pékin déclarait quant à lui avoir « pris des mesures de contrôle » à l’encontre de deux navires philippins et de trois bâtiments de garde-côtes qui, selon lui, se trouvaient « dans les eaux chinoises » près du Second Thomas Shoal.
Un mois plus tôt, le 11 octobre, les autorités militaires philippines confirmaient qu’un de leurs navires de guerre et un bâtiment des garde-côtes chinois s’étaient brièvement fait face à proximité du sensible et disputé haut-fond de Scarborough, situé à moins de 200 km des côtes de l’île philippine de Luzon. La veille, les garde-côtes chinois avaient déclaré avoir contraint un bâtiment de la marine philippine à rebrousser chemin, en usant de manières « professionnelles, normales, légitimes ».
Quelques jours plus tôt, le 8 octobre, le service de presse de la marine chinoise laissait entendre – photos à l’appui – que divers navires de guerre et hélicoptères chinois avaient mené des « exercices coordonnés de combat offensif et défensif » dans différentes zones de la mer de Chine du Sud, alors même que les Philippines et les forces américaines menaient parallèlement des exercices majeurs avec diverses marines alliées – l’exercice conjoint Samasama.

Mer de Chine de l’Est, souveraineté des îles Senkaku/Diaoyu : ce théâtre plus discret des frictions sino-nippones

*Situées à 190 milles nautiques au sud-ouest de l’île japonaise d’Okinawa. Pour rappel, selon la Convention des Nations unies sur le droit de la mer, « une ZEE peut s’étendre jusqu’à 200 milles nautiques des côtes ».
Le 10 décembre, la Chine et le Japon se sont accusés mutuellement d’incursions maritimes après une confrontation entre leurs garde-côtes dans les eaux entourant les îles inhabitées Senkaku* pour Tokyo, Diaoyu, selon Pékin. Pour les garde-côtes chinois, un bateau de pêche japonais et plusieurs navires de patrouille avaient pénétré la veille dans les eaux entourant les îles Diaoyu (contrôlées par le Japon depuis 1895 mais revendiquées par la République populaire de Chine). La présentation des faits selon les autorités japonaises diverge quelque peu de la version chinoise : selon la marine nippone, les garde-côtes japonais ont suggéré aux patrouilleurs maritimes chinois présents sur zone de quitter les eaux territoriales japonaises entourant les Senkaku ; en soi, des faits assez anodins, des incidents similaires ayant été signalés mi-octobre et en novembre.
Le 1er décembre, les médias d’État chinois rapportaient que le président Xi Jinping avait demandé (à l’occasion de l’inspection du commandement des garde-côtes chinois en mer de Chine de l’Est) aux garde-côtes d’appliquer le droit maritime et de réprimer les « activités criminelles » afin de défendre la souveraineté territoriale de la Chine.
Un mois et demi plus tôt, le 17 octobre, le ministère chinois des Affaires étrangères dénonçait la présence à proximité des îles Diaoyu d’un appareil militaire canadien de reconnaissance maritime CP-140, jugeant que le survol de la zone constituait une « violation de la souveraineté et de la sécurité nationale » chinoise. Pour leur part, les autorités canadiennes critiquèrent avec fermeté l’interception « dangereuse et inacceptable » de leur appareil par des chasseurs chinois.
Une dizaine de jours plus tôt, le 6 octobre, le secrétaire d’État américain à la Défense rappelait expressément que pour Washington, la souveraineté des Senkaku échoie à son allié japonais et qu’en tant que tel, cette thématique entre dans le champ des territoires bénéficiant de la protection des États-Unis d’Amérique, selon les dispositions de l’article 5 du US-Japan Security Treaty de 1960 stipulant qu’en cas d’attaque par une tierce partie, les forces américaines seront dans l’obligation de défendre le territoire attaqué.

Frontières sino-indiennes : sur le toit du monde, une pesante, menaçante épée de Damoclès

Le 28 août, le ministère chinois des Ressources naturelles publiait une version actualisée de la carte officielle nationale (« Standard map ») et des délimitations frontalières du pays – telles que vues par le gouvernement chinois. Une carte faisant notamment apparaître l’État indien de l’Arunachal Pradesh (84 000 km²) et les plateaux de l’Aksaï Chin (37 000 km² ; nord-ouest du plateau tibétain ; un périmètre revendiqué par New Delhi) en territoire chinois. Idem par ailleurs au passage des neuf dixièmes de la mer de Chine du Sud et de Taïwan.
Quatre jours plus tôt, en marge du 15ème Sommet des BRICS organisé à Johannesburg, le président chinois Xi Jinping et le Premier ministre indien Narendra Modi avaient eu une courte interaction en tête-à-tête, lors de laquelle Xi aurait notamment assuré « Les 2 parties doivent garder à l’esprit l’intérêt général de leurs relations bilatérales et traiter correctement la question de la frontière afin de préserver conjointement la paix et la tranquillité dans la zone frontalière ». Voilà qui était certes bien pensé, mais étrangement mis en musique.
*En décembre 2022, des accrochages frontaliers entre troupes indiennes et chinoises avaient eu lieu dans la région de Tawang (nord-ouest de l’Arunachal Pradesh indien). En janvier 2021, les troupes frontalières des deux pays avaient également eu mailles à partir près de Naku La, au Sikkim indien.
À la mi-août, dans la foulée d’une réunion des commandants de corps des forces armées indiennes et chinoises organisée à la frontière sino-indienne (la 19ème du genre depuis les graves incidents survenus en 2020 au Ladakh, dans la vallée de Galwan), un bref communiqué de presse conjoint indiquait notamment : « Les deux parties sont convenues de maintenir la paix et la tranquillité sur le terrain dans les zones frontalières. »* Là encore, une noble et belle intention, mais dispensée avec quelle arrière-pensée du côté de la capitale chinoise ? Avec quelle sincérité ?
Il n’est qu’à se pencher sur les propos du porte-parole du ministère chinois des Affaires étrangères du 13 décembre pour en avoir une idée assez précise. Alors que la Cour suprême indienne confirmait la veille le statut du Ladakh en tant qu’entité distincte de l’ancien État du Jammu-et-Cachemire, les autorités chinoises dénonçaient en bloc l’arrêt de la Cour suprême indienne sur le statut juridique du Ladakh (magnifique exemple en l’occurrence d’ingérence pékinoise manifeste dans les affaires intérieures d’un État voisin…) : « La Chine n’a jamais reconnu le soi-disant territoire d’Union du Ladakh créé unilatéralement et illégalement par l’Inde […]. Le verdict de la justice indienne ne change rien au fait que la partie occidentale de la frontière entre la Chine et l’Inde a toujours appartenu à la Chine. » Un propos annonciateur d’une prochaine montée des tensions dans ces contrées frontalières objets de tant d’acrimonie ?
*Relevons encore que jeudi 14 décembre, 17 chasseurs chinois et russes ont survolé – pour des manœuvres conjointes – la mer de Chine du Sud ainsi que la mer de Chine de l’Est – sans toutefois pénétrer dans l’espace aérien japonais. **Au Moyen-Orient, en Birmanie, dans le conflit Russie-Ukraine notamment.
Par ailleurs, il va sans dire – et ce, sans nécessairement adopter une lecture sévère… – que ces diverses postures agressives chinoises répétées dans le discours autant que dans les faits vis-à-vis de Taïwan, en mer de Chine du Sud vis-à-vis de Manille, sur les frontières sino-indiennes ainsi qu’en mer de Chine de l’Est*, diminuent considérablement le crédit des velléités pékinoises actuelles de se présenter aux yeux du reste du monde en médiateur ou faiseur de paix**. Il y a précisément un semestre, le quotidien chinois China Daily titrait dans son édition du 13 juin : « La Chine, véritable artisan de la paix pour mettre fin à la crise ukrainienne ». Six mois plus tard, au regard de sa politique très éloignée de toute préoccupation diplomatique et de souci de paix dans les divers théâtres de crise et de tension, il est pour le moins permis de douter de cette capacité.
Par Olivier Guillard

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A propos de l'auteur
Spécialiste de l'Asie, chercheur au CERIAS (Université du Québec à Montréal), chercheur associé à l’Institut d’Etudes de Géopolitique Appliquée, le Dr Olivier Guillard est notamment l'auteur du livre "Que faire avec la Corée ? Subir, honnir ou punir ? » (NUVIS, 2019) et co-auteur de "Géopolitique du XXIe siècle" (chapitre Afghanistan, Ellipses, Paris, 2024). Entre autres régions d’Asie, il a abondamment voyagé en Inde, en Corée du sud, en Afghanistan, en Birmanie, au Sri Lanka, au Pakistan, en Chine, en Thaïlande, en Indonésie, au Népal, au Cambodge ou encore au Bangladesh. Titulaire d’un Doctorat en droit international public de l’Université de Paris XI, il est aussi directeur de l’information de la société Crisis24 (GARDAWORLD), un cabinet de conseil et d’ingénierie spécialisé dans l’analyse et la gestion des risques internationaux.