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Pourquoi l’Asie ne soutient pas Israël dans sa guerre contre le Hamas

Le Premier ministre malaisien Anwar Ibrahim et le président indonésien Joko Widodo. (Source : New Straits Times)
Le Premier ministre malaisien Anwar Ibrahim et le président indonésien Joko Widodo. (Source : New Straits Times)
Les pays d’Asie-Pacifique ont payé un lourd tribut humain lors de l’attaque du Hamas contre Israël, avec davantage de morts, de disparus ou d’otages que l’Europe ou l’Amérique du Nord. Pour autant les déclarations de soutien à Israël sont restées discrètes et peu nombreuses. Seuls le Japon et l’Australie désignent officiellement le Hamas comme une organisation terroriste, tandis que les opinions publiques prennent de plus en plus ouvertement parti contre l’offensive israélienne à Gaza. Les quatre principales raisons de cette divergence avec les gouvernements occidentaux tiennent à la solidarité religieuse pour un certain nombre de pays, un sentiment anticolonial très ancré, l’importance des liens économiques et commerciaux avec les pays arabes, que ceux avec Israël ne compensent pas, et les calculs stratégiques de certains, en particulier la Chine, l’Inde et le Pakistan.
La violence inhumaine de l’attaque menée par le Hamas le 7 octobre n’a pas suffi à créer en Asie un élan de solidarité avec Israël, en dépit des atrocités commises contre la population civile et des conséquences humaines directes pour certains pays. La contre-offensive israélienne et la catastrophe humanitaire qu’elle provoque suscitent en revanche une indignation croissante des populations et de certains gouvernements.

Un lourd tribut pour les résidents asiatiques en Israël

Un article de RFI publié le 18 octobre donne un recensement précis des morts, des disparus ou des otages étrangers liés à l’attaque du Hamas. Le bilan est lourd pour l’Asie-Pacifique, avec 50 morts et 25 disparus (probablement pour l’essentiel des otages), soit davantage que l’Europe (39 morts et 37 disparus) ou l’Amérique du Nord (37 morts et 15 disparus). Les deux pays les plus touchés sont la Thaïlande et le Népal. La Thaïlande envoie depuis longtemps des dizaines de milliers de travailleurs agricoles en Israël pour travailler notamment dans les Kibboutz. Elle déplore trente morts et dix-sept disparus. Le Népal avait quinze étudiants travaillant dans le Kibboutz d’Aloumim, proche de la frontière avec Gaza. Dix d’entre eux sont morts, quatre sont blessés et un a probablement été enlevé.
D’autres pays asiatiques sont également touchés. La Chine recense quatre morts et deux disparus, les Philippines trois morts et trois disparus, le Sri Lanka deux disparus, le Cambodge et l’Azerbaïdjan un mort chacun.

Les alliés asiatiques des États-Unis discrets les jours suivant l’attaque du Hamas

Pays très proche des États-Unis, le Japon n’a pas qualifié l’attaque du Hamas de terroriste. Le Premier ministre Fumio Kishida s’est contenté de « condamner les attaques qui ont durement touché les civils innocents », et le Japon ne s’est pas associé au communiqué conjoint du 9 octobre signé par les États-Unis, la France, le Royaume-Uni, l’Allemagne et l’Italie portant une « condamnation sans équivoque du Hamas et de ses effroyables actes de terrorisme ».
En Corée du Sud, le président Yoon Seok-yeol a attendu la visite d’une délégation du Sénat américain dirigée par Chuck Shumer pour condamner seulement le 11 octobre les « attaques indiscriminées contre Israël depuis la bande de Gaza », sans citer le Hamas directement et sans prendre d’engagements sur la sécurité d’Israël.
À Singapour, Le Premier ministre Lee Hsien Loong est plus explicite. Dans une lettre de condoléances adressée à Benjamin Netanyahu le 8 octobre, il évoque « les attaques terroristes du Hamas » et souligne que Singapour « condamne fermement ces attaques, la mort ou l’enlèvement de civils innocents », en soulignant que de tels actes ne peuvent avoir aucune justification.
Aux Philippines, Ferdinand Marcos Jr. a confirmé à l’Ambassadeur d’Israël le 11 octobre que les Philippines se tenaient aux côtés de l’État hébreu dans le conflit à Gaza, avant d’appeler le 20 octobre à une désescalade lors d’un sommet entre l’Asean et le Conseil de Coopération du Golfe. En parallèle, le parlement de l’île de Mindanao (à majorité musulmane) a voté une résolution appelant à faire cesser la « punition collective » du peuple palestinien à Gaza avec pour slogan « nous sommes la Palestine, et la Palestine, c’est nous ».

L’Inde et la Chine à front renversé

Le soutien le plus clair à Israël n’est finalement pas venu d’un allié des États-Unis. Il a été exprimé par le Premier ministre indien Narendra Modi dans un tweet du 9 octobre : « Je suis profondément choqué par les nouvelles d’une attaque terroriste en Israël. Nos pensées et nos prières vont aux victimes innocentes et à leurs familles. Nous exprimons notre solidarité avec Israël en cette heure difficile. » Cette déclaration chaleureuse a laissé place par la suite à des propos plus neutres et diplomatiques. Narendra Modi a déploré le bombardement de l’hôpital de Gaza sans en attribuer la responsabilité, se contenant de déclarer que les auteurs des pertes civiles dans ce conflit devront rendre des comptes – un propos qui peut désigner autant le Hamas qu’Israël.
La Chine par contraste s’est contentée de positions initiales lénifiantes, appelant les parties au conflit à « rester calmes, se retenir, et mettre immédiatement fin aux hostilités en protégeant les civils », sans jamais citer le Hamas ni parler de terrorisme. Le ton des interventions du ministres des Affaires étrangère chinois, Wang Yi, s’est par la suite durci contre Israël : « Les actions d’Israël vont au-delà de l’auto-défense et ce pays devrait tenir comptes des appels de la communauté internationale et du secrétaire général des Nations Unies à mettre un terme à la punition collective du peuple de Gaza », a-t-il déclaré lors d’un entretien téléphonique avec le ministre saoudien des Affaires étrangères le 15 octobre.

Pour les pays musulmans d’Asie, la solidarité avec les Palestiniens prime, avec des nuances

Le Premier ministre de Malaisie, Anwar Ibrahim, est le plus explicite. Il déclare devant le parlement le 16 octobre que « les représentants des pays occidentaux m’ont demandé à plusieurs reprises de condamner l’attaque contre Israël. Je leur ai indiqué que nous avons des relations de longue date avec le Hamas, et ceci continuera. » Il ajoute dans un tweet : « La communauté internationale maintient des positions inéquitables à l’égard de toutes les formes de cruauté et d’oppression du peuple palestinien. La confiscation des terres et des propriétés appartenant au peuple palestinien est poursuivie sans relâche par les sionistes. » Des prises de position jugées « molles » par plusieurs responsables de l’opposition parlementaire en Malaisie.
Quant au président indonésien Joko Widodo, il a appelé dès le 10 octobre à un « arrêt immédiat de la guerre et des violences pour éviter davantage de pertes humaines et de destructions » sans condamner l’attaque du Hamas. « La racine du conflit, à savoir l’occupation du territoire palestinien par Israël, soutient « Jokowi », doit être immédiatement résolue selon les paramètres définis par les résolutions des Nations Unies. »
Le Pakistan a lui aussi réagi avec beaucoup de mesure, compte tenu des relations conflictuelles entretenues dans le passé avec Israël. Son Premier ministre s’est contenté d’exprimer dans un tweet qu’il avait « le cœur brisé par l’explosion de violence », demandant aux deux parties d’assurer la protection des populations civiles. Le chef du principal parti islamique au Pakistan (le Jamiat Ulema-e-Islam) est allé jusqu’à demander aux Palestiniens de respecter les droits humains des Israéliens.
Le ton des commentaires dans les trois pays s’est durci après la contre-offensive israélienne et la catastrophe humanitaire qu’elle déclenche. Le bombardement de l’hôpital de Gaza a été immédiatement attribué à l’armée israélienne.

Israël perçu avant tout comme une puissance coloniale

Au-delà de la solidarité islamique qui touche une partie de l’Asie, la fibre anticoloniale des populations et des gouvernements est un puissant facteur d’hostilité à Israël. C’est en particulier le cas en Indonésie, en Malaisie et à Bruneï. La menace perçue aujourd’hui d’une nouvelle « nakba » (la « catastrophe » du déplacement forcé de la population palestinienne) entre en résonance avec ce sentiment anticolonial.
Aux Philippines, une partie de la population est sur une ligne similaire, comme le montre la participation active des Philippins à une série de manifestations anti-israéliennes à Manille et aux États-Unis.

Préoccupations économiques et commerciales déterminantes

La dépendance structurelle de l’Asie à l’égard des importations de pétrole et de gaz du Moyen-Orient explique une volonté de ne pas entrer en conflit avec les principaux pays arabes, tandis que les liens avec Israël conduisent certains pays à un délicat jeu d’équilibre. Les ambitions diplomatiques du Japon au Moyen-Orient expliquent la retenue de Fumio Kishida tandis que les liens dans la high-tech entre la Chine et Israël compliquent l’équation diplomatique de Pékin. La Corée du Sud souhaite se positionner sur le vaste projet saoudien de cité intelligente appelé NEOM et cherche à attirer davantage d’investissements saoudiens et qataris sur son territoire.
Le Pakistan ne veut pas heurter les alliés occidentaux d’Israël au moment où il se trouve dans une situation financière extrêmement fragile. La Thaïlande se déclare « neutre » dans ce conflit. Elle constitue la première destination des touristes israéliens en Asie du Sud-Est, et la coopération, notamment agricole, avec Israël est ancienne et active. Mais le rapprochement (récent) avec l’Arabie saoudite constitue également un axe important de la diplomatie thaïlandaise.

Calculs stratégiques bousculés

La guerre entre Israël et le Hamas remet en cause la politique chinoise d’un axe stratégique avec l’Iran et l’Arabie saoudite. La coopération économique active de Pékin avec Téhéran, et surtout les financements chinois considérables (avec en 2021, 400 milliards de dollars promis sur 25 ans pour développer le secteur pétrolier iranien) posent question lorsque l’on sait que l’Iran est le principal soutien financier et militaire du Hamas. Par ailleurs, le rapprochement entre Téhéran et Riyad orchestré sous l’égide de la Chine est compromis tant qu’un risque d’embrasement régional existe. Enfin, la volonté chinoise de jouer à terme un rôle d’honnête courtier pour favoriser un règlement durable du conflit israélo-palestinien se heurte à l’image d’un pays pratiquant une « neutralité pro-palestienne », selon l’expression utilisée par Tuvia Gering, chercheur au sein de l’Institut des études stratégiques nationales de Tel-Aviv, cité par Associated Press. Une neutralité biaisée qui ressemble beaucoup à l’attitude chinoise dans le conflit entre la Russie et l’Ukraine.
Le Pakistan avait, au-delà de ses préoccupations financières, un objectif de long terme partagé par l’élite politique du pays visant à établir des relations diplomatiques avec Israël. Un objectif désormais renvoyé aux calendes grecques.
En Inde, Narendra Modi a été l’artisan d’un rapprochement stratégique avec Israël, qui est devenu l’un des principaux partenaires de défense du pays. Il a été le premier chef de gouvernement indien à visiter l’État hébreu en 2017. Son parti, le BJP, pratique une idéologie antimusulmane fondée sur le rétablissement de la souveraineté hindoue face aux anciens empires coloniaux, dont l’Empire moghol musulman qui a gouverné l’Inde pendant plus de deux siècles. Le BJP se sent donc proche du Likud israélien. Mais l’Inde a aussi des liens étroits avec les pays du Moyen-Orient et sa dépendance pétrolière s’accroît chaque année. La guerre entre Israël et le Hamas ne peut donc que freiner la stratégie pro-israélienne du gouvernement indien.
Globalement, la faiblesse des soutiens dont Israël a bénéficié lors de l’attaque initiale du Hamas laisse progressivement place à la nervosité des gouvernements et à l’exaspération des opinions publiques en faveur des Palestiniens. Plus la guerre se prolonge, plus son prix humain à Gaza s’alourdit, et plus l’isolement diplomatique d’Israël en Asie va se généraliser.
Par Hubert Testard

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A propos de l'auteur
Hubert Testard est un spécialiste de l’Asie et des enjeux économiques internationaux. Il a été conseiller économique et financier pendant 20 ans dans les ambassades de France au Japon, en Chine, en Corée et à Singapour pour l’Asean. Il a également participé à l’élaboration des politiques européennes et en particulier de la politique commerciale, qu’il s’agisse de l’OMC ou des négociations avec les pays d’Asie. Il enseigne depuis huit ans au collège des affaires internationales de Sciences Po sur l’analyse prospective de l’Asie. Il est l’auteur d’un livre intitulé "Pandémie, le basculement du monde", paru en mars 2021 aux éditions de l’Aube, et il a contribué au numéro de décembre 2022 de la "Revue économique et financière" consacré aux conséquences économiques et financières de la guerre en Ukraine.