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Les Maldives à nouveau trop sensibles aux sirènes de Pékin ?

Mohamed Muizzu a été élu président de la République des Maldives le 30 septembre 2023. (Source : France 24)
Mohamed Muizzu a été élu président de la République des Maldives le 30 septembre 2023. (Source : France 24)
Ouvertement pro-Chine durant la campagne, le candidat de l’opposition Mohamed Muizzu a remporté le 30 septembre l’élection présidentielle aux Maldives, l’un des États les plus exposés au changement climatique. Il a déclaré immédiatement qu’il s’efforcerait de pousser vers la sortie tous les soldats indiens basés dans l’archipel.
*200 seulement sont habitées, dont plusieurs dizaines consacrées exclusivement au tourisme de luxe (resorts) et à une clientèle étrangère dispendieuse. **60 ans, du Maldivian Democratic Party, en poste depuis 2018. ***45 ans, du People’s National Congress, maire de la capitale Malé, ancien ministre du Logement et de l’Environnement. ****85 % des personnes inscrites sur les listes électorales – soit près de 240 000 des 544 000 Maldiviens – ont pris part au vote.
Samedi 30 septembre, la lointaine et archipélagique République des Maldives (300 km² pour un demi-million d’habitants), nation insulaire de l’océan Indien ventilée du Nord au Sud sur 1 000 km et autant d’îlots*, conviait à nouveau, trois semaines après un premier tour de scrutin, son électorat à une nouvelle visite des bureaux de vote pour désigner qui du président sortant Ibrahim Mohamed Solih** ou de son rival de l’opposition Mohamed Muizzu*** occuperait à court terme le poste de chef de l’État. Au sortir de ces 13ème élections présidentielles organisées depuis 1952 dans ce pays en développement d’Asie méridionale parmi les plus exposés aux effets du changement climatique, il revient in fine à Mohamed Muizzu d’endosser les responsabilités de futur président – il sera investi offciellement le 17 novembre. Ce dernier a rassemblé derrière sa bannière 54 % des suffrages, contre 46 % pour le sortant « Ibu » Solih, dans un contexte de forte mobilisation de l’électorat****, de calme relatif – peu de violences politiques et d’incidents ont été déplorés – et de régularité de l’exercice, selon les observateurs locaux et internationaux.[/asl-article-chapo]
*Cf. incertitudes économiques malgré une projection de croissance du PIB de + 6,5 % en 2023 selon la Banque Mondiale, un service de la dette élevé, une crise du logement préoccupante, des affaires de corruption en série ou encore une gouvernance sujette à caution.
Intervenant dans une configuration post-Covid, ce scrutin prioritairement centré sur des thématiques domestiques concrètes* pour la population a néanmoins fait l’objet d’une certaine attention de la part du concert des nations et de l’opinion publique internationale. C’est qu’il intégrait une inconnue géopolitique d’importance dans cette équation électorale nationale, en mettant aux prises au 2ème tour deux politiques étrangères divergentes, chacune étant défendue avec conviction par son champion. Au prisme pro-Inde de l’administration sortante s’opposait ainsi la politique ouvertement pro-Chine du candidat de l’opposition. La victoire de ce dernier dans les urnes et ses premières déclarations audacieuses sinon frôlant la provocation ont suscité quelques émotions légitimes du côté de New Delhi, désireuse de conserver dans le futur les relations bilatérales les plus apaisées et constructives possibles, de poursuivre une politique de bon voisinage profitant mutuellement à ces deux acteurs du sous-continent indien.
De fait, une fois sa victoire électorale acquise, parmi les premières déclarations ou actions sujettes à interprétation du futur président maldivien, on reviendra quelques instants sur un florilège donnant nécessairement matière à débat. Lundi 2 octobre, lors de sa première sortie publique ès-qualités, le futur chef de l’État qualifia de « pro-Maldives » la politique étrangère de la future administration, précisant que celle-ci privilégierait l’intérêt national et entretiendrait des relations diplomatiques avec les pays qui soutiendraient cette politique et respecteraient cette orientation stratégique. Avant d’ajouter : « Notre religion islamique est la chose la plus importante pour nous. Nous devons faire du nationalisme notre priorité. »
Le plus frontal était à venir. Soulignant qu’aucun militaire étranger ne pouvait « être basé aux Maldives contre la volonté du peuple maldivien », Mohamed Muizzu déclara tout de go qu’il s’efforcerait de pousser vers la sortie tous les soldats étrangers basés dans l’archipel le jour même de son entrée en fonction. Une saillie sans aucune finesse diplomatique qui ne pouvait s’adresser qu’à l’Inde, a priori la seule puissance extérieure à compter quelques hommes de troupes chez ce voisin insulaire aux orientations diplomatiques fluctuantes. Une présence militaire symbolique, de quelques dizaines d’individus chargés de l’entretien des hélicoptères et avion dont New Delhi fit plutôt cadeaux à Malé, ainsi que de la construction d’infrastructures portuaires pour les forces maldiviennes, enfin, de la formation de ces dernières. Rien qui ne puisse se comparer de près ou de loin avec la militarisation à marche forcée d’une foultitude d’îles artificielles, de récifs et de hauts-fonds en mer de Chine du Sud, engagée ces dernières décennies par Pékin.
*Son mentor et patron, l’ancien président Abdulla Yameen, au pouvoir entre 2013 et 2018, embastillé au moment de l’élection pour des affaires de corruption et de blanchiment d’argent, ne pouvait se présenter devant les électeurs.
Le préavis « d’expulsion » à l’adresse du personnel militaire indien présent dans l’archipel manque il est vrai plus de tact que de cran de la part de ce personnage politique jusqu’alors peu charismatique parvenu à l’avant-dernière minute et par défaut* au pinacle du pouvoir maldivien. En recevant dès mercredi 4 octobre dans la capitale de l’archipel certains représentants du corps diplomatique, le 7ème président de la République des Maldives en a profité pour affiner, préciser aux uns et aux autres sa feuille de route et une partie de son agenda politique.

« India out »

À l’ambassadrice de Chine, Mohamed Muizzu confia notamment espérer que les rapports entre Malé et Pékin iront en se renforçant pour « atteindre de nouveaux sommets sous sa présidence », remercia la République populaire pour sa contribution au développement de l’archipel, enfin, demanda à la deuxième économie mondiale de « l’aider à tenir les promesses faites [lors de la campagne électorale] au peuple maldivien ». Rien qui ne soit que douce musique et perspectives satisfaisantes à l’oreille des autorités chinoises, trop heureuses de l’alternance politique se dessinant à Malé pour le quinquennat à venir.
*SunOnline (Maldives), 4 octobre 2023. **Le Président Solih a défendu lors de son mandat une politique étrangère ouvertement pro-Inde et sino-sceptique. ***Al Jazeera, 2 octobre 2023
En recevant ensuite le représentant de l’Inde aux Maldives, l’ancien ministre du Logement déclara qu’il espérait replacer la relation indo-maldivienne sur la base du « respect de la souveraineté », et, propos plus rassurant et agréable à entendre (encore faut-il bien sûr y donner suite après…) pour l’ambassadeur indien, « renforcer le lien spécial séculaire entre les Maldives et l’Inde pour le porter à de nouveaux sommets »*. Le successeur du président Solih** a également exprimé à son interlocuteur l’espoir de pouvoir restructurer au mieux le remboursement des prêts contractés par l’administration sortante, ce que l’ambassadeur indien confirma. Relevons à ce propos que le chef de gouvernement indien, Narendra Modi, adressa à « l’heureux élu » ses félicitations et appela, via X (anciennement Twitter), à la poursuite de la coopération bilatérale*** : « L’Inde reste déterminée à renforcer les relations bilatérales entre l’Inde et les Maldives, qui ont fait leurs preuves, et à améliorer notre coopération globale dans la région de l’océan Indien. »
Par ailleurs, dans un souci compréhensible de se présenter sous un jour somme toute pragmatique et ne pas froisser inutilement son voisin continental immédiat, Mohamed Muizzu assura l’émissaire de New Delhi qu’il ne comptait pas remettre en cause la jurisprudence constante de Malé consistant, pour chaque chef de l’État maldivien élu, à réserver à l’Inde le privilège de son premier déplacement officiel à l’étranger, « compte tenu des problèmes récents liés à la présence militaire indienne ».
Notons encore que le 7e chef de l’État maldivien reçut le lendemain, jeudi 5 octobre, en plus des ambassadeurs japonais et bangladais, le représentant d’Islamabad à Malé, en l’occurrence un vice-amiral à la retraite. L’occasion pour le nouvel élu d’appeler au renforcement des relations bilatérales entre l’archipel – où l’islam est depuis 1997 religion d’État et s’impose à l’ensemble des Maldiviens – et la République islamique du Pakistan.
*Dans son Corruption Perceptions Index 2023, Transparency International attribue aux Maldives la 85ème place sur les 184 États pris en compte dans le champ de son étude annuelle. **Dans son édition 2023 du classement Ease of doing business, la Banque Mondiale classe les Maldives au 147e rang sur 190 pays évalués. ***Purgeant jusqu’alors 11 ans de prison pour blanchiment illégal d’argent et corruption.
Sur un registre plus domestique, il n’aura guère échappé aux Maldiviens ou aux observateurs extérieurs que la bonne gouvernance*, la transparence et les bonnes pratiques** ne devraient pas à court terme figurer au rang des priorités de la future administration Muizzu. Le fait que le vainqueur du scrutin présidentiel du week-end dernier ait, parmi ses tous premiers desiderata formulés au gouvernement sortant, sollicité la sortie de prison (au profit d’une assignation à résidence) de l’ancien président Abdulla Yameen*** et qu’il entendait bien à l’avenir profiter de ses conseils et de son expérience, est plus de nature à interpeller qu’à rassurer.
Il aura été beaucoup question lors de la campagne électorale de Mohamed Muizzu d’arguments hostiles à l’Inde voisine. La rhétorique « India Out » enflamma nombre de discours et d’interventions publiques de l’opposition, laquelle vantait parallèlement avec bien plus de soin le bénéfice espéré de relations plus approfondies (diplomatiques, politiques, commerciales et financières) – à l’image de la dynamique existante entre 2013 et 2018 sous l’administration ouvertement sinophile d’Abdulla Yameen – avec la République populaire de Chine. Désormais élu et les promesses de campagne gratuites derrière lui, Mohamed Muizzu, et avec lui son demi-million d’administrés, gagnerait dès à présent à pondérer son discours et à équilibrer avec plus de jugement et de bon sens les relations de l’archipel avec ses deux influents partenaires asiatiques. Pour un bénéfice réciproque.
Par Olivier Guillard

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A propos de l'auteur
Spécialiste de l'Asie, chercheur au CERIAS (Université du Québec à Montréal), chercheur associé à l’Institut d’Etudes de Géopolitique Appliquée, le Dr Olivier Guillard est notamment l'auteur du livre "Que faire avec la Corée ? Subir, honnir ou punir ? » (NUVIS, 2019) et co-auteur de "Géopolitique du XXIe siècle" (chapitre Afghanistan, Ellipses, Paris, 2024). Entre autres régions d’Asie, il a abondamment voyagé en Inde, en Corée du sud, en Afghanistan, en Birmanie, au Sri Lanka, au Pakistan, en Chine, en Thaïlande, en Indonésie, au Népal, au Cambodge ou encore au Bangladesh. Titulaire d’un Doctorat en droit international public de l’Université de Paris XI, il est aussi directeur de l’information de la société Crisis24 (GARDAWORLD), un cabinet de conseil et d’ingénierie spécialisé dans l’analyse et la gestion des risques internationaux.