Culture
Entretien

BD : "Le Ciel pour conquête" de Yudori, une quête d'émancipation

"Le ciel pour conquête" ou la rencontre entre Amélia, l'Européenne, et Sahara, une jeune esclave asiatique (Crédits : Éditions Delcourt).
"Le ciel pour conquête" ou la rencontre entre Amélia, l'Européenne, et Sahara, une jeune esclave asiatique (Crédits : Éditions Delcourt).
Quelle peut être l’influence d’une rencontre avec une personne venue d’un autre continent ? Et que se passe-t-il lorsqu’une jeune femme européenne du XVIème siècle doit subitement cohabiter avec une esclave asiatique privée de tous ses droits ? Autant de questions que soulève l’autrice-dessinatrice sud-coréenne Yudori dans son dernier roman graphique, Le Ciel pour conquête. Elle répond aux questions de Gwenaël Germain.
Entre 1400 et 1900, pas moins de 2,5 millions d’esclaves ont été vendus le long des côtes de l’océan Indien. Circulant entre l’Asie, le golfe Persique et l’Afrique orientale, ces esclaves étaient destinés en quasi-totalité au Proche-Orient. Mais une partie d’entre eux étaient accaparés par des marchands européens, soit pour les faire travailler dans les premières plantations méditerranéennes de sucre, soit pour les employer comme domestiques.
C’est en partant de cette réalité historique que Yudori a imaginé le personnage de Sahara, une jeune esclave Asiatique qui est achetée et ramenée aux Pays-Bas par Hans, un marchand de la bonne société hollandaise. Hans est un homme de son époque, plutôt avenant, pragmatique et consciencieux. Tout ce que pourrait attendre d’un homme une jeune Hollandaise du XVIème siècle à condition qu’elle se satisfasse de son rôle de maîtresse de maison, qu’elle aime la bagatelle sur commande et qu’elle renonce à tout rêve d’émancipation. Seulement, Amélie n’est pas le genre à se satisfaire. Amélie rêve de voler dans le ciel et compte bien trouver un moyen d’y parvenir. Et puisque Hans n’a plus d’yeux que pour Sahara, elle a tout le loisir d’y réfléchir… Lentement, les deux femmes vont apprendre à se connaître et à s’entraider.

Entretien

Née au début des années 1990 dans un petit village en Corée du Sud, Yudori, illustratrice, autrice et dessinatrice, a depuis toujours la volonté de dessiner. Passionnée d’histoire, la jeune femme déménage au États-Unis pour poursuivre des études aux Beaux-Arts de New York. Très douée, son trait clair et son audace lui permettent rapidement de se faire un nom dans le milieu concurrentiel du webtoon. Pandora Choice (2017), AyAyAy (2017), Curious Case of the Ring Brothers (2018), ses bandes dessinées en ligne sont lues en coréen et en anglais par des centaines de milliers de lecteurs. En parallèle, la jeune femme est très active sur les réseaux sociaux, en particulier sur Instagram où ses illustrations et comics strips percutants autour de l’amour, de la sexualité, des violences faîtes aux femmes et du racisme, remportent un franc succès. Bientôt la jeune femme est éditée sur papier. En 2017 d’abord, où elle illustre The Explorer’s guide to Planet Orgasm de l’ancienne actrice porno et militante féministe américaine Annie Sprinkle, puis en 2019 lorsque l’éditeur italien Edizioni BD traduit et publie sur papier son webtoon Pandora Choice qui raconte les tribulations de Pandora, une jeune fille métisse asio-caucacasienne et de son père célibataire et alcoolique en pleine époque victorienne américaine. En 2022, Yudori publie son premier roman graphique en France grâce à Delcourt : Le ciel pour conquête.

L'autrice et dessinatrice sud-coréenne Yudori (Crédits : DR)
L'autrice et dessinatrice sud-coréenne Yudori (Crédits : DR)
D’où provient l’idée de « Le ciel pour conquête » ?
J’avais déjà les premières idées quand j’étudiais les beaux-arts à New York. Amélie était une fille brillante, regardant la mer et la terre qui avait été prise par les hommes… J’avais déjà ces pages en tête quand j’avais vingt ans, mais je suppose que j’ai plus ou moins glandé et cela m’a pris longtemps pour être capable de m’asseoir et développer l’histoire pour de bon. À cette époque, j’avais lu l’histoire des frères Montgolfier, crédités comme les inventeurs du premier ballon volant. Je m’étais faîte la réflexion que les lanternes volantes existaient déjà depuis des siècles en Chine. Je ne sais pas si les Chinois avaient eu l’idée ou non de transporter des gens de cette façon, néanmoins cela m’avait interrogée sur ce qui était choisi d’être raconté en histoire et ce qui ne l’était pas.
Aviez-vous fait des recherches sur les sociétés européennes ?
Oui, j’avais vingt ans et j’avais cette idée de femme vivant quelque part en Europe avant le XIXème siècle. J’avais appris que l’esclavage d’Asiatiques y existait mais je ne savais pas exactement où cela allait se passer. Alors j’ai fait des recherches historiques pour trouver le cadre parfait. La période rococo française était une des possibilités, le Royaume-Uni également, puis je me suis fixé sur la Hollande du XVIIème siècle à cause de l’émergence du capitalisme et du commerce international. La période est très bien documentée par de nombreuses peintures de paysages, de bateaux, de ciel… Il y a également de nombreuses natures mortes dans les peintures européennes de cette période où l’on peut voir des tapis « orientaux », ou des objets venus de Chine, du Japon. Je me suis donc dit que les XVIème et XVIIème siècles en Hollande était parfait comme cadre.
Couverture de la bande dessinée "Le ciel pour conquête" de Yudori, Delcourt, 2022. (Crédits : © Éditions Delcourt / Yudori)
Couverture de la bande dessinée "Le ciel pour conquête" de Yudori, Delcourt, 2022. (Crédits : © Éditions Delcourt / Yudori)
Qu’en est-il de votre autre projet publié en Italie, Pandora Choice ?
Étudiante dans une école catholique du Maine, j’étais la seule Asiatique du coin et les gens passaient leur temps à me confondre avec d’autres Asiatiques qu’ils croisaient à l’église ou ailleurs. J’en étais frustrée et j’ai commencé à fantasmer. La ville était assez ancienne avec de magnifiques maisons victoriennes, alors j’imaginais tout un tas de choses plutôt que de faire face à une réalité moisie. Les gens ne comprenaient pas mon anglais, ils pensaient que je venais de Chine, alors je me réfugiais dans le fantasme de belles choses. J’ai combiné cela avec le fait de grandir, comme de nombreuses petites filles coréennes, en présence d’un père alcoolique et incompétent émotionnellement. C’est vraiment quand je suis venue aux États-unis que j’ai vu ces familles blanches de classe moyenne qui avait de « bons pères » qui prenaient soin de leur fille et qui ne buvaient pas tous les jours. Je pense que Pandora vient de là, de vouloir imaginer ce que c’est de grandir au sein de la classe moyenne américaine et comment cela affecte un enfant s’il n’a pas tout cela.
Y a-t-il également une forte inspiration personnelle dans « Le Ciel pour conquête » ?
Dans tous livres, il y a toujours quelque chose de la propre expérience de l’auteur. Je ne suis pas très bonne en science, mais j’étais le genre d’enfant à avoir des très bonnes notes à l’école. J’étais très curieuse et j’avais le sentiment que cette curiosité n’était pas toujours appréciée. On retrouve cela chez Amélie, même si elle est une femme blanche.
D’où vient votre attrait pour les histoires en costumes ?
J’ai grandi en lisant La rose de Versailles (Lady Oscar) et d’autres shojo mangas. Beaucoup d’histoires présentaient cette image idéalisée de la culture européenne ou américaine. Ce fantasme européen était présent partout autour de moi mais je voulais aussi ne pas me limiter et explorer d’où cela venait. C’est pour cela que j’ai fait des recherches historiques, pour sortir du cliché de la jeune femme blonde portant des robes roses.
Amélie rêve de voler, et compte bien trouver le moyen de le faire. "Le ciel pour conquête", page 63. (Crédits : Éditions Delcourt — Yudori)
Amélie rêve de voler, et compte bien trouver le moyen de le faire. "Le ciel pour conquête", page 63. (Crédits : Éditions Delcourt — Yudori)
Comment décrire vos personnages ?
Il est assez évident que j’aime raconter des histoires à propos des femmes. J’aime raconter des histoires de « psycho bitches » qui ne sont pas des personnes très héroïques mais qui peuvent tout de même être aimées. Amélie est insupportable, je ne voudrais pas être son amie. Je crois que je ne voudrais être amie avec aucun de mes personnages [rires]. La tendance féministe pousse aujourd’hui à montrer que les femmes sont meilleures, qu’elles peuvent être parfaites, qu’elles sont héroïques. Tout ça est vrai et j’ai un grand respect pour les gens qui poussent ce récit parce que je pense que c’est une très bonne chose pour la génération à venir. Mais pour moi, j’aime à croire que l’on peut accorder aux femmes le droit d’être stupides, ennuyeuses, qu’elles ont aussi le droit d’échouer parce que les hommes ont toujours eu le droit d’échouer. Et c’est très bien ainsi. Il y a des tas de blagues sur combien tel homme est moche, combien tel autre est épouvantable, ou drôle, ou profond, mais les femmes ne sont pas socialement autorisées à être de « mauvaises personnes ». J’aime parler de ces femmes dont on ne parle pas vraiment, y compris parfois les féministes, parce qu’elles sont sous-représentées.
Vos personnages féminins sont-elles vraiment de mauvaises personnes ?
Elles sont humaines. Je ne sais pas si elles… Oh, je ne sais pas, beaucoup de mes personnages font des choses que je ne ferais jamais et que je ne recommanderais à personne de faire. Mais elles font ce qu’elles ont à faire pour survivre et pour vivre leur vie du mieux qu’elles peuvent. Je ne les juge pas, mais oui, elles ne sont clairement pas des héroïnes. Quand je dis qu’elles sont « mauvaises », je veux dire qu’elles ne sont pas des modèles à suivre.
Hans est un jeune marchand de la bonne société hollandaise. "Le ciel pour conquête", page 63 (Crédits : Éditions Delcourt — Yudori)
Hans est un jeune marchand de la bonne société hollandaise. "Le ciel pour conquête", page 63 (Crédits : Éditions Delcourt — Yudori)
Et que dire de Hans, le mari d’Amélie ? Il se montre violent, achète une femme mais a aussi de bons côtés…
Vous savez, particulièrement depuis #MeToo, j’entends beaucoup de personnes utiliser l’excuse que c’était normal à cette époque, qu’ils ne savaient pas que c’était mal parce que personne ne disait que c’était mal. Mais cela a toujours été mal et c’est une très mauvaise excuse. Nous sommes tous un peu stupides, nous nous sentons tous en insécurité, et je pense que Hans n’a pas beaucoup de confiance en lui et que cela lui fait prendre de mauvaises décisions. Je pense que je voulais montrer que les gens sont vulnérables et font de mauvais choix. Mais je ne suis pas là pour les juger ou choisir pour les lecteurs ce qui est bien ou non.
Sahara est esclave. On peut lire ce que ressent Amélie mais Sahara reste un peu en retrait. Elle est là, vit là, mais que ressent-elle au plus profond d’elle-même ?
Je pense qu’elle est probablement plus forte qu’elle n’en a l’air, et j’aimerais dire que ce n’est pas parce que je pleure plus que toi que cela veut dire que je suis plus faible que toi. Peut-être que je ne suis pas là pour parler à sa place. Je ne sais pas, elle a probablement de nombreuses émotions parce que c’est une personne, mais je ne suis pas là pour décrire ce qu’elle ressent et ce qu’elle veut.
D’où vient-elle ?
Je pense que vous n’avez pas besoin de savoir ça.
Sahara est ramené en Hollande par Hans. "Le ciel pour conquête", page 120 . (Crédits : Éditions Delcourt — Yudori)
Sahara est ramené en Hollande par Hans. "Le ciel pour conquête", page 120 . (Crédits : Éditions Delcourt — Yudori)
Hormis vos bandes dessinées, vous avez également travaillé comme illustratrice sur The Explorer’s guide to Planet Orgasm (« Le guide de l’explorateur de la planète orgasme », uniquement en anglais.)…
Oui, il s’agit d’un livre d’Annie Sprinkle, je l’adore. J’ai découvert son travail quand j’étais au collège en Corée dans un livre qui s’appelle Les 100 femmes artistes que vous devriez connaître [Le titre original en coréen, NDLR]. Il y avait un chapitre sur elle qui disait qu’elle était une légendaire star du porno, active principalement dans les 1980 et 90, et je trouvais ça tellement cool de se dire travailleur du sexe et de dire « j’adore faire ça » – au lieu de dire : « je fais ça pour payer mes études » ou « je le fais parce que j’ai une famille à nourrir ». Je trouvais ça cool et singulier. Quand je faisais mes études à New York, j’ai appris qu’elle cherchait un illustrateur pour son livre et je lui ai envoyé simplement un message sur Facebook. Je me suis recommandée moi-même : « Est-ce que je peux le faire ? » Eh oui ! Je pense que c’est un livre incroyable. Désormais, elle se définit comme « éco-sexuelle », c’est-à-dire une perverse qui est excité par le ciel, la terre, l’air, l’eau… Et je me souviens lui avoir dit, lorsqu’elle me parlait du concept de ce livre : « Oui je suis d’accord, les nuages sont magnifiques ». C’était bien avant que je ne travaille sur Le Ciel pour conquête, mais je pense que cela m’a encouragée parce que j’y réfléchissais déjà. Il y a définitivement un lien entre la scène où Amélie se masturbe en regardant le ciel et le travail d’Annie Sprinkle.
Justement, pourquoi avoir ajouté cette scène de masturbation ?
Parce que cela faisait sens pour moi, parce que… les nuages sont sexy et que… vous pouvez le faire au milieu des champs. Ce devrait être normal. C’est cool… Mais ne le faîtes évidemment pas s’il y a des enfants à proximité.
Auriez-vous pu publier ce livre de la même façon en Corée du Sud ? Existe-t-il une forme de censure autour de la nudité ou de la sexualité ?
Je ne sais pas, donc je ne peux pas vraiment affirmer s’il y a une censure pour des raisons légales. C’est plutôt que la Corée du Sud est un petit pays. Il pourrait peut-être y avoir un retour de bâton pour mon travail.
La publication de bandes dessinées érotiques est-elle légale en Corée ?
Oui, il y a de très nombreuses bandes dessinées érotiques en Corée du Sud. Il y a d’ailleurs probablement un marché plus grand pour les bandes dessinées érotiques en Corée qu’en France. Je pourrais probablement travailler cinq fois plus en Corée.
Avez-vous reçu beaucoup de réactions négatives en Corée pour votre travail ?
Oui, mais est-ce que tous le monde ne reçoit pas de la haine de nos jours ? Peu importe ce que vous faîtes, vous pouvez être la meilleure personne sur Terre, il y aura toujours des gens pour vous détester.
Cela vous affecte-t-il ?
Plus vraiment aujourd’hui.
Vous décririez-vous comme féministe ?
Je pense que les mots « féminisme » et « féministe » sont utilisés de façons très larges de nos jours et je sais qu’il existe de très nombreux féminismes prolifiques qui diront que mon féminisme est mauvais et je les respecte. Personnellement, j’aime écrire à propos des femmes, j’aime dessiner des femmes, mais je ne sais pas comment cela me définit. Cela dépend vraiment de qui vous êtes et de ce que vous voulez voir en moi.
Vous avez été particulièrement active sur Instagram durant le mouvement #MeToo en Corée.
Je n’ai pas participé de manière active au mouvement #MeToo en ce sens que je n’ai produit aucun témoignage ni dénoncé personne. Il y a de grands changements dans la société sud-coréenne et les femmes parlent beaucoup plus. Les femmes sont plus conscientes mais je pense que c’est quelque chose qui est vrai à un niveau international. Je ne crois pas qu’il y ait quelque chose de vraiment spécifique à la Corée dans la manière dont les femmes sont maltraitées, parce c’est le cas partout dans le monde.
Quels sont vos projets ?
Je travaille sur mon prochain livre qui se déroule durant la colonisation de la Corée [par le Japon, NDLR]. Il commence dans les années 1920 et met en scène la vie d’une lycéenne. Cette période était très violente, très tendue politiquement et je voudrais raconter ces évènements traumatiques du point de vue d’une jeune fille. Dans un sens, je veux célébrer ça, c’était particulièrement dur, mais il y avait une résilience remarquable à cette époque. J’espère sortir ce livre en 2023. Je veux aussi pouvoir créer de plus en plus de choses et essayer de moins juger mon travail, d’arrêter de trop réfléchir, de passer plus de temps à créer.
Propos recueillis par Gwenaël Germain

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A propos de l'auteur
Gwenaël Germain est psychologue social spécialisé sur les questions interculturelles. Depuis 2007, il n’a eu de cesse de voyager en Asie du Sud-Est, avant de s’installer pour plusieurs mois à Séoul et y réaliser une enquête de terrain. Particulièrement intéressé par la question féministe, il écrit actuellement un livre d’entretiens consacré aux femmes coréennes.