Culture
Entretien

BD : "Hanbok" de Sophie Darcq ou la rencontre en Corée avec les parents biologiques

"Hanbok" de Sophie Darcq, un roman graphique sorti le 21 janvier 2023. (Crédits : Gwenael Germain)
"Hanbok" de Sophie Darcq, un roman graphique sorti le 21 janvier 2023. (Crédits : Gwenael Germain)
Depuis les années 1950, plus de 11 000 enfants nés en Corée du Sud ont été adoptés en France. Presque 200 000 à l’échelle du monde. Problèmes économiques, naissances hors mariage, enfants métis… Il existe autant d’histoires de vie que de personnes adoptées. Sophie Darcq est l’une d’entre elles. Arrivée en 1980 en France, elle est adoptée avec ses trois sœurs par une même famille. Benjamine de la fratrie, intégrée à son nouveau pays et sans réels souvenirs de la Corée, ses origines ne l’avaient pas interrogée jusqu’à ce que sa grande sœur Virginie ne parte en Corée du Sud et retrouve la trace de leur famille biologique en 2004. Depuis, Sophie Darcq est devenue autrice de bandes dessinées : il lui aura fallu près de vingt ans pour sauter le pas et livrer son histoire. Asialyst l’a rencontrée il y a quelques semaines pour la sortie de son roman graphique, Hanbok.
Les bonnes étoiles de Kore-eda Hirokazu, Retour à Séoul de Davy Chou, ou encore le récent livre de Soo-ja Pracca, Là-bas sous le ciel clair, nombreux sont les films et les livres qui, ces derniers temps, traitent de la question de l’adoption internationale des enfants sud-coréens. À chaque auteur sa sensibilité, à chaque œuvre son point de vue complémentaire. Le réalisateur japonais Kore-eda se concentre sur le trafic d’enfants qui a pu avoir lieu sous couvert d’humanitaire. Le Franco-Cambodgien Davy Chou se penche sur le cheminement intérieur et la perte de repères que ressentent de nombreux adoptés. Soo-ja Pracca, française adoptée dans les années 1970, interroge le rapport au pays d’origine et la transmission de cette histoire à ses propres enfants.
Hanbok apporte un autre point de vue. Pour Sophie Darcq, écrire sur son adoption revient avant tout à écrire sur les souvenirs, les siens, mais aussi ceux des autres, et sur la façon dont ces souvenirs nous construisent. Dans son dessin transparaît des images, parfois floues, de moments dont on ne discerne plus très bien la part de réel et celle de reconstruction a posteriori. Surtout, Hanbok s’interroge sur la manière de rendre ces souvenirs et prend la liberté de mêler différents styles de représentation, du portrait réaliste depuis des photos aux dessins minimalistes envoyés à une amie sous forme de cartes postales. Ainsi, bien que le récit se concentre sur une histoire personnelle, celle de son adoption et d’un voyage à la recherche de ses origines, Sophie Darcq nous livre une forme d’universel que nous connaissons toutes et tous lorsque nous nous penchons sur le passé qui nous a construits tels que nous sommes.

Entretien

Née en 1976 en Corée du Sud, puis adoptée en France à l’âge de quatre ans avec ses trois sœurs biologiques, Sophie Darcq grandit à Limoges avec bien peu de souvenirs de son pays natal. Benjamine de la fratrie, elle s’intéresse rapidement à la guitare dont elle suit les cours au conservatoire. Mais c’est finalement le neuvième art qu’elle décide d’étudier aux Beaux-arts d’Angoulême. Là-bas, carnet de croquis à la main, elle mène une vie d’étudiante où la fête remplace parfois les cours, ce qui lui permet rapidement de s’entourer d’une cohorte d’amis dessinateurs et de se faire un nom dans le petit milieu de la bande dessinée indépendante en participant à plusieurs collectifs d’auteurs. Son quotidien bascule en 2004, lorsque sa grande sœur Virginie retrouve la trace de leurs parents biologiques et l’emmène, pour la première fois, en Corée du Sud, sur la trace de leurs origines. Un voyage initiatique qui alimentera Hanbok, son premier roman graphique.

La dessinatrice Sophie Darcq dans son atelier. (Crédit : Gwenaël Germain)
La dessinatrice Sophie Darcq dans son atelier. (Crédit : Gwenaël Germain)
Qu’est-ce qui vous a amené à la bande dessinée ?
C’est la section bande dessinée des Beaux-arts d’Angoulême. À l’époque, je dessinais déjà et des copains étaient allés là-bas, donc j’ai suivi le mouvement. J’avais fait un an aux Arts-Déco de Limoges et avant ça un bac A3 Arts plastiques. J’ai toujours dessiné. Tous les enfants dessinent mais lorsque je suis arrivée en France, j’avais quatre ans. Je ne parlais pas beaucoup le coréen et encore moins le français. Donc je pense que le dessin avait une place particulière pour moi. Mes sœurs dessinaient aussi, particulièrement Virginie.
Vous destiniez-vous à devenir autrice de BD ?
Je n’imaginais pas que je pourrais devenir autrice de bande dessinée et encore moins autobiographique. À l’origine, je voulais faire de l’illustration pour enfants, mais la BD est venue naturellement parce que j’en lisais. Des Mickey quand j’étais gamine, puis des Lucky Luke, des Astérix, des classiques… Des Reiser aussi. Mon père les gardait précieusement dans son placard, il avait peur qu’on lui abîme donc il fallait qu’on les sorte un par un, ça donnait un côté hyper sacré à la chose, et c’était pas mal parce qu’on savourait le moment, l’objet. Je suis un peu comme tous les auteurs-dessinateurs. Au début, tu copies, tu recopies ce que tu aimes, puis il y a un truc de groupe aussi, tu dessines avec tes copains…
En 2003, votre sœur retrouve la trace de vos parents biologiques et vous emmène les rencontrer en 2004. Aviez-vous déjà en tête de dessiner ce voyage avant de partir ?
Non, je voulais déjà faire de la BD, mais j’étais sur un autre projet qui n’était pas autobiographique. Il racontait déjà une histoire compliquée entre une mère et sa fille. Nous sommes partis en 2004 et j’ai commencé le projet en 2005… Pour le reprendre dix-huit ans plus tard. C’est assez fou mais finalement, je ne regrette pas du tout parce que je ne l’aurais pas fait comme ça à l’époque et je suis très contente du résultat actuel. Quand ma sœur a retrouvé les parents biologiques, ça m’est tombé dessus d’un coup. C’était tellement prenant, un tel truc de fou. Pour moi, c’était génial, je ne voyais que l’aspect positif. Comme je suis la petite dernière et que je n’ai pas de souvenirs de la Corée, je n’ai pas de souffrance par rapport à ça. Ce n’était pas un tabou. D’ailleurs, je ne m’y intéressais pas vraiment avant, pas autant que Virginie en tout cas. Je faisais ma vie qui était là et c’était bien comme ça. Donc j’étais super curieuse, et c’est ce que j’essaye de raconter. Quand ma sœur est revenue avec des photos de famille de Corée, je trouvais ça génial. Pour moi, les costumes traditionnels, ça faisait manga. Ça m’a ouvert une porte géniale sur une culture vraiment différente qui ne m’intéressait pas plus que ça avant.
Extrait de "Hanbok" de Sophie Darcq, p. 40. (Crédits : Sophie Darcq / L’Apocalypse)
Extrait de "Hanbok" de Sophie Darcq, p. 40. (Crédits : Sophie Darcq / L’Apocalypse)
Comment le projet a-t-il vu le jour ?
C’est ma sœur Virginie qui m’a payé le voyage. Nos autres sœurs n’étaient pas aussi disponibles, et puis elles n’étaient pas prêtes. Virginie a presque tout organisé et moi, je me suis laissé porter. Entre-temps, je m’étais renseignée sur la BD coréenne et j’avais rencontré des auteurs coréens au Festival d’Angoulême : l’équipe de Sai Comics qui était l’équivalent d’une association de roman graphique, et aussi « Tchouyonn » qui était une étudiante coréenne aux Beaux-arts de Poitiers et avec qui j’ai commencé une correspondance après le voyage. Très vite, on s’est dit qu’entre nos origines communes et notre intérêt pour la BD, on avait beaucoup de choses à se raconter et on l’a fait en dessin. On s’est envoyé des cartes postales, à l’ancienne malgré internet, parce que ça avait plus de charme. J’y écrivais mon quotidien, ma vie en France et puis ma famille, les souvenirs…
Bref, en 2004, je fais le voyage en Corée pour revoir ma famille et j’en profite pour aller voir les auteurs de Sai Comics avec qui j’avais sympathisé quelques mois auparavant. Pour moi, le dessin était complètement détaché de mes histoires de famille, mais il se trouve que par un concours de circonstances, Kim Dae-jung, l’éditeur de Saï Comics, rencontre la mère. Pour moi, c’était le passé, le présent et peut-être le futur qui se rencontraient. C’était vraiment bizarre. Alors au retour de voyage, j’ai demandé une résidence à Angoulême pour pouvoir travailler ce projet-là. Je voulais raconter le voyage et cette rencontre avec la famille biologique mais il fallait le contextualiser. Alors j’ai décidé d’intégrer les cartes postales au projet. En fin de compte, ce sont elles qui ont déterminé le format du livre, parce qu’en en accolant deux, on obtient du A5, comme le livre.
Vous publiez ensuite les trente premières pages, en coréen, chez Sai Comics…
Oui mais c’est longtemps après, en 2010. Depuis le départ, Kim Dae-jung voulait que je publie chez Sai Comics, en Corée. Mais je voulais d’abord que ça soit publié en France. Je lui avais donné les trente premières pages après une résidence de six mois en Corée. En France, j’étais en contact avec l’éditeur Ego comme X. L’éditeur était intéressé mais on n’avait rien signé parce qu’il voulait d’abord que je finisse entièrement le projet, et entre-temps, j’ai traîné. Je suis venue à Paris, ma vie a changé et je n’ai pas pu avancer. Mais je ne regrette pas. C’était nécessaire parce qu’il n’y a des choses que je n’aurais pas racontées de la même manière, comme les souvenirs d’enfance de mes sœurs. Elles m’en avaient déjà parlé mais je ne m’en souvenais pas. Alors ces derniers mois, en travaillant sur le livre, c’était comme si je redécouvrais un peu tout. C’était très dense mais vraiment très intéressant de travailler sur le souvenir des autres. Cela met aussi une grosse pression parce que je ne voulais pas trahir des souvenirs qui ne sont pas les miens, d’autant que les souvenirs de ma grande sœur Nathalie commencent à s’effacer. Il fallait ensuite mettre en scène ces souvenirs, les réinterpréter. Il y avait aussi la difficulté de reconstruire l’histoire de la mère et remettre les pièces du puzzle à la bonne époque.
Appelez-vous toujours votre mère biologique, « la mère » ?
Oui. Avec mes sœurs, si on dit maman, on parle de notre mère adoptive. Mais si on parle de la mère biologique, on dit toujours « la mère » ou « elle »… J’ai fait attention à le garder.
Il y a une forme de mise à distance…
Oui, parce qu’elle reste une étrangère. Ce n’est pas péjoratif, mais c’est important et puis comme on ne peut pas échanger avec elle de manière fluide, ça reste une relation qui est vraiment à part.
Extrait de "Hanbok" de Sophie Darcq, p. 84. (Crédits : Sophie Darcq / L’Apocalypse)
Extrait de "Hanbok" de Sophie Darcq, p. 84. (Crédits : Sophie Darcq / L’Apocalypse)
À quel moment avez-vous repris le livre ?
Il y a un an ,je crois, j’avais déjà 80, 90 pages, donc le plus gros morceau, mais j’avais eu peur. Je m’étais arrêtée juste avant la rencontre avec la mère. Alors quand j’ai repris le projet, quand on s’est mis d’accord avec mon éditeur, il a bien fallu que je me confronte à cette partie. J’avais très peur parce que, pour moi, il ne se passe pas grand-chose. Quand j’ai repris, je n’avais pas à l’esprit d’ajouter les souvenirs de mes soeurs, alors qu’ils sont hyper importants. Mais tout ça s’est fait quand j’ai eu une date butoir. J’ai dû me remettre au travail.
Le script était-il écrit avant de reprendre le dessin ?
Non, je n’ai pas de script. Le script, c’est le voyage lui-même, c’est ça qui m’a donné le rail. C’est le mois d’aout 2004 et ses quatre semaines qui découpent le récit. C’était un scénario déjà tout prêt parce que la mère est arrivée à la toute fin. Elle nous a fait attendre. Virginie l’avait déjà rencontrée, mais pas moi. J’avais rencontré tout le côté paternel, mais si je ne l’avais pas vu, ç’aurait été les boules.
Sur quoi vous êtes-vous appuyée pour reconstituer l’histoire ?
J’ai fait avec le matériau que j’avais. Des photos et des vidéos de mauvaise qualité du voyage. De vieilles photos de la famille biologique. Les vidéos étaient hyper importantes, particulièrement pour la mère parce que sur les photos conservées par la famille paternelle, il n’y avait qu’une seule photo où on voyait la mère. C’était elle qui était partie. Elle avait quitté le foyer donc c’était vraiment la… je ne sais pas… la sorcière. Ils ont dû la rayer de toutes les photos. Pour d’autres rencontres, comme celle avec la tante, le souvenir était encore frais lorsque j’ai fait les pages.
La BD décrit beaucoup ce qui se passe, mais elle met peu en avant vos sentiments…
Je crois que c’est le meilleur moyen de faire passer ce que j’ai ressenti vraiment. Je n’avais pas envie de violons, ce n’est pas intéressant. Cela ne nous a pas empêcher de pleurer quand on l’a quittée. D’ailleurs, je ne voulais pas pleurer, mais c’était plus fort que nous. C’est vrai que c’est mon histoire mais c’est aussi notre histoire. Moi, je ne me sens pas celle qui… Tout ça me traverse. Je ne suis pas insensible mais à l’époque, j’étais peut-être moins consciente de tout ça. Peut-être que maintenant, je serais peut-être plus bouleversée. D’ailleurs, quand je relis l’histoire, ça me fait des choses.
Il y a beaucoup de cases sur le regard, sur les yeux…
En fait, c’est par là où beaucoup de choses passent. Quand tu n’as pas le même langage, ça passe par là, c’est un truc qui est expressif. On ne peut pas se cacher : un regard ne ment pas en général. Et puis il y a beaucoup de photos et on ne s’y cache pas les yeux. On se regarde, on se scrute, on cherche les ressemblances.
Quel regard avez-vous aujourd’hui sur votre roman graphique ?
Je suis contente mais comme c’est le tome 1, j’ai envie de me pencher sur le tome 2. J’ai envie de raconter plein de choses parce que j’ai dû faire le tri dans le premier. Là, je suis encore en phase de sidération, je suis très contente que le livre existe enfin. Pour ma mère, mes soeurs, rien que pour ça je suis super contente qu’elles puissent le lire.
Et la suite ?
J’essaye de ne pas couper le fil. Il y a tellement de choses à faire, mais si je suis en phase d’écriture, je ne vais pas pouvoir rencontrer des gens, faire la promotion du livre. Pour le tome 2, je ne vais pas raconter la même période, mais me pencher sur ce qui s’est passé après et faire des allers-retours avec le passé et l’enfance. J’aimerais bien que le récit soit vivant, qu’il ne soit pas un truc figé. D’ailleurs, si des lecteurs veulent chercher, il y a deux références au cinéma de Bong Joon-ho dans les pages du premier tome…
Propos recueillis Gwenaël Germain

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A propos de l'auteur
Gwenaël Germain est psychologue social spécialisé sur les questions interculturelles. Depuis 2007, il n’a eu de cesse de voyager en Asie du Sud-Est, avant de s’installer pour plusieurs mois à Séoul et y réaliser une enquête de terrain. Particulièrement intéressé par la question féministe, il écrit actuellement un livre d’entretiens consacré aux femmes coréennes.