Culture
L'Asie dessinée

BD : au Cambodge, trois ans, huit mois et vingt jours d’horreur absolue

Couverture de la bande dessinée "L’âme au bord des cheveux", scénario et dessin Séra, Delcourt. (Copyright : Éditions Delcourt, 2023 — Séra)
Couverture de la bande dessinée "L’âme au bord des cheveux", scénario et dessin Séra, Delcourt. (Copyright : Éditions Delcourt, 2023 — Séra)
L’auteur franco-cambodgien Séra consacre sa quatrième bande dessinée au génocide qui a ravagé son pays. Quatre livres aussi virtuoses dans la forme que saisissants sur le fond, au service d’un indispensable devoir de mémoire.
« Trois ans, huit mois et vingt jours ». L’artiste franco-cambodgien Séra a beau avoir soixante-deux ans aujourd’hui, c’est autour d’une période de « trois ans, huit mois et vingt jours », expression qui revient comme un leitmotiv dans son œuvre, que sa vie continue de tourner. La période durant laquelle les khmers rouges ont détenu le pouvoir au Cambodge, avec le génocide qui en a résulté.
Couverture de la bande dessinée "L’âme au bord des cheveux", scénario et dessin Séra, Delcourt. (Copyright : Éditions Delcourt, 2023 — Séra)
Couverture de la bande dessinée "L’âme au bord des cheveux", scénario et dessin Séra, Delcourt. (Copyright : Éditions Delcourt, 2023 — Séra)
*L’âme au bord des cheveux, scénario et dessin Séra, 176 pages, Delcourt, 24,95 euros.
Alors même qu’il était à Phnom Penh lors de la prise de la ville par les troupes de Pol Pot le 17 avril 1975, Séra a échappé au massacre. Né d’un père cambodgien et d’une mère française, il avait un passeport tricolore, ce qui lui a permis de se réfugier dans l’Hexagone avec sa mère et ses frère et sœur. Depuis, il a développé une carrière de peintre, sculpteur et auteur de bandes dessinées, avec une œuvre qui revient encore et toujours sur le drame cambodgien. Sa nouvelle publication, L’âme au bord des cheveux*, est la première bande dessinée où il aborde le sujet sous un angle autobiographique.
« L’âme au bord des cheveux » est une expression khmère qui signifie « être mort de peur ». Un titre approprié pour un livre consacré au génocide cambodgien. Avec environ deux millions de personnes tuées, souvent dans des conditions abominables, sur une population de 7,5 millions d’habitants, le tout en moins de quatre ans, ce génocide reste un événement d’une énormité difficile à appréhender même avec plus de quarante ans de recul. Comment un groupe politique a-t-il pu décider l’extermination de sa propre population à une telle échelle ? Dans un autre de ses ouvrages, Séra rappelle que l’Angkar (littéralement « L’Organisation », surnom du Parti communiste cambodgien) « a dit que notre pays n’aurait besoin que d’un ou deux millions de personnes pour être reconstruit ». L’auteur cite d’ailleurs un slogan khmer rouge : « l’élimination des ennemis n’est pas la conséquence de la révolution, c’est son essence même ». Et comme dans un régime paranoïaque, n’importe qui peut être considéré comme un ennemi. Plus fondamentalement encore, explique Séra, l’objectif du Kampuchéa démocratique était d’annihiler la culture khmère millénaire, objectif qui aura été raté de peu.
Ce volume comporte donc une forte dimension autobiographique. L’artiste né en 1961 évoque une enfance heureuse dans un environnement privilégié. Son père appartient à une famille « attachée au service du palais royal », le jeune Séra est élevé dans une belle maison proche du palais. Élève au lycée français de Phnom Penh, il n’a pas de plus grand bonheur que la lecture des magazines Spirou et Tintin que sa mère, passionnée de bande dessinée, fait venir de France. À tel point que, losqu’il faudra fuir le domicile familial, le jeune garçon n’emportera qu’un objet personnel : un album des aventures de Blueberry, Le spectre aux balles d’or, dont il était « incapable de se séparer ».
Cette existence protégée s’achève brutalement le 17 avril 1975 avec la chute de Phnom Penh. L’effondrement des forces du gouvernement en place face à l’assaut des khmers rouges est minutieusement décrit, ainsi que l’évacuation de la capitale qui en résulte. Alors que le père de Séra avait toujours refusé de croire à la possible prise de pouvoir par les communistes, voilà la petite famille amenée à se réfugier, comme tant d’autres, à l’ambassade de France après avoir traversé les rues de Phnom Penh complètement désertes. Séra évoque la pagaille et la panique qui règnent alors dans l’ambassade où les nouveaux maîtres du pays débarquent et exigent que leurs soient livrés tous les Cambodgiens qui y sont réfugiés. Son père, qui n’avait jamais demandé la nationalité française, doit se rendre : jamais sa famille ne le reverra. Séra, sa mère et ses frère et sœur seront alors évacués en camion vers la Thaïlande, avant de venir s’installer en France.
C’est là que s’arrête cette autobiographie, dont on peut d’ailleurs regretter qu’elle n’occupe pas davantage les 176 pages du volume. Tout occupé à fournir de nombreux éléments sur le contexte historique et géopolitique, Séra livre en effet de nombreuses pages documentaires dont l’intérêt est bien réel, mais qui affaiblissent un peu la dimension personnelle du récit (l’autobiographie proprement dite ne commence ainsi qu’à la page 51). Adoptant une approche résolument pédagogique, il ne manque pas de situer les événements cambodgiens dans le contexte général de la situation en Indochine et de la guerre du Vietnam.
Pour évoquer les multiples dimensions de cette tragédie à la fois personnelle et collective, l’artiste juxtapose de multiples techniques d’images : BD classique, photos dessinées, « collages » de type carnets de voyage, croquis. Beaucoup de textes explicatifs sont accompagnés d’illustrations (par opposition aux bandes dessinées habituelles). Séra reproduit également de nombreux documents comme des couvertures de journaux de l’époque.
La virtuosité graphique de l’artiste n’atténue en rien la dureté du propos. Le point culminant de la partie autobiographique tient au drame qui s’est déroulé à l’ambassade : « Pas une seule des personnes expulsées de l’ambassade de France à Phnom Penh n’a été revue vivante », souligne-t-il. Et le traumatisme collectif du génocide à l’échelle de la nation ne s’est toujours pas dissipé : « Aujourd’hui encore, les survivants se taisent. »
Couverture de la bande dessinée "Impasse et rouge - Cambodge 1970 - 1975", scénario et dessin Séra, Delcourt. (Crédit : Delcourt)
Couverture de la bande dessinée "Impasse et rouge - Cambodge 1970 - 1975", scénario et dessin Séra, Delcourt. (Crédit : Delcourt)
Couverture de la bande dessinée "L’eau et la terre - Cambodge 1975 - 1979", scénario et dessin Séra, Delcourt. (Crédit : Delcourt)
Couverture de la bande dessinée "L’eau et la terre - Cambodge 1975 - 1979", scénario et dessin Séra, Delcourt. (Crédit : Delcourt)
Couverture de la bande dessinée "Lendemains de cendre - Cambodge 1979 - 1993", scénario et dessin Séra, Delcourt. (Crédit : Delcourt)
Couverture de la bande dessinée "Lendemains de cendre - Cambodge 1979 - 1993", scénario et dessin Séra, Delcourt. (Crédit : Delcourt)
*Impasse et rouge – Cambodge 1970 – 1975, scénario et dessin Séra, 112 pages, Delcourt, 17,50 euros. **L’eau et la terre – Cambodge 1975 – 1979, scénario et dessin Séra, 112 pages, Delcourt, 17,50 euros. ***Lendemains de cendre – Cambodge 1979 – 1993, scénario et dessin Séra, 127 pages, Delcourt, 17,95 euros.
À l’occasion de la parution de L’âme au bord des cheveux, les Éditions Delcourt ressortent les trois premières bandes dessinées consacrées par Séra à l’histoire récente du Cambodge, dont elles suivent la chronologie : Impasse et rouge – Cambodge 1970-1975*, L’eau et la terre – Cambodge 1975 – 1979** et Lendemains de cendre – Cambodge 1979-1993***. Le premier traite de la période allant du renversement en 1970 du prince Norodom Sihanouk, chef d’État du royaume du Cambodge, par Lon Nol jusqu’à la chute de Phnom Penh au terme d’années de guérilla. Le deuxième est consacré aux « trois ans, huit mois et vingt jours » du pouvoir communiste et le dernier à la période suivant l’invasion du pays par les troupes vietnamiennes et la chute des khmers rouges.
Dans ces trois volumes, Séra met en scène des personnages imaginaires emportés par le torrent d’une tragédie à laquelle ils ne comprennent rien. Des images très noires, évoquant davantage un style de peintre que d’auteur de BD classique, font revivre ces années terribles : le délitement du régime de Lon Nol sous les coups de boutoirs de la guérilla communiste, la période de l’Angkar triomphant et sa déshumanisation totale, quand les enfants des ennemis de classe étaient tués à coup de crosse pour économiser les balles, le chaos des camps où s’entassaient les Cambodgiens réfugiés en Thaïlande après l’invasion vietnamienne…
Avec le récit autobiographique, ces quatre volumes, qui bénéficient en outre d’une très belle qualité d’impression et de reliure, constituent un ensemble remarquable au service de la mémoire à propos de l’une des pires tragédies du XXème siècle. Même si, essentiellement descriptifs et très peu analytiques, ils ne permettent pas de répondre à la question fondamentale : comment ces trois ans, huit mois et vingt jours d’horreur ont-ils pu survenir ?
Couverture de la bande dessinée "Hanbok", scénario et dessin Sophie Darcq, Éditions L’Apocalypse. (Crédit : L’Apocalypse)
Couverture de la bande dessinée "Hanbok", scénario et dessin Sophie Darcq, Éditions L’Apocalypse. (Crédit : L’Apocalypse)
*Hanbok, scénario et dessin Sophie Darcq, 120 pages, Éditions L’Apocalypse, 19 euros.
Sophie Darcq est une artiste française de bande dessinée née en Corée en 1976 et adoptée quand elle était toute petite avec ses trois sœurs, à une époque où de nombreux enfants coréens trouvaient ainsi une famille à l’étranger. Dans Hanbok*, elle raconte son histoire en partant de son premier voyage effectué en Corée avec l’une de ses sœurs à l’âge de vingt-huit ans, à la rencontre de sa famille biologique. Ce voyage permet aux deux jeunes femmes de rencontrer plusieurs oncles, tantes et cousins et finalement, in extremis, leur mère biologique. Des rencontres curieusement distancées, les protagonistes se demandant parfois ce qu’ils font là et s’ils ont quelque chose à se dire. Bien mené, le récit ne fait découvrir que très progressivement au lecteur les circonstances qui ont mené à l’adoption en France de ce groupe de quatre petites filles. Asialyst vient de publier une interview de Sophie Darcq.
Couverture de la bande dessinée "Blissful Land, tome 5", scénario et dessin Ichimon Izumi, Nobi Nobi. (Crédit : Nobi Nobi)
Couverture de la bande dessinée "Blissful Land, tome 5", scénario et dessin Ichimon Izumi, Nobi Nobi. (Crédit : Nobi Nobi)
*Blissful Land, tome 5, scénario et dessin Ichimon Izumi, 160 pages, Nobi Nobi, 7,20 euros.
Avec ce cinquième volume, Blissful Land* est arrivé au terme de sa publication. « L’Asie dessinée » a parlé à plusieurs reprises de cette série pleine de charme (voir les critiques du tome 1, du tome 2 et des tomes 3 et 4). Ce manga réalisé par un artiste japonais met en scène un Tibet de rêve, une « terre bénie des cieux », au XVIIIème siècle. Tout au long des cinq tomes, on suit deux petits adolescents promis l’un à l’autre dans le cadre d’un mariage arrangé. Heureusement, les deux tourtereaux tombent très vite amoureux, si bien que le mariage n’est pas vécu comme une contrainte, bien au contraire. Ce dernier volume de la série est consacré à la cérémonie elle-même, avec ses longs et compliqués préparatifs.
Résolument à l’eau de rose, l’histoire est rafraîchissante. Surtout, le manga fournit un nombre impressionnant d’informations sur la vie quotidienne au Tibet en cette époque reculée, depuis les habitudes alimentaires jusqu’aux connaissances médicales du moment. Quant au dessin extrêmement précis, il permet de visualiser les costumes, l’habitat et les paysages. Une bouffée d’air frais au milieu des nombreuses BD consacrées à des sujets beaucoup plus sérieux, voire tragiques !
Par Patrick de Jacquelot

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A propos de l'auteur
Patrick de Jacquelot est journaliste. De 2008 à l’été 2015, il a été correspondant à New Delhi des quotidiens économiques La Tribune (pendant deux ans) et Les Echos (pendant cinq ans), couvrant des sujets comme l’économie, le business, la stratégie des entreprises françaises en Inde, la vie politique et diplomatique, etc. Il a également réalisé de nombreux reportages en Inde et dans les pays voisins comme le Bangladesh, le Sri Lanka ou le Bhoutan pour ces deux quotidiens ainsi que pour le trimestriel Chine Plus. Pour Asialyst, il écrit sur l’Inde et sa région, et tient une chronique ​​"L'Asie dessinée" consacrée aux bandes dessinées parlant de l’Asie.