Culture
L'Asie dessinée

BD : de la difficulté de tourner une vidéo dans la Chine profonde

Couverture de la bande dessinée "Les enfants du rêve chinois", scénario et dessin Luxi, Sarbacane. (Crédit : Sarbacane)
Couverture de la bande dessinée "Les enfants du rêve chinois", scénario et dessin Luxi, Sarbacane. (Crédit : Sarbacane)
Le roman graphique Les enfants du rêve chinois raconte les mésaventures d’apprentis cinéastes français dans la Chine rurale, entre conservatisme de la société et paranoïa sécuritaire. Avec également d’excellentes BD sur l’Afghanistan et le Japon.
*Les enfants du rêve chinois, scénario et dessin Luxi, 192 pages, Sarbacane, 25 euros.
Riche début d’année sur le front des bandes dessinées traitant de l’Asie, avec un large éventail de thèmes et de pays. Pour commencer, Les enfants du rêve chinois*, un roman graphique qui se présente drôlement comme le « making-of » d’un film qui ne sortira jamais. L’auteure, Luxi, une jeune Chinoise vivant en France où elle étudie le cinéma, y raconte comment elle a essayé de faire son documentaire de fin d’études en Chine. Le sujet : le portrait d’une amie, Fanfan, enseignante dans une petite école d’un village aussi pauvre que perdu dans la campagne chinoise, et qui se trouve être lesbienne. Pour mener à bien ce projet, Luxi se rend en Chine avec son ami français.
Couverture de la bande dessinée "Les enfants du rêve chinois", scénario et dessin Luxi, Sarbacane. (Crédit : Sarbacane)
Couverture de la bande dessinée "Les enfants du rêve chinois", scénario et dessin Luxi, Sarbacane. (Crédit : Sarbacane)
Tout au long de cet épais roman graphique, elle décrit le voyage : la traversée de la Chine, l’arrivée chez Fanfan, la découverte du village… Dès le début, il apparaît que les choses ne vont pas se passer simplement : l’institutrice a un caractère tourmenté et ne semble pas tellement enthousiaste à l’idée de ce reportage sur elle. Il faut dire que ses mœurs sont très mal vues dans cette province conservatrice et que le prestige lié à sa profession d’enseignante est sérieusement contrebalancé par la réprobation suscitée par sa « dépravation ».
Petit à petit, les interviews progressent malgré tout. Jusqu’à ce qu’une descente de police donne un coup d’arrêt brutal à l’opération. Tout le monde est arrêté et les interrogatoires commencent : quel est le but réel de ce reportage vidéo ? Luxi et son ami ne sont-ils pas en fait des journalistes clandestins ? Ont-ils des contacts avec des dissidents ? Les menaces se succèdent s’ils refusent de coopérer. Au bout du compte, la police locale, bien embêtée par cette affaire compliquée impliquant des étrangers, les relâche et abandonne les poursuites – mais seulement après avoir effacé tous les enregistrements réalisés par la petite équipe. D’où le fait que le film ne se fera jamais.
Multipliant les anecdotes, les conversations avec les habitants du coin, Les enfants du rêve chinois nous livre une plongée passionnante dans l’univers mental de cette province reculée. Des mœurs profondément traditionnelles se heurtent à des velléités de modernisation, le vernis de libéralisation appliqué depuis quelques décennies craque facilement pour laisser émerger les vieux réflexes de méfiance et de répression de l’ère maoïste. La dernière partie traitant de l’intervention policière est particulièrement intéressante avec ses policiers qui se demandent s’ils sont tombés sur un dangereux complot contre le peuple chinois et qui s’inquiètent en même temps de savoir si leurs visiteurs français aiment leur ville. Avec une mise en images efficace à défaut d’être esthétiquement sophistiquée, ce roman graphique constitue un document remarquable sur la Chine d’aujourd’hui.
Couverture de la bande dessinée "L’université des chèvres", scénario et dessin Christian Lax, Futuropolis. (Crédit : Futuropolis)
Couverture de la bande dessinée "L’université des chèvres", scénario et dessin Christian Lax, Futuropolis. (Crédit : Futuropolis)
*L’université des chèvres, scénario et dessin Christian Lax, 152 pages, Futuropolis, 23 euros.
Pays pas très souvent représenté dans les parutions actuelles de bandes dessinées, l’Afghanistan occupe une place importante dans le remarquable L’université des chèvres*. Ce n’est pas le seul pays à y apparaître, loin de là : l’action se déplace des Alpes françaises au XIXème siècle jusqu’à la Californie de la ruée vers l’or, puis aux États-Unis et à l’Afghanistan de la période contemporaine. Cette ambitieuse saga se focalise autour de deux instituteurs itinérants : Fortuné, un jeune Français qui, en 1833, va de village en village donner quelques notions de lecture, d’écriture et de calcul aux enfants de paysans, et Sanjar, un Afghan qui fait exactement la même chose en 2018 dans son pays ravagé par la guerre. Leur travail n’est facile ni pour l’un ni pour l’autre : Fortuné se heurte à l’hostilité de certains curés et aussi de paysans qui ne voient pas l’intérêt de donner une éducation à leurs enfants ; Sanjar fait son travail sous la menace permanente des talibans qui ne supportent pas son œuvre éducative.
Fortuné en arrive à émigrer aux États-Unis. Il s’y trouve confronté aux efforts déployés par les autorités américaines pour enrôler de force les jeunes Indiens dans des institutions éducatives destinées à éradiquer leur propre culture. Un siècle et demi plus tard, sa descendante, jeune journaliste intrépide, fait la connaissance de Sanjar lors d’un reportage consacré à la résistance des femmes afghanes. C’est là qu’elle découvre avec stupeur que ce métier d’instituteur itinérant perdure à travers les époques et les continents. Quand Sanjar est contraint de fuir l’Afghanistan et qu’il se réfugie aux États-Unis, il s’y trouve confronté à une autre forme de violence à l’école : les défenseurs des armes à feu qui rêvent de les généraliser dans les établissements scolaires pour les « protéger » contre les tireurs fous.
*La National Rifle Association of America (NRA) s’est donnée pour mission de protéger le droit de posséder et de porter des armes, selon le deuxième amendement de la Constitution des États-Unis.
Dans cette dénonciation des formes de violence dans l’éducation à travers les lieux et les époques, l’auteur pourrait être soupçonné de pratiquer un peu trop l’amalgame : après tout, les curés obtus du XIXème siècle et même les militants de la NRA* américaine dans les écoles ont quand même tué beaucoup moins de monde que les talibans. Mais le récit s’appuie sur de formidables portraits de personnages très humains, profondément attachants, ce qui évite au livre l’écueil du dogmatisme. Et les lecteurs d’Asialyst ne pourront qu’apprécier les nombreuses pages consacrées à l’Afghanistan, son instituteur errant, ses femmes prêtes à tout sacrifier – et ses paysages admirablement servis par un dessin de toute beauté.
Couverture de la bande dessinée "Boy’s Abyss", tome 2, scénario et dessin Ryo Minenami, 212 et 192 pages, Kana. (Crédit : Kana)
Couverture de la bande dessinée "Boy’s Abyss", tome 2, scénario et dessin Ryo Minenami, 212 et 192 pages, Kana. (Crédit : Kana)
*Boy’s Abyss, tomes 1 et 2, scénario et dessin Ryo Minenami, 212 et 192 pages, Kana, 12,90 euros le volume.
On ne rigole pas tous les jours dans les petites villes de province au Japon… Les deux premiers tomes de la série Boy’s Abyss* nous plongent dans l’univers glauque de Reiji, un ado complètement perdu. La famille vit dans les difficultés financières, sa mère l’exploite, les perspectives de faire des études supérieures sont inexistantes, il est harcelé par son « ami d’enfance », fils d’un gros entrepreneur, qui le traite quasiment en esclave… Autour de lui gravitent des personnages tout autant à la dérive : une « idole », jeune femme membre d’un groupe musical connu dont personne ne comprend ce qu’elle vient faire dans ce trou perdu, son bien inquiétant mari, une amie d’enfance de Reiji qui ne rêve que de partir loin, une jeune enseignante pas plus mûre que ses élèves…
Quand « l’idole » propose à Reiji un suicide commun, l’adolescent y voit une solution évidente à tous ses problèmes. Et puis mourir en compagnie d’une créature de rêve, que peut-il espérer de mieux ? Avec ses personnages qui semblent toujours sur le point soit d’exploser, soit de s’effondrer, leur mal de vivre aussi envahissant que leurs frustrations sexuelles, Boy’s Abyss est un manga impressionnant, parfois dérangeant. Avec son superbe dessin et son art consommé des cadrages, Ryo Minenami dresse en tout cas un portrait frappant du mal-être d’une partie de la jeunesse japonaise d’aujourd’hui.
Couverture de la bande dessinée "Georges & Tchang" scénario et dessin Laurent Colonnier, Glénat. (Crédit : Glénat)
Couverture de la bande dessinée "Georges & Tchang" scénario et dessin Laurent Colonnier, Glénat. (Crédit : Glénat)
Nombre de lecteurs français de bandes dessinées auront eu leur premier contact avec la Chine par l’intermédiaire du Lotus bleu, l’un des plus beaux albums d’Hergé. On sait que lors de la préparation de ce livre, en 1934, le dessinateur belge a souhaité se documenter précisément sur la Chine de manière à éviter les descriptions caricaturales qui avaient marqué ses précédents albums consacrés à l’Afrique ou aux États-Unis. Pour ce faire, il fut mis en contact avec un jeune Chinois résidant alors à Bruxelles, Tchang. De cette rencontre allait naître l’album le plus abouti d’Hergé à l’époque et une amitié qui dura toute leur vie.
*Georges & Tchang, scénario et dessin Laurent Colonnier, 88 pages, Glénat, 17 euros.
Avec la bande dessinée Georges & Tchang*, ce n’est donc pas directement de Chine qu’il s’agit mais plutôt de la découverte de la culture chinoise à distance, depuis la Belgique. Laurent Colonnier décrit la rencontre entre les deux jeunes hommes. Il montre comment Tchang initie Hergé à la calligraphie chinoise tout comme à la situation politique de son pays, en proie aux visées impérialistes du Japon (qui se retrouve précisément décrite dans Le Lotus bleu). L’auteur évoque avec finesse l’entente immédiate entre ces deux artistes qui ont beaucoup à s’apporter mutuellement. Dans cette biographie largement romancée, Colonnier va d’ailleurs même jusqu’à supposer que les liens entre les deux hommes dépassaient largement la simple amitié… Quelle qu’ait été la nature des relations entre eux, le fait est que leur rencontre a permis à Hergé de produire son premier chef-d’œuvre, ainsi que, beaucoup plus tard, son plus grand chef-d’œuvre tout court, Tintin au Tibet (où Tintin part à la recherche de Tchang disparu dans un accident d’avion). Profondément original, Georges & Tchang est une très belle évocation de cet éveil réciproque à des cultures différentes, nourrie qui est plus est de savoureux clins d’oeil aux divers albums de Tintin.
Par Patrick de Jacquelot

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A propos de l'auteur
Patrick de Jacquelot est journaliste. De 2008 à l’été 2015, il a été correspondant à New Delhi des quotidiens économiques La Tribune (pendant deux ans) et Les Echos (pendant cinq ans), couvrant des sujets comme l’économie, le business, la stratégie des entreprises françaises en Inde, la vie politique et diplomatique, etc. Il a également réalisé de nombreux reportages en Inde et dans les pays voisins comme le Bangladesh, le Sri Lanka ou le Bhoutan pour ces deux quotidiens ainsi que pour le trimestriel Chine Plus. Pour Asialyst, il écrit sur l’Inde et sa région, et tient une chronique ​​"L'Asie dessinée" consacrée aux bandes dessinées parlant de l’Asie.