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Japon : les "langages de rôle" ou comment parlent les stéréotypes dans la société japonaise contemporaine

Détail de la couverture du livre de Kinsui Satoshi, "Le japonais virtuel : l’énigme des langages de rôle". (Source : Twitter @TlHdo0C4v9opoKz)
Détail de la couverture du livre de Kinsui Satoshi, "Le japonais virtuel : l’énigme des langages de rôle". (Source : Twitter @TlHdo0C4v9opoKz)
Le lundi 14 novembre, l’Institut français de recherche sur l’Asie de l’Est (IFRAE) a organisé une rencontre autour du livre Le japonais virtuel : l’énigme des langages de rôle (titre original : ヴァーチャル日本語役割語の謎) de Kinsui Satoshi, traduit par Jean Bazantay, à paraître au printemps 2023 aux éditions Hermann. Parmi les invités de cette rencontre, Jean Bazantay, maître de conférences à l’Inalco, Akiko Takemura, docteure en sociolinguistique. Un débat animé par Guibourg Delamotte, maître de conférences à l’Inalco.

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Depuis 2021, Asialyst développe un nouveau partenariat avec l’Institut français de recherche sur l’Asie de l’Est (IFRAE), une nouvelle équipe de recherche rattachée à l’Inalco, l’Institut national des langues et civilisations orientales. Le deuxième lundi de chaque mois, l’IFRAE organise un débat autour de ses chercheurs à l’Inalco à l’auditorium du 2 rue de Lille, 75007 Paris.

Qu’est-ce que le yakuwarigo (langage de rôle) ?
Jean Bazantay : Le terme de yakuwarigo que je propose de traduire par « langage de rôle » a été forgé à partir des mots japonais de yakuwari (rôle) et go (langue) au tournant des années 2000 par le linguiste Kinsui Satoshi pour désigner une manière de parler associée à un archétype de personnages de fiction (savant, jeune garçon, samouraï, jeune fille de bonne famille ou supérieur), dont la connaissance est largement partagée dans la société japonaise. On peut notamment les observer dans les romans populaires ou les mangas où ils remplissent des fonctions narratives particulières. Il ne s’agit toutefois pas de jargons ou de sociolectes dans la mesure où les langages de rôle ne correspondent pas à la réalité langagière. Dans la vie réelle, les équivalents de ces figures (quand ils existent) ne s’expriment jamais comme dans ces langages de rôle. Et pourtant, tous ces langages de rôle (du savant ou du vieil homme) qui n’existent pas dans la réalité, nous semblent tout à fait fidèles et représentatifs de la manière de parler de ces personnages. Pour cette raison, Kinsui les qualifie de « japonais virtuel ». Comme la réalité virtuelle, on a l’impression que cela existe mais il n’en est rien.
La question (ou l’énigme) des langages des langages de rôle du savant ou du vieil homme est donc de savoir en quoi ces langages diffèrent de la réalité et pourquoi ils nous paraissent si réel. Kinsui explore les processus ayant conduit à la formation de ces stéréotypes langagiers et inaugure un nouveau champ de recherche en linguistique, à la croisée de la sociolinguistique, de la linguistique historique et des études littéraires car ces langages de rôle ont des sources historiques. Dans son livre, il explore la formation de plusieurs langages de rôle, celui du savant calqué sur la langue du Kamigata, celui des jeunes filles de bonne famille liée à l’émancipation d’une couche de jeunes femmes éduquées à l’époque Meiji, des étrangers et du chinois installé au Japon (aru yo kotoba) et différents langages masculins : celui du personnage d’Osaka, de l’étudiant ou du jeune garçon.
Qu’est-ce que la notion de variation ? En quoi est-elle différente du yakuwarigo ?
Akiko Takemura : La variation existe réellement dans la vie quotidienne, alors que le yakuwarigo est fictif. On retrouve deux types de variations : les variations régionales (dialectes) et les sociales (âge, classe sociale). On peut trouver la variation lexicale où le mot change (en français : opposition entre pain au chocolat et chocolatine par exemple), la variation phonologique où la prononciation change (en japonais : l’accent tonique peut changer de place dans le mot selon la région) et la variation grammaticale.
Quels sont les marqueurs du yakuwarigo ?
J.B. : Il peut s’exprimer par différents marqueurs, par exemple dans le choix du pronom personnel, puisqu’en japonais le système des appellatifs de la personne (pronoms personnels) est particulièrement développé. Par exemple, le jeune garçon utilise boku pour dire « je » et kimi pour « tu » alors qu’un mauvais garçon utilise ore pour « je » et omae pour « tu ». Le yakuwarigo se manifeste aussi dans les formes assertives affirmatives ou négatives (un vieil homme finira ses phrases par ja à la place de da), les verbes d’existence (à la place de te iru, un vieil homme utiliserait te oru), les formes impératives, les particules énonciatives (un petit garçon utilise dayo en fin de phrase) mais aussi dans le vocabulaire. Le yakuwarigo est particulièrement marqué chez les personnages secondaires, permettant aux lecteurs de les cataloguer sans que l’auteur nécessite de le décrire plus longuement. Le yakuwarigo a donc une fonction narrative.
Retrouve-t-on ce genre de mécanisme en France ou dans d’autres pays ?
J.B. : Les langages de rôle ne sont pas l’apanage de la langue japonaise et il en existe probablement dans toutes les langues. En comparant les langages de rôles japonais et américains, Yamaguchi Haruhiko a identifié quatre méthodes pour créer des langages de rôle en anglais : (1) le dialecte visuel (eye dialect) consistant à utiliser des orthographes non standard pour représenter des prononciations elles-mêmes non standard ; (2) l’utilisation d’une variété de pidgin. Je rappelle qu’un pidgin est une langue de communication née du contact des langues européennes avec diverses autochtones langues d’Asie ou d’Afrique ; (3) jeu sur les pronoms personnels ; (4) manipulations phonologiques (mobilisation d’onomatopées et d’interjections, imitation du parler du bébé). Dans le sillon des travaux de Kinsui, il existe également de nombreux travaux sur les langages de rôle chinois ou coréen.
En France, on peut citer les travaux du linguiste Remy Porquier, qui a par ailleurs comparé le langage du personnage de Vendredi de Robinson Crusoe dans sa version originale et dans plusieurs traductions européennes (française, espagnole, portugaise). Il analyse les choix des traducteurs pour la figuration d’un parler non natif sous la double contrainte d’intelligibilité et de plausibilité et met en évidence les spécificités morpho-syntaxiques et phonographiques des langues concernées, ainsi que les représentations de ce type d’interaction. Et l’on pourrait encore citer beaucoup d’exemples de travaux de ce genre. Alors, y a-t-il une spécificité japonaise du langage de rôle ? Il est sans doute possible de dire que les langages de rôle constituent un système constitué particulièrement développé au Japon. Ces deux dernières décennies, les travaux de Kinsui ont eu un assez grand retentissement médiatique et une typologie des langages de rôle s’est plus ou moins imposée dans l’esprit des Japonais. Mais d’autres facteurs linguistiques et culturels expliquent ce phénomène.
Tout d’abord, la conscience des dialectes et notamment du dialecte du Kansai est très forte et, comme le montre Kinsui dans cet ouvrage, les stéréotypes attachés aux personnes du Kansai ont une longue histoire. Par ailleurs, on peut émettre l’hypothèse que l’existence du système de classe rigide de l’époque d’Edo a créé un fort cloisonnement des individus en fonction de leur origine sociale ou de leurs métiers. Diverses cultures adossées à des pratiques langagières (écrites ou orales) propres à certaines catégories sociales (noblesse, femmes de la Cour, guerriers, lettrés, citadins d’Edo ou d’Osaka) se sont ainsi développées parallèlement. À cet égard, la multitude de styles écrits qui coexistaient à l’époque d’Edo est particulièrement frappante et il est possible que cette diversité ait créé une matrice propice à l’émergence de stéréotypes langagiers associés à certaines classes.
Il semblerait aussi que certaines spécificités de la langue japonaise (souplesse des règles morphologiques, structure de la phrase sujet-objet-verbe, richesse du système des pronoms personnels, existence de variations dialectales et diagéniques, nombreuses particules énonciatives, etc.) aient favorisé l’émergence d’un système plus constitué que dans d’autres langues européennes. Dans une langue agglutinante, il est facile d’ajouter un suffixe ou une particule énonciative en fin de phrase et ce procédé est souvent utilisé pour créer un langage de rôle. Le coréen qui partage de nombreuses caractéristiques typologiques avec le japonais, présente d’ailleurs lui-aussi de nombreux langages de rôle. En comparaison, la langue française dispose sans doute de moins d’outils pour exprimer divers langages de rôle, à commencer par le système des pronoms personnels qui est très réduit par rapport au japonais. Il est d’ailleurs souvent difficile de traduire en français tous ces langages de rôle japonais.
Pourquoi y a-t-il des stéréotypes ? Quels sont les mécanismes cognitifs à l’œuvre dans la naissance des yakuwarigo ?
A.T. : Les stéréotypes sont la généralisation ou la croyance qu’ont des groupes de personnes sur la base du sexe, de l’âge ou de la profession. D’après des recherches en psychologie sociale, avoir des stéréotypes permet de soulager la charge cognitive. On peut alors ne pas analyser les personnes au cas par cas grâce aux stéréotypes qui préparent déjà une réponse. Cela nous permet de réagir le plus vite possible. Le processus consistant à catégoriser un objet puis à lui prêter diverses propriétés est une opération cognitive commune à tous les animaux. En fait, un tel traitement est nécessaire à la perpétuation de l’espèce. Par exemple, si un animal était contraint de vérifier chaque fois que ce qu’il a sous les yeux est bien de la nourriture, il ne pourrait jamais manger. Le stéréotype facilite le traitement des informations que nous rencontrons, mais le stéréotype est souvent basé sur les apparences (sexe, nationalité ou autre). Cependant, il existe des dangers du stéréotype car cela conduit à des préjugés (des émotions négatives) et de la discriminations (des actes et des comportements négatifs).
En quoi les yakuwarigo sont-ils nécessaires ou inévitables ?
Yakuwarigo est fortement lié avec l’image du personnage, autrement dit stéréotype. Ce lien est utile pour décrire des personnages secondaires dans des romans parce que le lecteur s’attend à ce que des personnages secondaires se comportent comme il faut, c’est-à-dire selon un stéréotype. Pour utiliser ce mode de traitement, il suffit à l’auteur de représenter un personnage conformément aux stéréotypes en vigueur. Cependant, pour les personnages principaux, un niveau élevé de traitement cognitif par individualisation est requis du lecteur. Pour cela, il est plutôt nécessaire de casser les stéréotypes afin d’attirer l’attention du lecteur. Pour dire les choses autrement, les œuvres qui ne requièrent du lecteur qu’un mode de traitement par catégorie ne peuvent, en définitive, dépasser le niveau des stéréotypes généraux.
Pourquoi avoir choisi de traduire ce livre ?
J.B. : J’ai lu ce livre avec nos étudiants de master pendant plusieurs années et j’ai remarqué que ce thème les intéressait beaucoup. C’est comme cela que j’ai eu l’idée de proposer la traduction de ce livre. Il y a un grand intérêt dans le monde, notamment chez les jeunes générations, autour du yakuwarigo. C’est un nouveau champ de recherche entre la linguistique historique, la sociolinguistique et la narratologie, notamment très utilisé dans les mangas.
Quelles sont les origines des yakuwarigo ?
J.B. : L’étude des yakuwarigo nous ramène à l’histoire du japonais. Bien qu’ils soient éloignés de la réalité langagière, ces stéréotypes langagiers sur lesquels reposent les langages de rôle ne sont pas sans fondements linguistiques et l’exploration de leurs origines est l’occasion d’un tour d’horizon de l’histoire de la langue japonaise avec un focus particulier sur les changements opérés à l’ère Meiji et le mouvement d’unification des langues écrites et orales qui ont accompagné l’établissement d’une langue standard.
Figée dans sa forme classique, la langue japonaise écrite n’avait pas évolué au même rythme que la langue orale, si bien que seules les couches éduquées avaient accès à la langue écrite.
Kinsui nous explique comment la langue standard s’est mise en place et fut diffusée dans le pays par la production littéraire et les médias modernes et comment les langages de rôle sont apparus en référence précisément à cette langue standard.
Qu’est-ce que le hakasego ?
J.B. : On peut le traduire par « langue du savant » qui est une figure très importante dans les mangas. Elle est caractéristique du maître, du professeur qui a de l’expérience. Le langage du vieil homme trouve ses origines dans le contexte langagier particulier de la ville d’Edo entre la fin du XVIIIème siècle et le début du XIXème siècle. À cette époque, la majorité des personnes âgées d’Edo utilisaient le dialecte du Kamigata. En matière d’usage de la langue, les médecins et les intellectuels étaient particulièrement conservateurs et leur façon de parler comportait de nombreux archaïsmes. Cette propension à utiliser une langue désuète a encore été exagérée dans les œuvres populaires du genre gesaku et le théâtre kabuki. Après cette période, sous la pression de la majorité, le nombre de personnes parlant la langue d’Edo a continué d’augmenter. Puis, à l’époque suivante de Meiji, la grammaire de la langue d’Edo a été retenue pour servir de fondement à la « langue standard ». Cependant, le schéma traditionnel selon lequel les personnes âgées parlent la langue du Kamigata a perduré dans les œuvres littéraires et théâtrales. L’émergence des médias modernes et de nouveaux genres littéraires a contribué à l’essor du « langage du vieil homme ». Les arts classiques des saynètes comiques (rakugo) ou du conte (kōdan) ont profité de l’essor des médias écrits modernes et se sont diffusés sous la forme des sokkibon (« script-scénario ») avant de se diffuser dans la société à travers des revues comme le Club des garçons. Ici, la langue du vieil homme a croisé le chemin d’une nouvelle figure, celle du savant, qui a connu un grand succès dans l’univers du manga.
Qu’est-ce que le teyodawa kotoba ?
A.T. : C’est le langage que nous croyons être utilisé par les jeunes filles de bonne famille. On utilise le terme teyodawa car les terminaisons « te yo » et « da wa » sont beaucoup utilisées. Les teyodawa kobota sont issus de la langue moderne des filles ou des filles de bonne famille. On trouve les teyodawa kotoba dans les romans, dans des écrits de Natsume Sôseki par exemple. Les premières écoles pour filles créées à l’ère Meiji ont joué un rôle très important dans la diffusion des teyodawa kotoba car ce sont les jeunes filles de familles aisées qui ont pu les premières avoir accès à ce genre d’écoles et s’émanciper. Le parler de ces jeunes filles étaient alors vus comme un peu vulgaire. Dans certains cas, les personnages des geishas étaient aussi caractérisés par les teyodawa kotoba dans les romans. Après la Seconde guerre mondiale les différences éducatives entre les filles et les garçons ont disparu, ainsi l’image de la fille de bonne famille n’existe plus que de manière conceptuelle.
Qu’est-ce que le kyarago ?
J. B. : Ce terme désigne les procédés linguistiques mobilisés pour endosser différentes figures et jouer différents rôles dans la vie quotidienne. Contrairement au yakuwarigo qui concerne la langue utilisée par des personnages d’univers fictionnels, l’objet est ici la langue kyarago (キャラ語) effectivement utilisée dans la vie sociale par des locuteurs réels. Cette notion procède du postulat selon lequel, dans la vie quotidienne, suivant les situations ou les interlocuteurs, nous pouvons endosser différents rôles sociaux ou privés (un peu comme on changerait de tenue vestimentaire) avec lesquels il est possible de jouer dans différentes situations de communication. À cet égard, la communication par écrans interposés dans des blogs, des tchats ou sur des réseaux sociaux a considérablement augmenté les possibilités de telles mises en scène. Cela ressemble a priori à la notion de registre mais la différence principale réside dans la dimension ludique et l’idée d’un travestissement volontaire. Il s’agit d’une forme de cosplay, terme d’ailleurs parfois repris pour désigner ce phénomène dans des expressions telles que hōgen cosupure (方言コスプレ, « cosplay dialectal ») ou kotoba no cosupure (ことばのコスプレ, « cosplay linguistique »). Le cosplay est ce loisir qui consiste à jouer le rôle d’un personnage de fiction en imitant son apparence (tenue vestimentaire, coiffure ou autre). Comme pour le yakuwarigo, le principe sous-jacent est que des manières de parler spécifiques sont associées à des « figures » et qu’il suffit de les adopter pour qu’elles soient reconnues de tous. Cela passe principalement par des manipulations sur les formes de fin de phrase (kyaragobi, キャラ語尾) ou le choix des appellatifs de la personne. Ce phénomène traduit aussi la conscience aigüe que les Japonais ont des phénomènes langagiers et de leurs fonctionnements.

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A propos de l'auteur
L’Institut français de recherche sur l’Asie de l’Est (IFRAE) est une nouvelle équipe de recherche rattachée à l’Inalco, à l’université de Paris-Diderot et au CNRS, mise en place au 1er janvier 2019. Elle regroupe les anciennes équipes d’accueil ASIEs et CEJ (Centre d’études japonaises) de l’Inalco, rejointes par plusieurs enseignants-chercheurs de l’université Paris-Diderot (UPD). Composée de soixante-deux chercheurs et enseignants-chercheurs, ainsi que plus de quatre-vingts doctorants et postdoctorants, elle constitue l’une des plus grandes unités de recherche sur l’Asie de l’Est en France et en Europe. Consulter la page web de l'IFRAE