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Chine : entre marxisme et high-tech, il faut choisir !

Le président chinois Xi Jinping lors d'une visite des locaux de Wuhan Xinxin Semiconductor Manufacturing Corp, à Wuhan, le 26 avril 2018. (Source : Wire China)
Le président chinois Xi Jinping lors d'une visite des locaux de Wuhan Xinxin Semiconductor Manufacturing Corp, à Wuhan, le 26 avril 2018. (Source : Wire China)
Dans l’URSS de 1956, le XXème Congrès du Parti communiste annonçait la déstalinisation et une coexistence pacifique avec le monde capitaliste hors de l’Union soviétique. Dans la Chine de 2022, le Congrès du même nombre vient d’entériner le culte du chef suprême et une ligne marxiste orthodoxe aux ambitions globales. Comme une évidence, au lendemain du Congrès, les grandes valeurs de la tech chinoise ont perdu plus de 15 % de leur valeur. Le temps de l’inventaire de la première décennie au pouvoir de Xi Jinping (2012-2022) est terminé. Il faut désormais imaginer les scénarios possibles de sa « nouvelle ère ». Sur l’un des aspects clés du « rêve chinois », à savoir l’ambition d’hyperpuissance technologique, que peut donner la combinaison de la radicalité idéologique de Pékin et le découplage programmé par Washington de l’écosystème high-tech chinois ?
Le train de mesures historiques que vient de décréter le bureau de l’industrie et de la sécurité du département américain du Commerce qui acte la militarisation (« weaponization ») du secteur technologique n’est-il pas en train de modifier la trajectoire du « rêve chinois » et de doucher les aspirations de son grand leader ? Est-ce la raison pour laquelle, officiellement jusque-là, Pékin n’a que peu réagi ?

Xi-Trump-Biden : la dégradation précipitée des relations sino-américaines

L’échec du plan en cent jours, conclu entre Donald Trump et Xi Jinping en 2017, pour tenter d’équilibrer, via des tarifs douaniers préférentiels, le déficit commercial américain a été suivi de la mise en place d’une série de barrières tarifaires et de nouvelles sanctions contre les géants des télécommunications ZTE et Huawei mais aussi Wechat et TikTok. Puis, après que les procureurs américains ont accusé Huawei de fraudes financières, vols d’information et espionnage, les États-Unis ont usé d’outils d’extraterritorialité pour priver le fournisseur mondial d’équipements d’accès aux technologies de l’information et de la communication de semi-conducteurs. En conséquence, dès 2021, Huawei voyait son chiffre d’affaires chuter de près de 30 %.
Les récentes mesures des États-Unis contre l’ensemble de la filière chinoise des semi-conducteurs sont de même nature, en plus drastique. Début août, Joe Biden a promulgué le CHIPS and Sciences Act qui consiste à sécuriser les approvisionnements de semi-conducteurs en encourageant la construction de nouvelles FABs (les unités de fabrication) aux États-Unis. « L’avenir de l’industrie des puces se construira en Amérique », a déclaré le président. Evidemment, la question de la sécurité de Taïwan (et de son champion TSMC qui domine le monde des circuits intégrés avec une part de marché supérieure à 50 %) renforce cette stratégie de blocage de la Chine. Le 7 octobre, le département américain du Commerce a annoncé devoir soumettre désormais à licence l’exportation de cette catégorie de semi-conducteurs ainsi que les équipements et logiciels permettant leur conception et leur fabrication. Ce principe s’appliquera aux entreprises basées aux États-Unis comme à celles des pays partenaires. Enfin, les ressortissants américains (nombreux sont d’origine chinoise) ne pourront plus travailler pour des entreprises chinoises de semi-conducteurs.
En interdisant à la Chine le droit d’importer et indirectement celui de fabriquer les semi-conducteurs les plus performants, cet embargo est préjudiciable non seulement aux industries chinoises de défense qui sont explicitement visées mais aussi à tous les secteurs de pointe convoités par les plans visant l’hyperpuissance technologique : » Made in China 2025″, « IA 2017 », « Internet+ » ou le 14ème plan quinquennal. Les filières high-tech, qu’il s’agisse des centres de données, de l’intelligence artificielle, de la robotique, des télécoms ou du secteur des drones, nécessitent des puissances de calcul et du matériel de pointe. Les Américains disposent d‘un autre atout majeur : le géant GitHub, système nerveux central de 85 millions de programmeurs dans le monde, gardien des codes open source utilisés sur les téléphones et les grands serveurs. En résumé, en militarisant les enjeux liés à la tech dans la relation bilatérale sino-américaine, les mesures du gouvernement Biden vont accroître les difficultés déjà existantes de ce secteur, à commencer par l’ultrapolitisation de son écosystème.

Marxisme orthodoxe et high-tech

Éminent spécialiste de la vie politique chinoise, Wu Guoguang considère qu’un des grands objectifs de Xi Jinping est de rétablir le contrôle du Parti communiste chinois sur le secteur économique et technologique non étatique. À mesure qu’il multipliait ses méga plans technologiques, le régime de Pékin s’est éloigné de la doctrine, souple, « d’économie socialiste de marché », prônée par Deng Xiaoping dans la phase d’accession du pays à l’Organisation mondiale du Commerce (OMC). Certes, à première vue, le colbertisme high-tech, planificateur et protectionniste porte ses fruits. Ainsi, la Chine figure aujourd’hui à la 11ème place mondiale de l’indice global d’innovation devant la France et au rang des puissances à la croissance d’innovation (d’usage essentiellement) la plus rapide. En seconde lecture, l’indice révèle que la Chine est plus performante (8ème rang) au niveau des résultats d’innovation (output) que des conditions générales (input) d’innovation (21ème). En voulant lutter contre « l’expansion désordonnée du capital » et maintenir « la dictature du parti » sur un secteur jugé concurrent de son pouvoir absolu, Pékin a déclaré la guerre à ses champions. Ont ainsi été déployées depuis 2020 une panoplie de régulations financières sur les entrées en bourse, les situations de monopole et la censure des algorithmes des sites internet.
Les conséquences de l’interventionnisme du Parti-État sont flagrantes. En deux ans, Tencent et Alibaba ont perdu respectivement les deux tiers et les trois quarts de leur valeur boursière et, pour la première fois depuis leur entrée en bourse, leur chiffre d’affaires ont baissé au second trimestre 2022. Sans compter que la valorisation boursière du Taïwanais TSMC dépasse maintenant celle des géants chinois de l’industrie et de la tech. À ce jour, aucune entreprise de la République populaire ne figure plus dans le Top 20 mondial des sociétés de semi-conducteurs. SMIC, le champion chinois est classé 27ème. Certes, SMIC vient d’annoncer le lancement d’une génération à 7 nanomètres (nm) mais on peut douter qu’il soit capable de produire à ce niveau, faute de pouvoir disposer des équipements et des services nécessaires.

Quelle capacité de résilience côté Chine ?

En marge des secteurs de pointe, le degré de concentration de l’industrie manufacturière mondialisée en Chine et la taille de son marché intérieur signifient que, sur place, ses entreprises peuvent continuer à prospérer. Ainsi, même de chez elles, les entreprises chinoises restent partie prenante de l’économie globale. Nous pourrions aussi assister à des progrès dans certains domaines car le pays a montré sa résilience et sa capacité à mener la course en tête dans des secteurs clés comme les supercalculateurs, les ordinateurs et satellites quantiques ainsi que la biotechnologie (jusqu’à l’affaire des bébés Crispr-9). Le Congrès du PCC achevé, la Chine annoncera peut-être des contre-mesures en bloquant certains secteurs stratégiques, notamment les terres rares. Xi Jinping, comme hier Mao, devrait mobiliser la fibre nationaliste et déclarer faire cavalier seul. Lors du Grand Bond en avant (1958-62), il fallait « battre l’Angleterre en quinze ans » en prônant « l’autosuffisance ». Simultanément, Pékin pourrait accentuer l’antagonisme avec Taïwan en décidant un blocus naval autour de l’île.
Après le découplage Internet décidé par la Chine, celui du hardware organisé par Washington annonce des bouleversements systémiques et globaux y compris aux États-Unis, le long des « Nouvelles routes de la soie » numériques et pour l’Union européenne. Nul doute que ce sujet sera à l’ordre du jour du prochain Conseil du commerce et des technologies (CCT) Union-européenne/États-Unis. Critiquée par Pékin, cette nouvelle plateforme de discussion visant à structurer la coopération transatlantique en matière technologique et commerciale permettra-t-elle de faire émerger une position européenne unie et/ou alternative ?
Par Stéphanie Balme et Jean-Baptiste Monnier
Cette tribune est publiée en collaboration avec Sciences Po.

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A propos de l'auteur
Doyenne du Collège universitaire de Sciences Po, Stéphanie Balme est professeure à PSIA (Paris School of International Affairs), directrice de recherches FNSP (CERI), membre fondatrice de l’ESDI (European Science Diplomacy Initiative), membre des conseils scientifiques de l’IHEDN (Institut des hautes études de Défense nationale) et de EURICS (European Institute of China Studies) et vice-présidente de ECLS (EU-China Law Studies Association). Anciennement responsable du programme de recherche “Law, Justice and Society in China”, chercheure associée à l’IHEJ (Institut des Hautes Etudes sur la Justice), Stéphanie Balme a été en mission pour Sciences Po à la Chinese University of Hong Kong (2003-2006) puis à Pékin (Université Tsinghua, faculté de droit 2006-2012). Elle a également été déléguée Chine pour l’Oeuvre d’Adoption de Médecins du Monde (1996-1998), responsable du bureau de la Fondation pour le droit continental (Civil Law Initative 2010-2011) et attachée de coopération universitaire et scientifique à l’Ambassade de France à Pékin (2017-2018).
En tant qu’exécutif dans l’industrie du software, Jean-Baptiste Monnier a passé 13 ans en Chine (Pékin et Hong Kong) comme vice-président sénior en charge des Opérations Asie et Émergents chez Bentley Systems Inc. Il a aussi passé 14 ans aux États-Unis et 3 ans à Londres. Jean-Baptiste Monnier est diplômé d’un PhD à Illinois Tech de Chicago en Aerospace Engineering, et il est aussi diplômé d’un eMBA à HEC Paris. Jean-Baptiste Monnier est vice-président d’Asia Centre, et il est membre du réseau Ashoka qui soutient des entrepreneurs sociaux en France et à l’étranger.