Culture
Note de lecture

Roman : "Les Yeux de l'océan" de Syaman Rapongan, chronique sociale du Taïwan des années 1970

L'écrivain-pécheur taïwanais Syaman Rapongan. (copyright : Kun Yung Wu)
L'écrivain-pécheur taïwanais Syaman Rapongan. (copyright : Kun Yung Wu)
Il fut d’abord considéré par la critique taïwanaise, un brin condescendante, comme un écrivain aborigène, avant de s’imposer comme un écrivain de l’océan. Une appellation qu’il revendique fièrement, même si, au-delà de « raconter des histoires de poissons », Syaman Rapongan signe des récits écologistes, sociaux et politiques.
« Je suis d’un peuple océanique, différent des écrivains du monde urbain », souligne Syaman Rapongan, de passage à Paris la semaine dernière pour y présenter son dernier livre traduit en français Les Yeux de l’océan, paru à L’Asiathèque.
Né en 1957 sur l’île de Lanyu (l’île des orchidées en chinois), 45 kilomètres carrés tournés vers l’océan Pacifique, au sud-est de la grande île de Taïwan, Syaman Rapongan est issu du groupe autochtone des Tao, qui vit au rythme de l’océan, l’un des 16 groupes aborigènes officiellement reconnus de l’archipel taïwanais.

« Interminable descente en apnée »

À Lanyu ou « pongso no Tao », « l’île des hommes » en tao, une langue de la famille austronésienne, une chasse au barracuda devient un récit épique, raconté par le père de l’auteur, conteur formidable. Et se termine par « l’intuition que ce poisson allait consolider l’harmonie familiale, qu’il serait partagé avec nos proches et nos amis, puis que des chants seraient entonnés pour exprimer nos sentiments, notre intimité avec le corps du poisson, la bienveillance du monde sous-marin envers les plongeurs, l’interminable descente en apnée, ainsi que le témoignage de notre gratitude et de notre profond et éternel amour pour la mer ».
Syaman Rapongan, qui écrit en chinois, dit pourtant n’avoir pas « pas réussi à restituer la richesse des récits en langue tao » de son père qui, en tao, « se transforme en requin pendant la pêche au thon rouge pour pouvoir rester six ou sept minutes sous l’eau ».
Au fil de ses écrits, l’écrivain-pêcheur explore les coutumes et les mythes de son peuple, questionne les rapports de l’homme moderne, « occidentalisé », à la nature, mais aussi l’identité des habitants de l’archipel soumis à différentes strates de colonisation, chinoise et japonaise.

« Blessures profondes »

« Dans Les Yeux de l’océan, ce que je voulais décrire est très simple : l’histoire de quelqu’un qui n’est pas han [ethnie majoritaire en Chine, NDLR], parti de ma petite île, pour arriver dans une petite ville sur l’île de Taïwan, puis qui explore la grande île pour arriver à la ville la plus importante, la capitale. Moi qui viens d’un peuple sans lien historique avec les habitants de la grande île, j’étais à la recherche d’un rêve… », résume-t-il dans un entretien à Asialyst. De Taipei, je suis retourné [à 32 ans] à Lanyu. C’est un parcours d’introspection, un regard sur l’Histoire et mon histoire personnelle. C’est aussi une résistance pour montrer au monde sinophone que la littérature dominante à Taïwan, centrée sur des romans des villes, n’est pas à mes yeux la meilleure représentation de la littérature taïwanaise. »
Son histoire personnelle, qui découle de la grande histoire, est aussi celle de « blessures profondes », « face à des colonisateurs qui nous discriminaient et nous méprisaient sans raison » – Japonais, missionnaires occidentaux interférant dans des cérémonies traditionnelles et Chinois han qui, dans les années 1970-80, « voulaient faire croire aux Tao que leur culture était chinoise, leurs noms étaient chinois »…

« Nous rendre visibles »

Pour autant, très jeune, Syaman Rapongan comprend que vivre à Lanyu, c’est aussi vivre en autarcie, alors qu’il aspire à voir le monde. Contre la volonté de ses parents, qui redoutent qu’il n’y perde son identité tao, il part au lycée à Taïwan. S’ensuivront des années à batailler pour passer le concours d’entrée à l’Université – refusant l’accès direct proposé aux aborigènes, « pour ne pas être apprivoisé par le Kuomintang », seul parti autorisé à Taiwan jusqu’en 1986 -, à exercer les travaux manuels les plus rudes en parallèle.
Jusqu’au retour dans son île à 32 ans, pour renouer avec ses racines, réapprendre à être un authentique Tao. Mais pas question de cesser de « résister », comme il résista à l’installation dans les années 1970, à l’insu de sa communauté, d’un site de déchets nucléaires sur « l’île des hommes ». « Aucun politique, aussi talentueux soit-il, ne pourra sauver notre peuple. J’exprime notre rapport au monde, je travaille à nous rendre visibles. Et j’espère arriver à partager des valeurs universelles. »
Sur l’île, on suit aussi d’un œil inquiet les tumultes géopolitiques dans le détroit de Taïwan. Une « réunification » avec la Chine comme Pékin le réclame ? « Ce serait une catastrophe. Quand on voit comment la Chine traite ses minorités, cela nous fait peur. De plus, d’un point de vue de la vérité historique, Taïwan a fait partie de la République de Chine, jamais de la République populaire de Chine. Mais si Poutine ou Xi Jinping veulent envahir un pays… personne ne peut s’opposer à ces fous. »
Par Joëlle Garrus

À lire

Syaman Rapongan, Les Yeux de l’océan, roman autobiographique traduit par Damien Lingot, L’Asiathèque, collection « Taiwan Fiction ».

(Source : L'Asiathèque)
(Source : L'Asiathèque)
L'écrivain-pécheur taïwanais Syaman Rapongan. (copyright : Kun Yung Wu)
L'écrivain-pécheur taïwanais Syaman Rapongan. (copyright : Kun Yung Wu)

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A propos de l'auteur
Journaliste sinisante à l'Agence France-Presse, passionnée d'Asie et du monde chinois en particulier, Joëlle Garrus fut notamment correspondante Économie au bureau de Pékin de l'AFP de 2006 à 2010.