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Chine : en plein JO, le scandale de la "femme enchaînée" embarrasse le régime

L’image est désastreuse en plein JO d’hiver à Pékin : la vidéo d’une Chinoise enchaînée qui aurait été kidnappée puis vendue à un homme, avec qui elle a eu 8 enfants, suscite l’indignation dans le pays. C’est une nouvelle histoire de femme victime de maltraitance qui scandalise les Chinois et qui, une fois de plus, met en lumière le sort des femmes dans une société encore largement dominée par les hommes et abîmée par des décennies de politique de l’enfant unique.
Après l’affaire Peng Shuai, cette joueuse de tennis professionnelle chinoise disparue puis, semble-t-il, privée de sa liberté après avoir dénoncé les violences sexuelles infligées par un haut dignitaire du régime, voici l’histoire horrible d’une « femme enchaînée » qui fait scandale en Chine. Dans une vidéo publiée le 28 janvier par un blogueur sur le réseau social Douyin, la version chinoise de TikTok, on voit une femme enchaînée à un mur dans un hangar d’une maison en ruines dans un village situé à Xuzhou dans le Jiangsu, province côtière du Sud-Est. Elle est dépourvue de nombreuses dents, frigorifiée car vêtue seulement de quelques habits élimés par un froid glacial. À ses côtés, de la nourriture congelée. Cette mère de famille, nommée Yang, semble « folle ». Elle serait la mère de 8 enfants âgés de 2 à 23 ans, un fait très rare en Chine où la politique de l’enfant unique était encore en vigueur jusqu’en 2015.
Initialement, la personne qui filme voulait dresser un portrait positif du mari de cette femme, présenté comme un homme modeste qui parvient à bien s’occuper de ses enfants et de sa mère malgré la folie de son épouse. Mais très vite, les réseaux sociaux s’emparent de l’affaire. Qui est cette femme ? D’où vient-elle ? Que font les autorités locales ? Comment le couple a-t-il pu avoir huit enfants, malgré la politique de l’enfant unique ? Nombre d’internautes soupçonnent le mari d’avoir acheté sa femme et de l’avoir par la suite rendue intentionnellement folle. En une semaine, la vidéo a été visionnée plus de deux milliards de fois.
Les autorités centrales ont rapidement compris qu’au moment où se déroulent les Jeux olympiques d’hiver à Pékin, une telle affaire pouvait prendre des proportions internationales. Lundi 7 février, elles ont donc commencé à éteindre l’incendie. Hu Xijin, éditorialiste du très officiel et nationaliste Global Times, a publié un post de blog reconnaissant que la vente de femmes est « fréquente dans certaines localités » et appelant implicitement les autorités à ne pas cacher la vérité. « Cette affaire ne doit pas ternir la réussite des JO. La Chine est un pays en voie de développement, avec une réalité complexe. Nous émerveillons le monde avec la cérémonie d’ouverture des JO, nous avons le plus grand réseau mondial de trains rapides, mais en même temps, nous avons encore des endroits arriérés. Cette sale affaire [de Feng] démontre cette complexité. »
Dans la soirée, confrontée à un scandale qui prenait rapidement de l’ampleur, la télévision d’État CCTV a présenté un reportage expliquant que les autorités avaient fini par identifier cette femme. Yang serait originaire du Yunnan, dans le sud-ouest du pays. Mariée une première fois, elle aurait divorcé en 1996. Déjà atteinte de troubles mentaux, elle aurait été emmenée dans le Jiangsu pour y être soignée par une femme à qui elle aurait faussé compagnie, sans que l’accompagnatrice n’ait pris le soin de prévenir les parents de la jeune femme de sa disparition. Alors que plusieurs milliers de kilomètres séparent le Yunnan du Jiangsu, cette version est loin de répondre à toutes les questions. Beaucoup d’internautes sont convaincus que cette mystérieuse « accompagnatrice » fait partie de réseaux mafieux. Par ailleurs, les autorités ont expliqué que cette femme était une vagabonde et une mendiante. À cause de ses problèmes mentaux, elle aurait eu un comportement violent et agressif ces derniers mois, raison pour laquelle son mari l’aurait attachée dans ce hangar.
Très souvent, accusent les internautes, les autorités régularisent a posteriori une union forcée. « En Californie, un homme a été condamné à 400 ans de prison pour avoir enlevé une fillette et lui avoir fait deux enfants. En Chine, il reçoit de l’argent », notent des commentateurs anonymes sur la Toile.
Dessin de Rebelpepper, illustrant "l'affaire de la femme enchaînée", publié sur le site de Radio Free Asia, le 17 février 2022. (Source : RFA)
Dessin de Rebelpepper, illustrant "l'affaire de la femme enchaînée", publié sur le site de Radio Free Asia, le 17 février 2022. (Source : RFA)
L’affaire est loin d’être unique. Un internaute affirme qu’à Xuzhou, ville de 9 millions d’habitants composée de nombreuses zones villageoises, pas moins de 48 100 femmes auraient été achetées par les paysans dans les années 1980. D’autres affaires comparables refont surface, notamment le cas d’une femme du Sichuan achetée puis enfermée pendant quinze ans par deux frères, en Mongolie-Intérieure. En 2007, un film, Blind Mountain, réalisé par Li Yang, dénonçait ce phénomène. Lundi 14 février, un sondage a circulé sur les réseaux sociaux avant d’être rapidement censuré : une majorité de Chinois estiment que les dirigeants politiques locaux sont les principaux responsables de ce genre de drames, devant les réseaux criminels, la pauvreté et le faible niveau d’éducation.

La fille du vétéran de l’armée

Cependant, les autorités du Jiangsu ont ouvert une enquête, qui semble progresser. C’est ainsi qu’une femme qui avait accompagné Yang a été interpellée et est actuellement interrogée par la police pour « enlèvement criminel », selon Radio Free Asia. « Elle est soupçonnée d’avoir commis un crime, a déclaré un officier de police du commissariat du village de Sunlou. Une notice au sujet de cette détention pour acte criminel sera bientôt rendue publique. »
Mais ce n’est pas tout. Le sort de la « femme enchaînée » n’est pas le seul objet du scandale. Son identité-même est remise en cause par certains internautes. Parmi eux, Cai Shengkun, commentateur d’une plateforme qui a diffusé un clip sur cette affaire, visionné plus de six millions de fois pour la seule journée du 14 février. Cai critique d’abord le laxisme des autorités locales : le mari de la « femme enchaînée » a été autorisé à l’épouser et avoir avec elle huit enfants, en contravention claire avec la loi chinoise sur le planning familial, malgré un diagnostic qui avait fait état de schizophrénie.
Cependant, Cai va plus loin. Ancien soldat de l’Armée populaire de libération (APL) dans le Sichuan, il met en doute la version officielle selon laquelle la « femme enchaînée » serait une personne portée disparue dans le Yunnan. En réalité, selon lui, elle serait la fille d’un vétéran de l’APL, elle aussi disparue, et son vrai nom serait Li Ying. Son oncle aurait demandé un test ADN pour confirmer son identité. « La question principale est de savoir si la « femme enchaînée » est Yang ou Li Ying, une fille qui a disparu dans le Sichuan, insiste Cai. Les autorités locales semblent bien tout faire pour se rendre la vie plus facile » dans cette affaire.
De fait, il existe bien des similarités entre les photos de Yang et Li Ying. Pour Cai, l’affaire est entendue : les autorités ne veulent pas de ce test ADN de peur qu’il prouve que la « femme enchaînée » est bien la fille d’un retraité de l’armée. Ce qui risquerait fort de susciter la colère des vétérans de l’APL, scandalisés de savoir que pendant qu’ils étaient sous les drapeaux, leurs enfants ont pu être victimes de trafiquants impunis d’êtres humains. Il faut savoir qu’un grand nombre de ces vétérans protestent bruyamment ces dernières années à propos de leur retraite et de leurs factures médicales impayées, les laissant dans une situation difficile. « Le gouvernement s’efforce d’améliorer le statut des soldats démobilisés et le père de Li Ying a servi au Tibet pendant douze ans. Voilà pourquoi sa disparition pourrait facilement déclencher la colère de ces vétérans », souligne Cai Shengkun.
Rappelons aussi que les « disparitions » et les enlèvements d’enfants toujours nombreux hantent les familles du pays le plus peuplé du monde. En 2020, plus d’1 million de personnes ont « disparu » sans laisser de traces en Chine, selon une étude du Zhongmin Social Assistance Institute.
Le hashtag consacré au scandale a, lui, généré près de 4 milliards de vues et 2 millions de commentaires souvent au vitriol. « Un joli Nouvel An pour un violeur, ses huit enfants et utérus enchaîné », lance l’un deux, cité par Le Figaro ce samedi 19 février. « C’est une irruption de barbarie médiévale au cœur de la Chine contemporaine », juge Wu Qiang, politologue indépendant à Pékin cité par le même journal. L’affaire, en effet, fait tache, alors que le Parti affirme avoir éradiqué « l’extrême pauvreté », la seule légitimité dont il peut s’enorgueillir. « Cette femme enchaînée a réduit en miettes les réalisations glorieuses de l’éradication de la pauvreté et la beauté des Jeux olympiques », ose écrire Guo Yuhua, sociologue à la prestigieuse université Qinghua sur WeChat.

« Festival de rage »

*La traduction en français de ce texte de Yan Geling sera publié prochainement sur Asialyst. **Le mari de Yan, Lawrence Walker, a confirmé les mots de son épouse à l’égard de Xi Jinping. Mais celle-ci ignorait que sa conversation avec un professeur à la retraite de l’université du Peuple de Pékin, Zhou Xiaozheng, avait été enregistrée, ni non plus que ses commentaires allaient être diffusés sur YouTube. « Elle a dit ce qu’elle voulait dire et pense ce qu’elle pense, mais elle aurait préféré choisir le moment, l’endroit et la méthode pour s’exprimer plutôt que de se retrouver dans la position où elle se trouve maintenant », a expliqué Lawrence Walker.
Le Parti communiste chinois a déjà effacé sur les réseaux sociaux toute mention des nombreux cas de trafics d’êtres humains, essentiellement des femmes, ces dernières années. En particulier les affaires mentionnés par Yan Geling, une des plus grandes écrivaines chinoises contemporaines, aujourd’hui basée en Allemagne. Celle-ci a publié des documents accablants sur ces affaires et a traité le président Xi Jinping lui-même de « trafiquant » dans une vidéo sur YouTube**. L’écrivaine a publié un texte en forme de lettre aux enfants de la « femme enchaînée ». Ce texte a très rapidement été censuré*.
Dans cet essai consacré aux trafics d’êtres humains, elle se décrit comme une femme « en colère et triste » à la suite de cette affaire. « J’ai pris conscience qu’il est maintenant peut-être temps de me consacrer à exprimer ma colère afin que cela ne se reproduise plus. La colère fabrique des poètes et cette colère est devenue mon thème central ces jours-ci. Ces cinq derniers jours ont été pour moi un festival de rage. »
Yan Geling prend pour cible le fils aîné de Yang qui a, semble-t-il, engagé des poursuites contre celui qui a diffusé la vidéo de sa mère enchaînée. « Comment se fait-il que la perception des gens des relations familiales et de la moralité soit à ce point chamboulé et confus à un tel degré d’absurdité. Après tout, elle est votre mère biologique ! […] Notre civilisation a évolué au point que nous n’attachons même pas un chien avec une chaîne métallique. Non seulement ce fils aîné ne s’est pas porté au secours de sa mère, mais il en arrive à poursuivre en justice la personne qui demande que secours soit porté à sa mère ! […] Votre mère est en réalité une esclave, une esclave sexuelle. Vous avez pris naissance dans son ventre, vous êtes venu au monde par elle et vous lui devez votre existence qui lui a causé des souffrances. Et voilà que vous essayez aujourd’hui d’empêcher qu’elle soit libérée. »
D’autres sont victimes à leur tour de la censure, voire de la répression. Selon une internaute utilisant le nom de Wang, le comté de Feng dans cette province a longtemps été connu pour être un centre du trafic de femmes et de jeunes filles. Une vidéo qu’elle avait mise en ligne a elle aussi été retirée. « Au moment même où j’ai mis cette vidéo en ligne, ils l’ont bloquée et je n’ai donc pas pu transmettre ce message concernant cette femme enchaînée. » Nombre de conversations sur le réseau WeChat sur ce sujet ont également été supprimées. « Ils effacent quelques-unes des informations [sur cette affaire] et bloquent des échanges sur WeChat, explique Wang. C’est devenu une méthode routinière pour les autorités. » Pire encore, la police a arrêté deux femmes qui se sont rendues dans le village où la « femme enchaînée » a été retrouvée dans le but de l’aider. Elles sont depuis détenues et accusées d’avoir « provoqué des bagarres et suscité des troubles », motif couramment employé par les autorités pour se débarrasser de personnes gênantes ou critiques du Parti.

La « femme enchaînée » et la championne olympique

L’affaire de la « femme enchaînée » survient en plein Jeux olympiques d’hiver, où une femme chinoise aux antipodes de Yang est portée aux nues. Il s’agit de la skieuse freestyle Eileen Gu, 18 ans, née en Californie où elle a grandi, avant de venir s’installer en Chine lorsque son père, ingénieur dans l’intelligence artificielle, est revenu dans son pays natal. Gu a remporté trois médailles au JO de Pékin, deux d’or et une d’argent. Inconnue jusque-là, elle est devenue subitement un phénomène de popularité en Chine, courtisée par de nombreux sponsors. Immanquablement, les réseaux sociaux se sont mis à comparer le sort de Yang et d’Eileen Gu. Ces derniers jours, une chanson intitulée « Tu ne veux pas de moi » (不要我了, Bu yao wo le), fait le parallèle entre ces deux figures féminines. Elle a battu des records d’audience en Chine.
Hu Xijin, l’éditorialiste du Global Times, a ainsi fait l’éloge de la nouvelle star du ski chinois. À dessein : « Laissez la Chine trouver la place qui doit être la sienne. » Des phrases abondamment critiquées sur les réseaux sociaux chinois. « Voilà la vie en Chine, s’indigne l’écrivain Murong Xuecun sur Twitter. D’un côté, il y a une championne olympique qui ne peut pas être critiquée et de l’autre, il y a cette femme enchaînée à propos de qui tous ce qui a été dit a été censuré. L’une a un avenir splendide et l’autre est plongée dans le noir. »
« Le succès d’Eileen Gu a-t-il quelque chose à voir avec la vie ordinaire des Chinois ? », interroge un article sur les réseaux sociaux qui, immédiatement, est devenu viral. « Pouvons-nous garder en mémoire cette femme tout en se félicitant d’Eileen Gu ? », se demande un autre article, cité par Radio Free Asia, et censuré moins d’une heure après sa publication. « Pour juger si une société est civilisée ou non, nous devrions observer à quel point les privilégiés rencontrent le succès et combien les miséreux sont désavantagés, ajoute cet article. Des dizaines de milliers de champions ne peuvent pas laver l’humiliation subie par des femmes réduites à l’état d’esclaves. »

Trois ans de prison

Outre l’image désastreuse que la Chine donne d’elle-même à sa propre population, ce ne sont pas seulement les autorités locales et leur incurie qui sont en cause. L’affaire de la « femme enchaînée » éclabousse toute la politique nationale du planning familial. L’enfant unique et la préférence pour les garçons ont engendré un déséquilibre massif entre les sexes, avec des millions d’hommes à marier à la recherche d’une épouse. De nombreuses familles, en particulier en zones rurales, se sont mises à acheter des orphelines ou des filles de milieux pauvres, et à les élever pour marier leurs fils, même si le mariage des enfants a été interdit en 1959.
Par ailleurs, le loup est dans une justice étonnement laxiste : en Chine, les peines sont plus lourdes pour ceux qui achètent illégalement des plantes (7 ans de prison) et des animaux (perpétuité ou condamnation à mort) que pour les individus qui payent pour acquérir des femmes et des enfants issus de la traite des êtres humains. Dans ce dernier cas, la peine maximale s’arrête à trois ans d’emprisonnement – et moins si l’acheteur n’a pas « commis d’abus » sur les personnes victimes de la traite, ou n’a pas empêché les efforts pour les sauver.
Par Pierre-Antoine Donnet

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A propos de l'auteur
Ancien journaliste à l'AFP, Pierre-Antoine Donnet est l'auteur d'une quinzaine d'ouvrages consacrés à la Chine, au Japon, au Tibet, à l'Inde et aux grands défis asiatiques. En 2020, cet ancien correspondant à Pékin a publié "Le leadership mondial en question, L'affrontement entre la Chine et les États-Unis" aux Éditions de l'Aube. Il est aussi l'auteur de "Tibet mort ou vif", paru chez Gallimard en 1990 et réédité en 2019 dans une version mise à jour et augmentée. Après "Chine, le grand prédateur", paru en 2021 aux Éditions de l'Aube, il a dirigé fin 2022 l'ouvrage collectif "Le Dossier chinois" (Cherche Midi). Début 2023, il signe "Confucius aujourd'hui, un héritage universaliste", publié aux éditions de l'Aube. Son dernier livre, "Chine, l'empire des illusions", est paru en janvier 2024 (Saint-Simon).