Culture
Entretien

Documentaire chinois : "H6" de Ye Ye ou le "pessimisme joyeux" dans un hôpital de Shanghai

Scène du documentaire "H6" de Ye Ye avec le grand-père et le père d'une fille de 3 ans qui s'est roulée sur le main par un bus. (Copyright : Ye Ye / SaNoSi Productions)
Scène du documentaire "H6" de Ye Ye avec le grand-père et le père d'une fille de 3 ans qui s'est roulée sur le main par un bus. (Copyright : Ye Ye / SaNoSi Productions)
N’y cherchez pas un documentaire sur l’enfer des hôpitaux chinois en temps de Covid-19. H6, premier long-métrage de sa réalisatrice Ye Ye, est un essai sur le « pessimisme joyeux » des Chinois lorsqu’ils sont confrontés à la maladie et à la mort. C’est un portrait en creux de la Chine, ce Leviathan inarrêtable, dont le corps est une population « trop nombreuse » – disent les Chinois eux-mêmes -, à la fois contrainte, obéissante et pourtant libre à sa manière. Présenté en sélection officielle du Festival de Cannes en 2021, H6 a aussi bénéficié du label « Coup de Cœur » du réseau de salles de cinéma MK2. Après une avant-première salle comble au MK2 Bibliothèque à Paris, Ye Ye présentera de nouveau son film le 25 janvier prochain au MK2 Odéon, dans le cadre du Festival du Cinéma chinois. Le documentaire sortira en salle le 2 février. Entretien avec la réalisatrice.

Contexte

Le destin de cinq personnages avec ou sans famille se joue à l’hôpital du peuple n°6 de Shanghai. « Genou cassé », un ancien ouvrier, vient seul chaque année de l’Anhui à Shanghai faire des examens pour ses fractures du genou mal soignées, mal guéries et qui l’handicapent au quotidien. « Papa chanteur » est d’une condition plus privilégiée. Il a eu un accident de voiture avec sa femme et sa fille adolescente : son épouse est morte sur le coup et sa fille est en soins intensifs. Son père lui chante des chansons tout le temps pour essayer de lui redonner le sourire, car il est convaincu que c’est le meilleur des remèdes. Dans une autre chambre, une petite fille de trois ans : un bus lui a roulé sur la main. Abandonnée par sa mère à l’âge de 5 mois, elle est élevée et accompagnée par son père et son grand-père, des mingong ou travailleurs migrants, vendeurs de rue à Shanghai. Plus loin, un paysan, tombé d’un arbre à 1 500 km de chez lui, a la colonne vertébrale endommagée. Il risque d’être paralysé à vie, voire de mourrir. Ailleurs dans l’hôpital, un « vieil amoureux » accompagne seul sa femme en fin de vie, atteinte d’une maladie grave, car son fils vit au Japon. Elle ne parle plus. Le reconnaît-elle encore ? Il vient chaque jour lui apporter à manger, lui chanter des chansons, lui caresser les cheveux ou les mains.

Voilà une œuvre cinématographique hors norme. Le tournage a duré quatre mois, l’enquête préalable de la réalisatrice au sein de cet hôpital, presque autant. Pour pouvoir filmer le parcours de cinq personnes et de leur famille confrontés à la maladie et à la mort, Ye Ye les a ainsi suivis parfois pendant des mois, partageant leur quotidien dans cette unité de lieu : l’hôpital du peuple n°6 de Shanghai. Pour donner au film une image plus proche de la fiction, elle film avec une caméra de cinéma Alexa. Elle n’enregistre qu’une seule prise pour chaque image. Aucun des personnages qui apparaissent à l’écran ne sont des personnages de fiction. Ni vraiment documentaire, ni vraiment fiction, H6 est un « documentaire fictionnalisé », selon les mots de Ye Ye. Elle a en effet « choisi » les personnages qu’elle allait suivre et écrit un « squelette » de scénario, un script pour « éviter les explications » et le « pathos ». Sans narration ni commentaire, l’œuvre de Ye Ye est à la fois inclassable et si prometteuse. Un regard et une sensibilité rares.

En 2015, lorsque la réalisatrice tourne H6, l’hôpital accueille 2 millions de patients par an. Une allégorie de la société chinoise dans les yeux de Ye Ye, qu’elle filme comme une machine en mouvement permanent, dans un rythme effréné que rien n’arrête. Au son d’une bande originale exaltante, le spectateur est embarqué à deux reprises dans les coulisses de l’hôpital. Là, se mélangent à l’aube les milliers de décoctions traditionnelles et autres traitement médicaux destinés aux milliers de patients du jour. Autour de cet hôpital titanesque, traité comme un personnage du film à part entière, les hommes et les femmes essaient tant bien que mal de vivre et de rester debout. À l’image de « Genou cassé », surnom affectueux donné par l’équipe du film à l’un des personnages, dont la préoccupation principale est d’éviter à tout prix de tomber. Un symbole de la ténacité des Chinois, selon Ye Ye.

Scène du documentaire "H6" de Ye Ye, dans la salle de l'hôpital où se fabriquent quotidiennement décoctions traditionnelles et médicaments. (Copyright : Ye Ye / SaNoSi Productions)
Scène du documentaire "H6" de Ye Ye, dans la salle de l'hôpital où se fabriquent quotidiennement décoctions traditionnelles et médicaments. (Copyright : Ye Ye / SaNoSi Productions)

Le spectateur assiste comme une petite souris à ce qui n’est jamais montré, ni même raconté en Chine : la souffrance réelle, sans jeu d’acteur, d’hommes, de femmes, d’enfants et de leurs proches. Équilibriste, Ye Ye ne verse jamais dans le pathos ni dans le voyeurisme. Elle parvient toujours à garder la « bonne » distance avec les sujets qu’elle traite, condition nécessaire à la confiance qu’elle instaure avec chacun d’eux. Si elle montre la souffrance et le désespoir immenses dans lesquels sont plongés ces hommes et ces femmes, Ye Ye veut aussi montrer leur incroyable résilience, leur capacité à trouver des solutions et à s’entraider malgré l’adversité.

Préférant la neutralité, Ye Ye n’a pas voulu faire un film à message. Elle a simplement posé ses caméras, avec une infinie délicatesse, au milieu de ce microcosme, pour montrer les choses telles qu’elles sont, à ce moment-là, avec ces gens-là, de toutes classes et de tous âges. Et dès les premiers instants, le spectateur est plongé dans la Chine réelle, ni esthétisée, ni noircie, la Chine de tous les jours. Celle où le voyageur étranger parlant des rudiments de chinois sera étonné d’entendre répéter partout et à longueur de journée : « On ne peut pas faire autrement, car on est trop nombreux » (人多了,没办法 – ren duo le, mei banfa). En quelques minutes, le film nous rappelle ces deux dimensions indissociables du quotidien des Chinois, et pourtant vite oubliées dès qu’on observe la Chine depuis des lunettes occidentales : il y a trop de monde au sens où il n’y en aura peut-être pas pour tout le monde. Il faut donc jouer des coudes, et le chacun pour soi est la règle. Malgré cette adversité aussi terrible que banale, c’est une pulsion de vie incroyable et un amour infini qui émane de ces histoires vraies.

Ye Ye fait le choix du réel, car, dit-elle, la réalité est toujours bien plus profonde que la fiction. C’est d’ailleurs ce réel qui s’est imposé à elle et qui lui a dicté cette thématique. Après un séjour à l’hôpital en terre étrangère pour elle, en France, elle a voulu mener l’enquête pour interroger le rapport à la maladie, à la vie, à la mort et à la résilience dans sa propre culture, en Chine. Entretien.

La réalisatrice chinoise Ye Ye, entourée de son producteur Jean-Marie Gigon (à g.) et de son monteur Rodolphe Molla (à d.) lors de la présentation de son documentaire "H6" en sélection officielle du festival de Cannes le 7 juillet 2021. (Copyright : Ye Ye / SaNoSi Productions)
La réalisatrice chinoise Ye Ye, entourée de son producteur Jean-Marie Gigon (à g.) et de son monteur Rodolphe Molla (à d.) lors de la présentation de son documentaire "H6" en sélection officielle du festival de Cannes le 7 juillet 2021. (Copyright : Ye Ye / SaNoSi Productions)
Comment êtes-vous devenue réalisatrice ?
Ye Ye : J’ai d’abord commencé à voyager en Europe en 2000. À l’époque, je travaillais dans l’industrie diamantaire pour un grossiste, en tant qu’experte en pierres précieuses. J’avais fait des études en géoscience, que j’avais arrêtées quand j’ai eu mon certificat d’experte. À ce titre, j’avais l’occasion de venir en Europe, et j’y ai pris goût. L’art était pour moi un rêve que je nourrissais depuis toute petite, mais auquel je n’avais pas eu l’opportunité de me consacrer, car je ne disposais pas des bonnes conditions. Mes parents n’étaient pas vraiment d’accord pour que je devienne artiste. C’est à ce moment-là que j’ai pris la décision de partir, bien que je n’avais à l’époque que des connaissances superficielles sur l’Europe. Je ne connaissais pas bien, mais j’ai décidé de venir étudier en France. J’ai donc démissionné, j’ai préparé mes dossiers et j’ai candidaté dans des écoles d’art. Et je suis arrivée en France à la rentrée de septembre 2001. Au départ, je pensais simplement rester pour un programme court. Mais je me suis aperçue ensuite que c’était trop léger et que j’avais besoin d’étudier plus en profondeur. Comme je n’avais pas fini mes études en Chine, je considérais que je n’avais pas atteint mon idéal. De là, j’ai décidé de rester.
En 2014, je suis tombée malade et ce fut une transition. À partir de cette année-là, j’ai passé davantage de temps en Chine et en Asie. Et à partir de 2019, je suis revenue à nouveau en France, ce qui a coïncidé avec une autre transition. Aujourd’hui, je partage vraiment ma vie entre l’Europe et l’Asie, à la fois pour des raisons professionnelles mais aussi par rapport à ma réflexion, car cela m’apporte énormément d’être entre les deux. J’adore ça. Lorsque j’étais experte en pierre précieuse, je travaillais dans ce qui peut faire changer de couleur les diamants. J’étais déjà tournée vers l’innovation et en même temps la notion d’accessibilité. Par la suite, je me suis rendu compte que ma démarche artistique s’était enclenchée dès ce moment-là.
Je me définis désormais comme une artiste. Mon travail principal consiste à faire des films, mais je suis également designer indépendante. Dans la création, qu’est-ce que tu apportes aux gens ? Tu peux certes avoir ton propre message, mais lorsque tu le partages, les gens peuvent-ils le comprendre ? Ce n’est pas forcément évident. Mes formes d’expressions artistiques varient en fonction de ce que je veux montrer. Il m’est donc très difficile de dire ce que je fais précisément car je touche à différentes formes d’expressions artistiques : céramique, paysagisme, land art, jeu vidéo… C’est ce que tu cherches à exprimer qui va dicter la forme d’expression choisie.
Qu’est-ce qui vous a poussé à réaliser votre documentaire, H6 ?
J’ai été hospitalisée en France pour une méningite. Les médecins n’en connaissaient pas la cause. Avant d’entrer à l’hôpital, mes conditions de vie n’étaient pas idéales. J’avais perdu l’équilibre, que ce soit au niveau de mon travail, de ma vie ou de ma création, j’étais un peu confuse. Je me demandais si je ne devais pas rentrer en Chine mais je n’arrivais pas à me décider. Et c’est à ce moment-là que je suis tombée malade.
Dès que je suis arrivée à l’hôpital, j’ai aussitôt changé d’état d’esprit, d’une manière automatique. D’un coup, je suis devenue particulièrement optimiste. Ma maladie était très grave, mais je n’étais pas très inquiète, alors qu’habituellement je suis de nature plutôt anxieuse. C’est la première chose qui m’a interpellée : ma réaction inattendue. Et je n’arrivais pas à déterminer ce qui faisait que j’avais cette réaction. Était-ce parce que c’était moi ou parce que j’étais chinoise ? Ce n’étais pas clair pour moi.
Le deuxième point qui m’interpelait, c’était ma solitude. À ce moment-là, je vivais seule, je n’avais pas de famille, et à l’hôpital, passé 18h, il n’y a plus de visiteur dans les services. Il ne restait que le personnel et les patients. Même si je n’avais jamais fait ce type d’expérience en Chine, je ne pouvais m’empêcher de penser que cela devait être différent là-bas. En plus, j’étais alors très nostalgique : la Chine me manquait beaucoup. Si j’y avais été, cela aurait été différent : j’aurais été entourée par ma famille. Je n’avais même pas d’amis parmi les autres malades. Et je me rendais compte que ma mémoire était confuse : je ne me souvenais plus très bien comment c’était quand j’étais petite. Tout à coup, je me suis mise à être très nostalgique de cette période : je me demandais dans quel type d’environnement j’avais grandi, comme si j’avais perdu la mémoire. Cela faisait déjà un moment que je vivais à l’étranger et je m’en suis aperçu alors : j’avais oublié beaucoup de choses sur la Chine.
C’est pour ces deux principales raisons que j’ai souhaité retourner en Chine, renouer avec mes racines, comme une madeleine de Proust, afin de me souvenir du sentiment que je pouvais avoir quand j’étais enfant. Ces deux raisons ont constitué pour moi comme un nouveau départ, à une période où j’aurais pu être un peu perdue. Car jusqu’à ce moment-là, j’avais envie d’y retourner, mais je n’osais pas. Rentrer pour y faire quoi ? Ce n’était pas très clair. C’était une rupture, un nouveau départ, alors j’ai pris cette décision. Et dès ce moment-là, je savais que je voulais faire un documentaire.
C’était mon premier long-métrage, j’avais déjà fait des courts, mais uniquement en privé, sans les rendre public, pour m’exercer. J’aime beaucoup filmer des choses dans ma vie quotidienne. Mais je le faisais sans finalité particulière : je n’avais jamais rêvé de devenir réalisatrice, c’était juste une manière de m’exprimer.
Si j’ai fait des études pour devenir réalisatrice, c’est uniquement d’un point de vue professionnel. À ce moment-là, j’avais du mal à concevoir de pouvoir vivre de mon art, d’autant que je ne savais pas bien encore quelle direction je voulais donner à ma recherche artistique. Ce sont d’abord mes amis qui m’ont conseillé d’être réalisatrice, en me disant : « Tu filmes tout le temps des trucs. » L’autre point important, c’est le statut d’intermittent qui existe en France : faire du cinéma m’est alors apparu comme une manière de gagner ma vie.
Scène du documentaire "H6" de Ye Ye avec le "vieil amoureux" qui vient chaque jour prendre soin de son épouse en fin de vie. (Copyright Ye Ye / SaNoSi Productions)
Scène du documentaire "H6" de Ye Ye avec le "vieil amoureux" qui vient chaque jour prendre soin de son épouse en fin de vie. (Copyright Ye Ye / SaNoSi Productions)
Comment avez-vous choisi vos personnages ?
Dans le film, j’ai délibérément voulu choisir des gens qui étaient dans des situations extrêmement graves. Je ne voulais pas non plus expliciter à quel point leur situation l’était, mais chaque cas était vraiment extrême. Je n’avais jamais rencontré auparavant des gens qui traversaient des épreuves aussi difficiles, et leur attitude optimiste m’a beaucoup étonnée. D’autant qu’en raison de leur âge et de leur expérience de la vie, ils l’exprimaient de manière encore plus profonde.
Quel est le personnage du documentaire qui vous a le plus marquée ?
Chacun choisit son héros. Dans ce film, le personnage dont je me sens le plus proche est le « père chanteur ». Peut-être en raison de sa classe sociale : il est aussi un peu artiste, il fait de la calligraphie. J’ai dû convaincre la productrice chinoise, car au début, quand j’ai commencé à le filmer, elle m’a dit : « Mais pourquoi tu le filmes, il devient fou ! » C’est ce que j’ai pensé aussi au début. Puis j’ai vu son regard et j’ai su qu’il ne l’était pas. J’ai immédiatement senti chez lui une profonde tristesse, alors qu’il se donnait une apparence très joyeuse. Mais je voyais qu’au fond, il chantait pour équilibrer sa tristesse fondamentale. J’étais très touchée : il était en train de se sauver lui-même. Je n’ai pas voulu donner directement la réponse au spectateur : je voulais le montrer tel quel, pour que le doute sur sa folie s’installe.
Quelles furent les conditions de tournage ?
Lorsque j’ai fait le tournage, j’avais une double fonction : à la fois responsable de la seconde équipe caméra pour une série TV sur l’hôpital, en même temps que je dirigeais mon équipe de sept personnes sur mon documentaire. C’est grâce à cela que j’ai pu avoir une facilité d’accès à l’hôpital, aux patients, aux médecins… C’est moi qui organisais les plannings de tournage. Ce faisant, j’ai profité de la situation, car c’était plus facile ainsi d’obtenir les autorisations. Il y a eu peu de conflits de casting entre la série télé et le documentaire. Ce que nous attendions les uns des autres de nos « personnages » était fondamentalement différent. Les série privilégiait les émotions directes, alors que je souhaitais prendre plus de temps et aller plus profondément. C‘était une coordination technique complexe, car j’étais responsable des deux tournages. Mais en même temps, c’est ce qui m’a permis de mener à bien ce documentaire, sans contrevenir au tournage de la série et au contraire en leur fournissant des images de qualités. Je n’hésitais pas à leur donner les images qui pouvaient être utiles pour la série mais que je n’utiliserais pas dans le film et inversement. C’est la raison pour laquelle ils ont été d’accord pour financer mon film, car je me suis engagée à prendre en charge la mission, comme je l’avais fait pour la première saison de la série qui avait eu beaucoup de succès. C’est aussi ce qui m’a permis d’instaurer une relation de confiance avec l’hôpital. Lors de la deuxième saison, j’avais mon matériel et l’hôpital m’a remis un passe me permettant d’aller filmer où je voulais.
Deux tournages en même temps, quel défi tout de même !…
Pour moi, la plus grande difficulté sur ce tournage, ce n’était ni la dimension technique ou organisationnelle, mais la partie concernant la gestion des émotions, pour ne pas modifier l’image que je montre. Je veux essayer d’être neutre, et c’est très difficile psychologiquement pour moi. C’est la raison pour laquelle j’ai mis au point une technique par le biais d’un intermédiaire entre les personnages du film et moi. Car je sais que si je suis en direct avec eux, mon empathie va être trop importante et va nuire à l’image. Lors de l’enquête préliminaire, pendant quatre mois, cela a été très difficile pour moi : j’étais trop triste, je me laissais envahir par cette souffrance. Donc pour ce tournage, j’ai trouvé des personnes qui me protégeaient et permettaient d’instaurer la bonne distance avec les patients. Ils pensaient que j’étais une simple caméraman, ou quelqu’un de l’équipe médicale. C’était très important pour moi, car c’était la garantie de leur comportement naturel et spontané devant la caméra.
Qui fut votre « intermédiaire » avec les personnages ?
J’avais deux assistantes. L’une est mon amie depuis 20 ans et me connaît par cœur. Elle n’est pas dans le monde du cinéma, mais elle est très débrouillarde. L’autre est une jeune diplômée d’anthropologie, parfaite dans cette mission : elle n’avait jamais travaillé, donc elle n’avait pas de préjugé et elle a une vraie méthode pour rester neutre, sans juger. C’était parfait pour moi : je lui donnais ma liste de questions et elle me faisait son rapport trois fois par jour, pour me permettre de capter toutes les informations, pour faire mon choix et organiser mes plannings, pour déterminer comment déplacer les caméras, organiser les équipes, et également pour éviter de me laisser submerger par les émotions. C’était aussi un moyen d’éviter que les patients ne créent une relation particulière avec moi et essaient de me parler à travers la caméra. Éthiquement parlant, je ne voulais pas trop me poser de questions. Car quand le réalisateur a un doute, le résultat se voit tout de suite à l’image. Quand tu exprimes une émotion, la personne que tu as en face la capte immédiatement et adapte son comportement. Je me réfugiais derrière la caméra, et comme les caméras sont des objets qui apparaissaient dans leur quotidien, les patients finissaient pas ne plus y prêter attention.
Avec quel matériel avez-vous filmé pour rester éloignée des personnages ?
Au départ, j’avais prévu un long objectif pour pouvoir filmer de loin. Il coûtait très cher. Mais au bout de deux jours seulement, je me suis rendue compte que je n’en avais pas besoin et je l’ai rendu. Cela m’a beaucoup appris sur le rapport humain, comment gérer la distance, et puis comment appliquer cela de manière systématique, comme une technique. Dans le travail, beaucoup de gens me considère comme une technicienne, mais je pense plutôt que la technique est un outil pour traduire ses sentiments.
C’est pour cela que pour la post-production, j’ai décidé de faire appel à un expert. Je sais faire du montage, mais j’avais vraiment besoin de quelqu’un qui maîtrise ces techniques. Pendant quatre ans, j’ai monté seule, j’ai préparé le terrain, mais je n’ai jamais pensé que j’allais finir le film seule. C’est un métier. Et la collaboration avec Rodolphe Molla était parfaite car il percevait ce que je voulais. Grâce à son professionnalisme et sa technique, il parvenait à rendre l’effet souhaité. J’ai eu la chance d’être entourée par des professionnels d’exception. Il n’y a pas de magie dans la création, et tu ne peux pas tricher, tu ne peux pas aller au-delà de tes limites.
La séquence finale qui montre un groupe en train de pratiquer du Tai-chi est particulièrement réussie. Pourquoi un tel final ?
C’est une scène que je voyais dans le jardin à côté de l’hôpital à Shanghai lorsque je faisais l’enquête en 2014. Elle m’a profondément marquée. Et pendant que j’étais en train de réaliser le film, je me suis dit que ce serait ma fin, c’était évident pour moi. Pourquoi ? D’autres personnes m’ont demandé si c’ést du Qigong ou du Tai-chi, mais en fait c’est autre chose. Ils appellent cela la « Danse zen ». Quand tu les regardes, tu remarques que l’attitude et l’expressivité de chacun sont uniques. Ils n’ont pas de chorégraphie imposée, chacun danse en fonction de son inspiration. Dans cette séquence finale, je me suis concentrée sur trois danseurs : le premier semble pratiquer du Tai-chi, il a un mouvement méditatif ; le deuxième est beaucoup plus expressif ; et le dernier a cette élasticité incroyable. En les observant tous les trois, on peut vraiment percevoir la force et la vitalité du corps, l’union du corps et de la nature. Même si chacun s’exprime à sa façon, ils sont très sûrs d’eux, et se fichent du regard des autres. Ils sont concentrés sur leur mouvement : à chacun son geste. C’était une fin parfaite, comme une allégorie des personnages du film, dont l’attitude et les sentiments sont uniques. Chacun à sa manière rayonne, car ils sont tous sincères. À la fin, en voyant ces danseurs, on voit la vie et la force corporelle. Dans le film, on a justement vu des gens qui, en raison de leur corps ou d’accidents, étaient stoppés net dans leur élan et se retrouvaient dans des situations limites, en danger.
Car ce n’est pas uniquement leur corps qui s’exprime, c’est la pensée qui s’exprime à travers le corps. C’est ce qu’ils ont au fond de leur cœur qui s’exprime par là. Je trouve qu’ils sont extrêmement libres. On entend souvent que les Chinois ne sont pas libres. Mais ils ont une forme de liberté qui apparaît bien ici.
Pour définir la résilience des Chinois, vous parlez de « pessimisme joyeux ». Qu’entendez-vous par là ?
Ce n’est pas de la résignation ou du désespoir, c’est un optimisme avec une pointe d’amertume. Mais ce n’est pas eux qui sont amers, c’est le spectateur qui ressent cette amertume. Ce qui m’a émue, c’est qu’à leur côté, à aucun moment je n’ai pensé qu’ils avaient le sentiment d’en baver. On les voit souvent faire de l’autodérision, se vanner entre eux, ou blaguer à propos de la mort et des difficultés de la vie. Tout dépend du point de vue. La personne qui s’exprime ressent ce qu’on pourrait appeler un « optimisme triste », quand le spectateur voit un « pessimisme joyeux ». Même si la situation dans laquelle je les filme est vraiment très difficile, je n’ai jamais eu le sentiment qu’ils refoulaient leur tristesse. Ce qui se dégage est un optimisme très fort, comme dans la scène où on les voit dormir.
Pensez-vous que ce type de résilience soit spécifique aux Chinois, en raison de leur culture ?
Je me suis aussi posée la question. On peut attribuer cette attitude à une dimension culturelle, mais il est très difficile de définir d’où elle vient précisément. Car les influences culturelles sont mélangées entre le confucianisme, le taoïsme et le bouddhisme. C’est ce qui fait la force des Chinois à mon sens. C’est très différent de la culture judéo-chrétienne : dans la pensée chinoise, on ne recherche pas la précision. Dans le confucianisme, il y a la hiérarchie, les rites, les relations sociales. Dans le rapport à la mort, c’est le taoïsme qui prend le dessus. Après, quand il s’agit de stratégie de contournement, c’est plus de l’ordre du bouddhisme. Cela n’a rien à voir avec la pensée occidentale qui définit des règles, des manières, des méthodes. Dans la pensée chinoise, ces concepts sont absents. Tout est naturellement mélangé et chaque personne est unique. C’est la raison pour laquelle je pense qu’au fond, les Chinois sont joyeux et libres.
En Chine, il y a un très grand nombre de règles à respecter et la population obéit globalement très bien. Mais en y regardant de plus près, on s’aperçoit qu’il y a des zones de micro-adaptation dans la sphère personnelle et familiale. C’est le cas, par exemple, dans la manière dont ils identifient des solutions. Ils sont très libres et se départissent des cadres. Chacun trouve sa propre voie pour se débrouiller.
La philosophie chinoise porte en elle une grande résilience. Elle n’accable pas davantage ceux qui souffrent, car elle laisse entrevoir la possibilité de se relever. Même lorsque l’issue semble introuvable, ils peuvent faire le choix de l’oubli. Je trouve cela très difficile de déterminer qu’on va oublier quelque chose. Tu peux faire semblant de ne pas y penser, mais eux, ils vont vraiment faire en sorte d’oublier ce qui est insoluble.
Propos recueillis et traduits du chinois par Lou Lee Po

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A propos de l'auteur
Bonne connaisseuse de la Chine, Lou Lee Po parcourt ce pays depuis une quinzaine d'années. Ses thèmes de prédilection : les droits des femmes, le tourisme et la culture chinoise.