Documentaire chinois : "H6" de Ye Ye ou le "pessimisme joyeux" dans un hôpital de Shanghai
Contexte
Le destin de cinq personnages avec ou sans famille se joue à l’hôpital du peuple n°6 de Shanghai. « Genou cassé », un ancien ouvrier, vient seul chaque année de l’Anhui à Shanghai faire des examens pour ses fractures du genou mal soignées, mal guéries et qui l’handicapent au quotidien. « Papa chanteur » est d’une condition plus privilégiée. Il a eu un accident de voiture avec sa femme et sa fille adolescente : son épouse est morte sur le coup et sa fille est en soins intensifs. Son père lui chante des chansons tout le temps pour essayer de lui redonner le sourire, car il est convaincu que c’est le meilleur des remèdes. Dans une autre chambre, une petite fille de trois ans : un bus lui a roulé sur la main. Abandonnée par sa mère à l’âge de 5 mois, elle est élevée et accompagnée par son père et son grand-père, des mingong ou travailleurs migrants, vendeurs de rue à Shanghai. Plus loin, un paysan, tombé d’un arbre à 1 500 km de chez lui, a la colonne vertébrale endommagée. Il risque d’être paralysé à vie, voire de mourrir. Ailleurs dans l’hôpital, un « vieil amoureux » accompagne seul sa femme en fin de vie, atteinte d’une maladie grave, car son fils vit au Japon. Elle ne parle plus. Le reconnaît-elle encore ? Il vient chaque jour lui apporter à manger, lui chanter des chansons, lui caresser les cheveux ou les mains.
Voilà une œuvre cinématographique hors norme. Le tournage a duré quatre mois, l’enquête préalable de la réalisatrice au sein de cet hôpital, presque autant. Pour pouvoir filmer le parcours de cinq personnes et de leur famille confrontés à la maladie et à la mort, Ye Ye les a ainsi suivis parfois pendant des mois, partageant leur quotidien dans cette unité de lieu : l’hôpital du peuple n°6 de Shanghai. Pour donner au film une image plus proche de la fiction, elle film avec une caméra de cinéma Alexa. Elle n’enregistre qu’une seule prise pour chaque image. Aucun des personnages qui apparaissent à l’écran ne sont des personnages de fiction. Ni vraiment documentaire, ni vraiment fiction, H6 est un « documentaire fictionnalisé », selon les mots de Ye Ye. Elle a en effet « choisi » les personnages qu’elle allait suivre et écrit un « squelette » de scénario, un script pour « éviter les explications » et le « pathos ». Sans narration ni commentaire, l’œuvre de Ye Ye est à la fois inclassable et si prometteuse. Un regard et une sensibilité rares.
En 2015, lorsque la réalisatrice tourne H6, l’hôpital accueille 2 millions de patients par an. Une allégorie de la société chinoise dans les yeux de Ye Ye, qu’elle filme comme une machine en mouvement permanent, dans un rythme effréné que rien n’arrête. Au son d’une bande originale exaltante, le spectateur est embarqué à deux reprises dans les coulisses de l’hôpital. Là, se mélangent à l’aube les milliers de décoctions traditionnelles et autres traitement médicaux destinés aux milliers de patients du jour. Autour de cet hôpital titanesque, traité comme un personnage du film à part entière, les hommes et les femmes essaient tant bien que mal de vivre et de rester debout. À l’image de « Genou cassé », surnom affectueux donné par l’équipe du film à l’un des personnages, dont la préoccupation principale est d’éviter à tout prix de tomber. Un symbole de la ténacité des Chinois, selon Ye Ye.
Le spectateur assiste comme une petite souris à ce qui n’est jamais montré, ni même raconté en Chine : la souffrance réelle, sans jeu d’acteur, d’hommes, de femmes, d’enfants et de leurs proches. Équilibriste, Ye Ye ne verse jamais dans le pathos ni dans le voyeurisme. Elle parvient toujours à garder la « bonne » distance avec les sujets qu’elle traite, condition nécessaire à la confiance qu’elle instaure avec chacun d’eux. Si elle montre la souffrance et le désespoir immenses dans lesquels sont plongés ces hommes et ces femmes, Ye Ye veut aussi montrer leur incroyable résilience, leur capacité à trouver des solutions et à s’entraider malgré l’adversité.
Préférant la neutralité, Ye Ye n’a pas voulu faire un film à message. Elle a simplement posé ses caméras, avec une infinie délicatesse, au milieu de ce microcosme, pour montrer les choses telles qu’elles sont, à ce moment-là, avec ces gens-là, de toutes classes et de tous âges. Et dès les premiers instants, le spectateur est plongé dans la Chine réelle, ni esthétisée, ni noircie, la Chine de tous les jours. Celle où le voyageur étranger parlant des rudiments de chinois sera étonné d’entendre répéter partout et à longueur de journée : « On ne peut pas faire autrement, car on est trop nombreux » (人多了,没办法 – ren duo le, mei banfa). En quelques minutes, le film nous rappelle ces deux dimensions indissociables du quotidien des Chinois, et pourtant vite oubliées dès qu’on observe la Chine depuis des lunettes occidentales : il y a trop de monde au sens où il n’y en aura peut-être pas pour tout le monde. Il faut donc jouer des coudes, et le chacun pour soi est la règle. Malgré cette adversité aussi terrible que banale, c’est une pulsion de vie incroyable et un amour infini qui émane de ces histoires vraies.
Ye Ye fait le choix du réel, car, dit-elle, la réalité est toujours bien plus profonde que la fiction. C’est d’ailleurs ce réel qui s’est imposé à elle et qui lui a dicté cette thématique. Après un séjour à l’hôpital en terre étrangère pour elle, en France, elle a voulu mener l’enquête pour interroger le rapport à la maladie, à la vie, à la mort et à la résilience dans sa propre culture, en Chine. Entretien.
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