Culture
Reportage

Le soft power du Bubble tea

Bubble tea et thé traditionnel viétnamien à Tra Art, 24 novembre 2021 à Paris. (Copyright : Marine Jeannin)
Bubble tea et thé traditionnel viétnamien à Tra Art, 24 novembre 2021 à Paris. (Copyright : Marine Jeannin)
Originaire de Taïwan, le bubble tea (« boba » pour les initiés) a su évoluer rapidement ces cinq dernières années pour s’adapter au marché occidental. Avec ses jeux de texture et son esthétique colorée, il dépoussière la culture du thé et séduit une clientèle jeune et cosmopolite. Un marché juteux pour les professionnels du secteur, mais aussi l’opportunité d’initier un nouveau public aux cultures asiatiques.
Le bubble tea détrônera-t-il l’expresso parisien ? Cela fait cinq ans que les salons de thé perlé fleurissent dans la capitale, avec leurs devantures à l’esthétique pop et, pour les plus prisés comme The Alley et Machi Machi, leurs longues files d’attente à l’heure du goûter. Pour expliquer ce succès, il y a d’abord ses qualités gastronomiques indéniables. L’avantage du bubble tea, c’est qu’il en existe pour tous les palais : au thé noir, au thé vert, sans thé du tout, lacté ou fruité, gorgé de sirop ou sans sucre. La recette phare, celle qu’on conseille à tous les débutants, c’est bien sûr le bubble tea « brown sugar » aux perles de tapioca, avec son goût caramélisé caractéristique. C’est du tapioca que le bubble tea tire son nom, mais la plupart des salons proposent toute une variété de toppings, en incluant des perles de sirop, des billes d’aloe vera, des morceaux de fruits frais ou de la gelée d’herbe. Une diversification qui s’est avérée salutaire lorsque la pandémie de Covid-19 a provoqué une pénurie mondiale de tapioca.

La fièvre du boba

Mao Qiang, cofondateur de Galerie Ma+ch, le 23 novembre dans son shop à Paris.
Mao Qiang, cofondateur de Galerie Ma+ch, le 23 novembre dans son shop à Paris.
Mais même la pandémie n’a pas entamé la fièvre du bubble tea dans la capitale. Mao Qiang, cofondateur de Galerie Ma+ch, a ouvert son shop dans le Marais à l’automne 2020, juste avant le second confinement. « Les débuts étaient durs, on se payait à peine, raconte le trentenaire à bonnet en préparant un thé noir à la gelée d’herbe, la spécialité de la maison. Mais la popularité du bubble tea est solide, on peut compter sur le bouche à oreille. » Le premier boba shop de la capitale a été créé par un Taïwanais au début des années 2000 non loin de là, dans le prestigieux quartier des Tuileries. D’autres établissements ont suivi, mais fonctionnaient avec une clientèle restreinte, issue pour la plupart de la diaspora asiatique. « À Paris, le bubble tea était surtout populaire initialement chez les immigrés de deuxième génération, raconte Mao. Contrairement à leurs parents, ces jeunes veulent montrer leur identité, se rendre visibles dans la rue et sur les réseaux sociaux. Ils refusent de rester cachés dans leur communauté. Des influenceurs comme Impératrice Wu [34 500 abonnés sur Twitter, 40 700 sur Instagram, NDLR] partagent leur double culture, font le pont entre Paris et l’Asie par le biais du bubble tea. Il y a un réel soft power dans cette boisson. »
L'influenceuse Impératrice Wu. (Copyright : Impératrice Wu)
L'influenceuse Impératrice Wu. (Copyright : Impératrice Wu)
Une analyse que partage ladite impératrice, Aveline de son vrai nom, foodista connue et adorée de tous les amateurs de thé perlé. « Pendant mes études dans le XIIIème arrondissement, le bubble tea était un intérêt commun entre les étudiants asiatiques, quelque chose qui nous soudait, se souvient la jeune femme de 24 ans. Après les cours, on allait boire un bubble tea tous ensemble, à une époque où c’était vraiment confidentiel. Et puis la mode est arrivée, des centaines de nouvelles boutiques sont apparues, et les grandes chaînes comme The Alley ou Coco ont mis un pied à Paris. Aujourd’hui, le bubble tea séduit tout le monde, plus uniquement la diaspora asiatique, et je connais peu de shops qui n’aient pas une clientèle mixte. » Sur les bancs au design épuré de la Galerie Ma+ch, des clientes d’une vingtaine d’années emmitouflées dans leurs doudounes savourent leurs thés au lait et la tranquille tiédeur du lieu. Ces deux amies viennent ici pour le goût du thé, explique la plus jeune et la plus blonde, Héloïse Barbet, mais aussi et surtout « par appétence pour la culture asiatique ». « J’apprends le coréen et le japonais, et venir ici me permet de créer un pont entre mes études et mon chez moi, on s’y sent à la fois à l’aise et dépaysé. Les boba shops sont des lieux de sociabilité pour les adeptes de la culture asiatique, mais plus subtils et moins folkloriques que les conventions de cosplay. » Son amie brune, Marie Le Gacque, opine du chef : « Le soft power asiatique est en train de changer, on s’éloigne des clichés sur les mangas et la K-pop. Le bubble tea est une porte d’entrée vers les cultures asiatiques qui est accessible à tous. Même ma mère boit des bubble teas ! »
Héloïse Barbet et Marie le Gaque, à Ma+ch Galerie, le 23 novembre 2021 à Paris. (Copyright : Marine Jeannin)
Héloïse Barbet et Marie le Gaque, à Ma+ch Galerie, le 23 novembre 2021 à Paris. (Copyright : Marine Jeannin)

Montée en gamme

Car les boba shops rivalisent d’inventivité pour diversifier leur clientèle et s’adapter aux palais français. Symbole ultime de ce syncrétisme culturel, le best-seller de la chaîne Machi Machi est un bubble tea à… la crème brûlée. « On a inventé de nouvelles recettes pour plaire à tous les publics, détaille Mao, comme les bubble teas chauds qui n’existent pas à Taïwan, mais qui nous permettent de continuer à vendre même en hiver. Les Parisiens sont aussi très amateurs de laits végétaux, donc on décline nos recettes au lait d’amande et de soja. On vient même de lancer un bubble tea au CBD, quelque chose qu’on n’aurait jamais pu faire à Taïwan ! » Avec la diversification de l’offre, la clientèle est devenue plus exigeante, et les établissements bas de gamme des débuts, qui proposaient des boissons élaborées avec des poudres et des sirops, commencent à se retrouver dépassés. « De plus en plus, les clients veulent de la qualité et de l’authenticité, souligne Mao. Ce qui est assez paradoxal, car les bubble teas qu’on buvait à Taïwan quand j’étais petit étaient vraiment de mauvaise qualité, c’était des boissons très sucrées pour les enfants ! Mais avec la compétitivité du marché, on assiste aujourd’hui à une montée en gamme du bubble tea. Pour se démarquer, on doit utiliser des laits frais, du vrai thé en feuilles, des morceaux de fruits… »
C’est aussi le pari fait par un autre jeune boba shop, Tra Art, ouvert fin 2020 près du canal Saint-Martin. Sa fondatrice Vân Nguyen, à l’origine productrice et importatrice de thés vietnamiens, a conçu ce salon comme une vitrine pour ses activités. « La plupart des puristes du thé voient le bubble tea comme une hérésie, quelque chose de chimique, d’industriel et de trop sucré. J’ai voulu prendre le contrepied de cette image négative. Je pense au contraire que le bubble tea est une excellente porte d’entrée vers la culture du thé vietnamienne. C’est une boisson qui attire une clientèle jeune, c’est un fait, et j’ai voulu me servir de cette attractivité pour faire découvrir à ces jeunes le bon goût du thé. » La carte de Tra Art est courte, mais travaillée, conçue à partir de thés bio de la forêt de Ha Giang et de produits locaux français, comme les bourgeons de pin qui agrémentent la tisane « Voix libre ».
Vân Nguyen, fondatrice du salon de thés Tra Art, le 24 novembre 2021 à Paris. (Copyright : Marine Jeannin)
Vân Nguyen, fondatrice du salon de thés Tra Art, le 24 novembre 2021 à Paris. (Copyright : Marine Jeannin)

Une porte d’entrée vers les cultures asiatiques

Comme Galerie Ma+ch, Tra Art propose un double concept de salon de thé perlé et de galerie d’art, avec pour objectif de promouvoir des artistes indépendants. À Tra Art, c’est la jeune peintre numérique vietnamienne Quynh-Phuong Nguyen qui est exposée cet automne. « On aimerait promouvoir une culture vietnamienne complète à travers de jeunes regards d’artistes, résume Vân. Pour la plupart des gens, le Vietnam, c’est encore la guerre ou le communisme… Je voudrais que ma boutique soit une petite porte d’entrée vers cette culture méconnue. » Une grappe de clients entre dans la boutique et commande des bubble teas chauds, qu’ils photographient avec leur smartphone en plaçant les toiles de Quynh-Phuong Nguyen en arrière-plan. Car c’est l’atout ultime du bubble tea : être beau avant d’être bon. Les salons se doivent d’être séduisants, à l’instar de la boisson, car « quand on boit un bubble tea, on commence toujours par prendre une photo, résume Impératrice Wu, dont les stories ont toutes une esthétique impeccablement léchée et qui ne brandit jamais un bubble tea sans une manucure flamboyante. Certains shops proposent même des coins shooting spécialement dédiés, et les modes d’emploi pour boire son bubble tea [planter la paille, touiller ou non les différentes couches, NDLR] commencent toujours par l’étape « prendre une photo ». Les commerçants savent bien que leur meilleure stratégie marketing, c’est le bouche-à-oreille sur les réseaux sociaux. Je pense que ce n’est pas une coïncidence si les bubble teas sont devenus populaires en même temps qu’Instagram. »
Simple stratégie marketing ? Pour Vân Nguyen, la beauté plastique et la culture du thé ont au contraire des résonances ancestrales. C’est d’ailleurs pour cela qu’elle a choisi pour nom Tra Art, « tra » signifiant « thé » en vietnamien. « La culture du thé, résume-t-elle, c’est au fond comme la photographie ou la peinture : une manière de révéler un don que nous fait la nature. »
Par Marine Jeannin

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A propos de l'auteur
Journaliste basée à Accra (Ghana), Marine Jeannin est la correspondante de RFI, Le Monde, TV5 Monde, Géo et autres médias audiovisuelles et numériques francophones.