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"Prospérité commune" en Chine : le désenchantement de l'utopiste Sun Dawu

Le milliardaire chinois Sun Dawu. (Source : Min.news)
Le milliardaire chinois Sun Dawu. (Source : Min.news)
Il avait créé avec son épouse l’un des plus grands conglomérats agro-alimentaires en Chine. Comme d’autres grands patrons à la parole jugée trop libre, le milliardaire Sun Dawu a été condamné à 18 ans de prison le 28 juillet. il avait critiqué ouvertement la politique du gouvernement chinois, en particulier la répression contre la société civile en 2015 et la gestion de la crise de la fièvre porcine dans le Hebei en 2019. Mais à l’heure où la « prospérité commune » est le nouveau mot d’ordre à Pékin, l’intérêt de Sun se trouve aussi dans la gestion de son entreprise, inspiré du socialisme utopique du XIXe siècle en Europe.
Lors de la dixième réunion du Comité central pour les affaires financières et économiques le 17 août dernier, Xi Jinping, qui préside ce comité, a mis l’accent sur la « prospérité commune » dans la poursuite du développement de haute qualité pour prévenir les risques financiers majeurs et poursuivre la réalisation du socialisme à caractéristiques chinoises. Or, le terme « prospérité commune » est précisément le credo de l’entrepreneur Sun Dawu depuis 2003, et il l’a revendiqué comme une victoire lors de son procès.
Le 28 juillet, le verdict du jugement de Sun Dawu, fondateur du groupe Dawu spécialisé dans l’agriculture et l’élevage, est sans appel : 18 ans de prison ferme, après 14 jours de procès. Au total, 21 personnes sont sur le banc des accusés aux côtés de Sun, 68 ans aujourd’hui, sa femme, leurs deux fils et leur épouses, ainsi que ses deux frères et les hauts cadres du groupe. Ses deux fils sont condamnés à 12 ans de prison. Au moins 8 chefs d’accusation ont été retenus contre eux : « provocation de querelles et de troubles », « entrave à l’action des autorités policières dans l’exercice de leurs fonctions », « rassemblement d’une foule pour attaquer les organes de l’État », « exploitation minière illégale » ou encore « occupation illégale de terres agricoles ».
Sa condamnation exemplaire nous rappelle celle de Ren Zhiqiang, magnat de l’immobilier, pour avoir ouvertement traité Xi Jinping de « clown », condamné le 20 septembre 2020 à 18 ans de prison lui aussi. Selon ses amis proches, Sun ne ratait aucune occasion de discuter avec Ren lors des séjours de ce dernier dans un établissement thermal géré par le groupe.
Le parcours de Sun Dawu et sa famille est à la fois banal et extraordinaire dans l’histoire de la Chine. À première vue, son ascension illustre la réussite des réformes économiques en Chine depuis les années 1980. Le groupe Dawu était à l’origine un élevage de poulets et de porcs créé par une paysanne, Liu Huiru (刘会茹), du village de Langwuzhuang dans le comté de Xushui, au nord de la province du Hebei (河北省徐水县郎五庄). Liu avait créé cet élevage en partenariat avec quelques villageois sur plus de 160 hectares de terres non cultivées. En 1984, elle était au bord de la faillite lorsque son mari, Sun Dawu, a démissionné de son poste à la Banque agricole de Xushui pour reprendre l’entreprise. Le groupe se développe à une vitesse galopante et se diversifie dans différents secteurs. Au bout de dix ans, il entre dans la cour des grands et fait partie des 500 plus grandes entreprises de Chine.
Le tournant du groupe se produit en 2003 lorsque Sun fait l’expérience de la justice chinoise. Alors que la société est accusée de lever illégalement des capitaux, l’entrepreneur est condamné à 7 ans de prison dont 3 ferme, pendant lesquels son fils Sun Meng (孙萌) préside le conseil d’administration par intérim.
Son arrestation provoque des vagues non seulement en Chine mais à l’international. Ce qui lui permet d’être connu pour la première fois des lecteurs occidentaux. En août 2003, suite à l’arrestation de Sun, le New York Times titre : « Un Robin des Bois chinois s’attire les foudres de Pékin ». Aussitôt la nouvelle publiée dans les journaux locaux, tout le monde sait que l’arrestation, orchestrée politiquement, est une manière d’intimider cet entrepreneur qui a déjà gagné une immense popularité dans sa région reculée et a fasciné les chercheurs universitaires.

Socialisme capitaliste

Même libéré après des années de détention, Sun Dawu est interdit par la loi d’exercer les fonctions de président du conseil d’administration et de représentant légal de l’entreprise pendant sa période de probation. Son fils Sun Meng a également démissionné de son poste provisoire, le tout engendrant des difficultés dans l’actionnariat au sein de la famille et parmi les employés fondateurs de l’entreprise.
D’après la version de son entourage, c’est la femme de Sun Dawu, Liu Huiru qui l’encourage à créer une nouvelle forme de gestion pour le groupe afin de résoudre la question de succession de l’entreprise et garantir la sécurité de l’emploi pour leurs héritiers. En d’autres termes, leurs enfants se désengageraient de l’actionnariat et pourraient créer des entreprises à leur guise.
Selon la presse chinoise ainsi que le site officiel du groupe, Sun Dawu étudie le fonctionnement de la monarchie constitutionnelle britannique, le système des Trois départements et Six ministères de la dynastie Sui (581-618 ap. J.-C.), le système allemand de cogestion du travail par la direction des entreprises et les syndicats ouvriers. Il en conclut qu’il faut combiner le confucianisme et le socialisme pour faire naître un nouveau type d’entreprise privée : l’entreprise à « capital constitutionnel ». Derrière cette expression complexe, Sun témoigne d’une volonté d’innovation managériale et de redistribution sociale dans un marché libéral. Comme le rappelle Pierre Haski dans l’Obs, Sun est un adepte de Charles Fourier : socialiste, ce philosophe et économiste du XIXème siècle rêve de construire un phalanstère dans lequel une vie sociale s’associe à une activité agricole, une sorte de laboratoire social avant l’heure.
Les salariés du groupe racontent que Sun Dawu cite régulièrement Confucius lors des réunions internes à l’entreprise. Les journalistes chinois racontent inlassablement que Les Entretiens de Confucius se trouvent sur sa table de nuit et que la philosophie confucéenne est devenue son éthique managériale. Il a d’ailleurs fait ériger une statue du Maître à l’entrée du siège du groupe. Selon Sun, la pensée millénaire est le fondement de son entreprise.
À partir de 2004, les chercheurs chinois trouvent une certaine inspiration chez le groupe Dawu. Notamment le modèle instauré par Sun, qui se résume en six idéogrammes chinois : « propriété privée » (私有, siyou), « co-gouvernance » (公治, gongzhi) et « co-prospérité » (共和, gonghe). Même si Sun Dawu n’a rien inventé et que la notion « d’entreprise à management constitutionnel », nouvelle en Chine, est déjà une pratique répandue dans les mouvements coopératifs en Europe, appelée « holacratie », un concept importé d’outre-Atlantique, le groupe Dawu cherche à tracer un nouveau chemin de développement au sein de la jungle du capitalisme sauvage chinois.

Séparation des pouvoirs

Le groupe Dawu s’est élargi à différents secteurs d’activités : à l’origine consacré au secteur primaire, il a investi dans le tertiaire, mais aussi dans l’éducation et l’hôpital, en passant par le secteur de la transformation alimentaire. Le groupe compte vingt-huit entreprises et emploie plus de 10 000 salariés.
La séparation des pouvoirs, avec contrôles mutuels, consiste à créer trois cercles distincts : le conseil de surveillance (propriété), le conseil d’administration (élaboration des politiques) et le conseil de direction (pouvoir exécutif).
Le conseil de surveillance, présidé par Sun lui-même, se compose principalement de membres du conseil de famille et du syndicat des travailleurs, ainsi que du directeur de la surveillance juridique, du directeur financier et de quelques dirigeants retraités. À pouvoir limité, les membres de ce conseil ne peuvent pas participer à l’élection des deux autres conseils. Ils représentent toujours les intérêts des propriétaires et des travailleurs et assurent un équilibre des pouvoirs par rapport au conseil d’administration et au conseil de direction.
Les membres du Conseil d’administration sont élus par les employés du groupe. Il suffit que les salariés soient munis de cinq signatures de recommandation pour pouvoir être candidats au conseil. Tous les employés embauchés depuis plus d’un an peuvent participer au premier tour de l’élection, tandis que les cadres peuvent voter au second tour. Les salariés de plus de dix ans d’ancienneté peuvent, eux, élire les dirigeants du conseil.
« Ce système constitutionnel est doté d’une structure de pouvoir ascendante issue d’un processus électoral, a souligné Sun Dawu lors de sa dernière plaidoirie le 28 juillet dernier. Parmi nos 6 000 employés à temps plein, un peu plus de 1 000 ont le droit d’être élus. »
Le conseil de direction, qui gère l’opérationnel est, quant à lui, élu par le conseil d’administration. Il se compose du directeur général, du directeur général adjoint et du chef de cabinet. Les administrateurs peuvent également exercer conjointement les fonctions de directeur général du groupe, de directeur général adjoint et de directeurs de filiales.
Dès lors que les trois conseils sont indépendants, il faut les coordonner afin de maintenir la cohérence du groupe. Le comité interconseil, qui est la plus haute instance du groupe, va assurer les réunions conjointes. Chaque vote obéit à la règle « une personne, une voix », conformément aux principes démocratiques.
Selon Tiejun Cheng, professeur à l’Université de Macao, deux innovations méritent d’être citées dans ce modèle de gouvernance : l’élargissement de la propriété privée au caractère collectif d’une part et de l’autre, l’élection du conseil d’administration ainsi que la limitation de son pouvoir. Ces deux principes constituants seraient, d’après le professeur Cheng un moyen durable de résoudre le conflit d’intérêt fondamental entre direction et salariés.
Dans ce cadre, il existe donc des restrictions aux droits de propriété privée et au pouvoir du capital. Bien que les actifs du groupe soient clairement la propriété de la famille Sun, ils ne sont pas divisibles ni partageables par et entre les membres, et ils appartiennent plutôt à la famille Sun dans son ensemble. Ces derniers reçoivent des frais de subsistance mensuels équivalant à deux à trois fois le salaire moyen des employés. Ils bénéficient également d’avantages tels que le logement, la couverture de leurs frais et l’aide à la création de leur propre entreprise. Les membres de la famille Sun sont encouragés à se présenter aux élections des conseils, toute rémunération et toute récompense pour ces postes leur revenant alors à titre individuel.
Par ailleurs, la participation des salariés aux conseils élus et les bénéfices partagés entre les actionnaires et les salariées, traduisent en acte la cogestion du groupe privé, dont les statuts reposent sur une constitution définissant la distribution, la gouvernance et le pouvoir.
« Je ne veux pas atteindre une richesse égale absolue, mais plutôt une richesse différenciée, qui reflète clairement les contributions des cadres à titre individuel. Le groupe Dawu fonctionne comme une écologie, a ainsi expliqué Sun devant le tribunal. Par conséquent, notre système salarial est un système de minima garantis et de maximums plafonnés. Les revenus annuels des employés de niveau moyen et supérieur, qui sont également jugés avec moi aujourd’hui, ne peuvent dépasser dix fois ceux des ouvriers. »
Ce « socialisme à caractéristiques chinoises » tel que Sun Dawu l’a imaginé est le concept de « socialisme capitaliste », selon le professeur Cheng : l’utilisation de l’économie de marché capitaliste comme moyen d’atteindre l’objectif socialiste de « prospérité commune ».

Le syndicalisme et l’emploi à vie

Selon les règlements intérieurs du groupe, tous les employés ont le droit de voter et d’être élus au syndicat. Le groupe tient un comité syndical mensuel et un congrès annuel. Le président du syndicat occupe un siège important au conseil de surveillance. Il participe activement au développement du système constitutionnel de l’entreprise : il est responsable de manière indépendante de la santé, du bien-être, de la retraite et de la sécurité sociale des travailleurs. La cotisation syndicale donne accès aux soins gratuits proposés par l’hôpital du groupe.
Voilà donc les deux autres avantages proposés aux salariés par le groupe : l’assurance interne et les soins médicaux internes gratuits pour tous. À l’instar du système japonais d’emploi à vie, sauf démission ou faute grave, les employés après la période d’essai peuvent travailler jusqu’à la retraite et bénéficier d’une pension de retraite et de l’assurance maladie versées par le fonds d’assurance interne du groupe, plus avantageuses que celles versées par la nation.
Le terme « d’emploi à vie » ne date pas d’aujourd’hui. Il est ancré dans l’esprit des salariés engagés par les entreprises d’État jusqu’aux années 1990 dans le cadre de l’économie planifiée, un concept vanté par le gouvernement au nom du « socialisme à caractéristiques chinoises ». Depuis 1986, l’application nationale de la politique contractuelle a changé la perspective des salariés. Le contrat social invisible s’est rompu lorsque l’État a tourné le dos aux salariés au profit des entreprises publiques et privées.
Le philosophe slovène Slavoj Žižek a publiquement critiqué le « miracle économique chinois » : selon lui, une combinaison parfaite entre un capitalisme débridé et une gouvernance totalitaire. Si les médias occidentaux ont parlé et commenté durement la lourde peine prononcée contre Sun Dawu et ses collaborateurs, en revanche, la presse chinoise, même en ligne, est restée sommaire. Le magazine Forbes interroge ainsi la définition en Chine de la propriété privée et sa pratique de la théorie capitaliste sous Xi Jinping après les chutes successives et spectaculaires de groupes comme Dalian Wanda, Anbang Insurance, HNA Group, Tomorrow Group, sans oublier les contrôles assortis d’amendes sévères pour les géants de la tech chinoise, dont le bras financier d’Alibaba, Ant Financial, l’année dernière, et plus récemment Didi Chuxing, l’Uber chinois, ou Tencent, qui possède le réseau social WeChat. Dans The Economist, le chercheur Minxin Pei s’inquiète de l’exercice arbitraire du pouvoir par le PCC, illustré par la répression radicale des géants chinois du numérique les plus prospères, tels que Didi et Alibaba. Et de craindre qu’il n’étouffe l’innovation et la croissance du secteur technologique en Chine plus efficacement que les sanctions américaines.
Vers la fin de son procès, Sun Dawu a dénoncé les conditions de son incarcération : une cellule sans lumière, sa tête cagoulée complètement à chaque sortie, huit personnes tous les jours chargées de sa surveillance, des interrogatoires sous pression et interminables. En sanglot, il a répété avoir songé souvent à la mort en réponse à toutes ces accusations injustes et incompréhensibles. Mais il acceptera pleinement toutes les charges contre lui si sa famille et ses collègues sont épargnés. Cet homme d’origine paysanne et autodidacte a réussi à construire en une trentaine d’années le plus grand « phalanstère » conçu selon les utopies imaginées en Europe et aux États-Unis depuis le XIXème siècle. En revendiquant sa fidélité au Parti communiste chinois tout en rêvant de l’utopie d’un marché libéral accompagné d’une redistribution sociale, cet entrepreneur ne nous livre-t-il pas ici sa vision d’un monde meilleur ?
Par Tamara Lui

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A propos de l'auteur
Originaire de Hongkong, ancienne journaliste pour deux grands médias hongkongais, Tamara s'est reconvertie dans le documentaire. Spécialisée dans les études sur l'immigration chinoise en France, elle mène actuellement des projets d'économie sociale et solidaire.