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En France, la "génération Insta", porte-étendard de la cause ouïghoure

L'eurodéputé Raphaël Glucksmann (2e à partir de la gauche) et Dilnur Reyhan, présidente de l'institut ouïghour européen (au centre), en tête de la "marche contre le génocide ouïghour" organisé le 2 octobre 2021 à Paris. (Crédit : Baptiste Fallevoz)
L'eurodéputé Raphaël Glucksmann (2e à partir de la gauche) et Dilnur Reyhan, présidente de l'institut ouïghour européen (au centre), en tête de la "marche contre le génocide ouïghour" organisé le 2 octobre 2021 à Paris. (Crédit : Baptiste Fallevoz)
La « marche contre le génocide ouïghour » a rassemblé ce samedi 2 octobre à Paris près de 2 000 personnes, selon les organisateurs, venues de plusieurs pays d’Europe. Ignorée il y a encore quelques années, la cause ouïghoure s’est rapidement frayé un chemin dans le débat public français, aidée par une campagne de communication très offensive et la convergence des luttes avec d’autres mouvements. La jeunesse est, de loin, la plus mobilisée.
En tête de cortège, des drapeaux belges et néerlandais côtoient les centaines d’étendards bleus, couleur des Ouïghours. Pour la première fois, les principales associations européennes se sont coordonnées pour faire de Paris, l’espace d’une journée, l’épicentre de la lutte pour cette minorité turcophone persécutée au Xinjiang, en Chine.
Sous une pluie continue, des élus belges, dont le chef du parti socialiste Paul Magnette, prennent la parole aux côtés du candidat EELV à la présidentielle française Yannick Jadot ou de la militante antiraciste Assa Traoré. La foule, très jeune, s’époumone soudainement : « Raphaël, Raphaël, Raphaël ! » Au micro, le militant le plus médiatique de la cause, Raphaël Glucksmann, encense cette jeunesse : « Vous avez obligé les médias et les politiciens à parler des Ouïghours, à les placer au cœur du débat européen. Vous avez fait ce qu’Emmanuel Macron ne voulait pas faire ! »
La "marche contre le génocide ouïghour" a rassemblé des délégations d'associations venues de Belgique, des Pays-Bas, d'Allemagne et de Norvège, le 2 octobre 2021 à Paris. (Crédit : Baptiste Fallevoz)
La "marche contre le génocide ouïghour" a rassemblé des délégations d'associations venues de Belgique, des Pays-Bas, d'Allemagne et de Norvège, le 2 octobre 2021 à Paris. (Crédit : Baptiste Fallevoz)

Influenceurs et carrés bleus

Les jeunes Français, « qui sont les plus mobilisés au monde », selon Dilnur Reyhan, présidente de l’Institut ouïghour d’Europe et co-organisatrice de la marche, ont pris la tête d’une lutte dont ils ignoraient tout récemment.
La "marche contre le génocide ouïghour" a rassemblé près de 2 000 personnes, selon les organisateurs, le 2 octobre 2021 à Paris. (Crédit : Baptiste Fallevoz)
La "marche contre le génocide ouïghour" a rassemblé près de 2 000 personnes, selon les organisateurs, le 2 octobre 2021 à Paris. (Crédit : Baptiste Fallevoz)
« Je suis Arménien, on a vécu ça il y a 100 ans et on ne veut pas que ça se reproduise », témoigne Grégory qui comme ses amis, a entendu parler des Ouïghours il y a moins de deux ans, via Instagram. « Par une influenceuse », précise Mariam, à ses côtés. « Moi, je suis musulmane et je ne veux pas que ce genre de choses arrivent un jour en France », conclut Lina.
Le coup d’éclat de Raphaël Glucksmann a lieu le 1er octobre 2020, jour de la fête nationale chinoise. Sur ses comptes Twitter et Instagram, le député européen appelle les internautes à afficher un carré bleu sur leur profil, accompagné d’une légende dénonçant « le plus grand internement de masse du XXIème siècle ». En quelques heures, des dizaines de milliers de comptes se colorent d’azur, dont ceux de personnalités comme Laetitia Halliday, Adèle Exarchopoulos, Omar Sy ou Marina Foïs.
« Raphaël Glucksmann a su se réapproprier des codes qui avaient fait leurs preuves dans le passé », explique Charlène Dupé, spécialiste de l’activisme numérique, rappelant que ce carré bleu avait déjà été utilisé lors de la révolution soudanaise en 2019, puis en noir lors du mouvement Black Lives Matter.

Clicktivistes et slacktivistes

La création du hashtag #freeuyghurs permet de compiler tous les messages sous une bannière et les faire remonter dans les « trending topics », les sujets les plus commentés sur les réseaux sociaux. « Ces posts sont souvent courts, ludiques, colorés, ajoute Charlène Dupé. Le mouvement de défense des Ouïghours a su parler aux « clicktivistes », ces internautes qui se soucient des enjeux sociétaux, mais qui ne s’expriment qu’en relayant des messages, et aux « slacktivistes », plus investis, qui vont signer des pétitions ou appeler leur communauté à relayer des informations. »
Un stratégie totalement assumée par Raphaël Glucksmann, pour qui « les grands médias et les politiques présupposaient que la question ouïghoure n’intéressait pas les gens. Ce que permettent les réseaux sociaux, c’est justement de briser cet alibi « les gens ». Ils sont un moyen d’imposer des thèmes qui ne faisaient pas partie de l’agenda politico-médiatique. »

L’affaire Griezmann

Une puissance de frappe décuplée par le « tag » qui permet d’interpeller directement toute personne soupçonnée de complaisance avec la Chine. Le 8 décembre, c’est Antoine Griezmann qui est rattrapé par la patrouille. Le compte Instagram « Ouighour News » appelle le footballeur à rompre son partenariat avec Huawei, accusé de favoriser la répression des Ouïghours, avec sa technologie de reconnaissance faciale.
« Partagez ce post en mettant @antogriezmann dans votre story, tagguez 3 de vos potes fans de Grizi et de l’équipe de France », indique le message, qui devient viral en quelques heures et contraint le footballeur à mettre fin au contrat.
Ouighour News récidive en juin dernier avec, dans son viseur, le festival des Inrocks qui doit avoir lieu à l’Olympia, sous le parrainage de Huawei. 48 heures avant le premier concert, le nom de la marque est décroché de la façade de le mythique salle de concerts.

Convergence des luttes

Dilnur Reyhan, qui collabore à Ouighour News, mise aussi sur la convergence des luttes : « On a interpellé d’autres mouvements sans lien au départ avec les Ouïghours. Avec les écologistes, par exemple, on a évoqué les nombreux essais nucléaires réalisés au Xinjiang entre les années 1960 et 1990, ou le travail forcé dans les champs de coton. Avec les féministes, on va parler des viols et des campagnes de stérilisations forcées. »
En juillet 2020, elle dénonce justement dans une tribune « le silence insupportable des féministes » face aux drames endurés par les femmes ouïghoures. Le résultat est immédiat. Dans les jours qui suivent, des slogans de soutien aux Ouïghoures tapissent les murs de plusieurs villes françaises. Ils sont l’œuvre du collectif féministe « les colleuses » qui brocardent publiquement les enseignes accusées de complicité avec la répression au Xinjiang.

Uniqlo dans le viseur

La semaine dernière, c’est Camille Etienne, souvent qualifiée de « Greta Thunberg française », qu’on a vu tracter à l’entrée du tout nouveau magasin Uniqlo, place d’Italie à Paris. La militante écologiste a rappelé aux clients que la marque faisait l’objet d’une enquête en France pour « recel de crimes contre l’humanité » aux côtés de trois autres géants du textile (Inditex, Fast Retailing, SMCP).
« Ces marques qui fonctionnent grâce à l’extraction de ressources premières fonctionnent aussi grâce à l’extraction de ressources humaines. Elles mettent la pression sur l’écosystème et sur l’humain », juge Camille Etienne, admirative de ce combat pour les Ouïghours qui « a su rassembler des forces politiques différentes et qui a eu un écho incroyable grâce à ses modes d’action ».

Une maison des Ouïghours à Paris

Si la jeunesse porte le combat, ses médias favoris le relaient. C’est lors d’une interview sur Brut, en décembre dernier, qu’Emmanuel Macron aura subi les questions les plus insistantes sur les persécutions au Xinjiang. Mais ses appels à une « stratégie européenne face à la Chine pour demander la cessation immédiate des camps, des violences » ont été jugés bien trop timides par les militants.
Dilnur Reyhan et Raphael Glucksmann sollicitent depuis des mois une rencontre avec le chef de l’État, sans réponse pour le moment.
Mais la mobilisation continue d’apporter, chaque semaine, de modestes victoires. Une quizaine de villes françaises ont signé la charte de solidarité avec le peuple ouïghour. La maire de Paris, Anne Hidalgo, a quant à elle annoncé ce samedi l’ouverture prochaine d’une maison dédiée à la cause. L’Hôtel de Ville sera d’ailleurs illuminé aux couleurs des Ouïghours, le 12 novembre prochain.
Par Baptiste Fallevoz
A propos de l'auteur
Producteur, journaliste, actuellement rédacteur en chef et chroniqueur à France 24. Auparavant basé en Chine, il a été directeur général adjoint d’ActuAsia, à Shanghai puis Pékin, de 2009 à 2016. Il collaboré avec de nombreux médias français et internationaux (France 24, Arte, Associated Press, Canal +, BFM TV ou Mediapart).