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Retour des talibans à Kaboul : dividendes ou onde de choc au Pakistan ?

Des combattants talibans tiennent la garde dans un véhicule le long d'une rue à Kaboul, le 16 août 2021. (Source : Asia Times)
Des combattants talibans tiennent la garde dans un véhicule le long d'une rue à Kaboul, le 16 août 2021. (Source : Asia Times)
Depuis que l’armée nationale afghane a remis les clés du pays aux talibans presque sans combattre, il est un État voisin dont les autorités ne cachent pas leur joie. Le Premier ministre Imran Khan a salué la chute de Kaboul et le chef des services secrets pakistanais a vite rendu visite aux nouveaux maîtres de l’Afghanistan, en assurant que tout irait bien. C’est qu’ils se réjouissent du retour au pouvoir d’un régime ami, voire aux ordres et même dépendant. Pourtant, l’attentat de Quetta ce 5 septembre revendiqué par les talibans pakistanais rappelle que le gouvernement actuel à Islamabad n’est pas immunisé contre une insurrection à l’afghane.
*À l’automne 2001, dans la foulée des attentats du 11 septembre et de l’intervention des États-Unis et de l’OTAN en Afghanistan.
C’est une sorte de double célébration en une qu’a vécue la République islamique du Pakistan le 14 août dernier. En cette journée célébrant chaque année depuis l’été 1947 l’indépendance du pays, les autorités pakistanaises avaient cette année une raison supplémentaire de trouver à leurs yeux matière à réjouissance : sur le flanc occidental du pays, de l’autre côté de la ligne Durand, la longue frontière pakistano-afghane (2 670 km), un événement d’importance était sur le point de se dérouler. Deux décennies précisément après avoir été chassée du pouvoir*, l’insurrection talibane s’apprêtait à investir – sans engager de combats majeurs ni entreprendre des semaines de siège – à nouveau Kaboul et à reprendre sans violence ni efforts le pouvoir des mains d’un gouvernement présidé par Ashraf Ghani ayant opté pour le départ in extremis plutôt qu’une dangereuse et hasardeuse épreuve de force avec les hommes forts du moment.
*Une capitale littéralement voisine, située à moins de 500 km à l’est de Kaboul.
Éreintés par quatre décennies de conflits et de malheurs en série, entre fatalisme et résignation, les 38 millions d’Afghans courbent depuis lors l’échine en espérant que l’Émirat islamique d’Afghanistan 2.0 se montrera moins rude dans sa gestion quotidienne qu’il le fut un quart de siècle plus tôt, de 1996 à 2001. Avec à cette heure un scepticisme que chacun comprendra… Pour rappel, lors du premier quinquennat taliban, seuls trois États avaient reconnu ce régime fondamentaliste aux liens avérés avec la nébuleuse Al-Qaïda : l’Arabie Saoudite, les Émirats arabes unis et le Pakistan. De toute évidence, le gouvernement d’Islamabad* n’est pas le plus inquiet, ni le plus surpris par le retour du drapeau blanc des talibans dans la capitale afghane. Moins en toute hypothèse qu’à Washington.
Visiblement, ce retour aux affaires des Talibans n’a plongé ni les responsables politiques, ni les autorités militaires pakistanaises dans une quelconque désespérance, loin s’en faut. Le mois dernier, nombreux étaient les quotidiens de l’Hexagone, sur une rare ligne consensuelle, à mettre une énième fois en lumière la proximité existant de longue date entre la direction de ce mouvement fondamentaliste et les plus hautes autorités du « pays des purs » : « L’ombre du Pakistan derrière l’avancée des talibans en Afghanistan », titrait Le Monde le 11 août. « Le Pakistan n’a jamais cessé de soutenir les islamistes afghans », confirmait Le Figaro le 16 août. À raison tous deux.

« Pakistan, Pakistan, leave Afghanistan ! »

*France 24, 21 août 2021.
Le Premier ministre pakistanais Imran Khan a ouvertement salué la chute de Kaboul et de son gouvernement (élu) et le retour au pouvoir des talibans. Un de ses collaborateurs, Raoof Hasan, évoqua quant à lui « une douce transition du pouvoir des mains d’un gouvernement afghan corrompu à celles des Taliban »*, tandis que la ministre pakistanaise du Climat Zartaj Gul Wazir commentait sur Twitter : « L’Inde reçoit un cadeau approprié pour sa fête de l’Indépendance. » Au sujet de l’évolution rapide et brutale de la situation en Afghanistan cet été, le chef des armées pakistanaises, le général Qamar Javed Bajwa, déclarait, entre morgue, déni et contentement : « Le Pakistan n’a aucun favori en Afghanistan ; notre seul objectif est de contribuer à l’avènement d’un Afghanistan pacifique, souverain, stable et prospère. » La population afghane doit se sentir infiniment soulagée de tant de bonnes intentions.
*Une des quatre ambassades étrangères, avec la Russe, la Chinoise et l’Iranienne, à demeurer ouvertes et en activité à Kaboul depuis le retrait des dernières forces de l’OTAN fin août. **ToloNews (Afghanistan), 7 septembre 2021.
Pourtant, ce mardi 7 septembre, des centaines d’Afghans sont descendus dans les rues de Kaboul désormais aux mains des talibans pour crier leur opposition, leurs craintes, face à ce nouvel ordre fondamentaliste dont ils se souviennent de la dureté jusque dans leur chair. Ces audacieux manifestants eurent par ailleurs des mots très durs à l’endroit du Pakistan, et se rassemblèrent devant l’ambassade d’Islamabad* pour exprimer leur courroux : « Pakistan, Pakistan, Leave Afghanistan »**, pouvait-on notamment lire sur une banderole brandie par la foule.
*Dawn (Pakistan), 4 septembre 2021.
Trois jours plus tôt, la capitale afghane et ses nouveaux maîtres impatients de ressusciter l’éphémère Émirat islamique d’Afghanistan recevaient un dignitaire pakistanais peu commun en la personne du Lieutenant général Faiz Hameed, directeur général de l’Inter-Services Intelligence (ISI), les redoutés services secrets pakistanais. Une visite au grand jour, en costume civil presque informel, relayée par la presse locale et pakistanaise, photos* et vidéos à l’appui diffusées sur Twitter et Channel 4 News. Lors de cette visite, l’émissaire d’Islamabad confia dans un sourire à la presse, étonnamment relâché sinon pour le moins audacieux : « Ne vous inquiétez pas, tout ira bien en Afghanistan. » Une saillie que l’on souhaiterait prophétique. Mais terriblement décalée, présomptueuse, elle fut mal interprétée par nombre d’Afghans : elle laissait à penser que le sort à venir de la nation de 38 millions de citoyens ne se déciderait pas dans les murs de Kaboul mais 500 km à l’est, sur le versant pakistanais de la ligne Durand.

Craintes d’une jurisprudence afghane au Pakistan

*Reuters, 5 septembre 2021.
Quetta, la capitale du Baloutchistan pakistanais abrita entre 2001 et les deux décennies qui suivirent la direction en exil de l’insurrection talibane afghane – la fameuse Quetta Shura – sous la surveillance et la protection de l’ISI. Le 5 septembre dernier, trois paramilitaires pakistanais y ont perdu la vie tandis qu’une vingtaine d’autres étaient blessés dans un attentat suicide revendiqué par le Tehrik-e-Taliban Pakistan (TTP). Les « cousins » talibans pakistanais semblaient ainsi eux-mêmes enhardis ces dernières semaines par les succès militaires et politiques enregistrés par les talibans afghans. Le TTP renouvela par ailleurs son allégeance à ces derniers peu après la chute de Kaboul.*
De fait, au Pakistan, il est certains observateurs à se montrer plus réservés sur le bénéfice immédiat du retour de l’ordre taliban chez le voisin afghan. Ils redoutent la perspective d’une jurisprudence afghane « inspirant » le TTP et diverses autres entités fondamentalistes ou terroristes à redoubler de violence pour espérer faire vaciller le pouvoir et lui substituer à terme un régime de type taliban afghan.
Cette réserve légitime – qu’il s’agirait pourtant de promouvoir – paraît emplie de bon sens. Pour autant, Islamabad est à cette heure à des lieues sinon des années-lumière d’un tel principe de précaution. C’est que le gouvernement pakistanais est tout à sa joie de saluer le départ concomitant du président afghan Ashraf Ghani, un chef de l’État pakistano-sceptique assumé, et des derniers soldats américains et de l’OTAN dans un invraisemblable chaos. Heureux aussi de pouvoir à nouveau composer à Kaboul avec un gouvernement pakistano-compatible, sinon dépendant voire aux ordres. Espérons pour les 226 millions de Pakistanais que ce choix stratégique discutable n’emportera pas à terme un coût humain et social rédhibitoire.
Par Olivier Guillard

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A propos de l'auteur
Spécialiste de l'Asie, chercheur au CERIAS (Université du Québec à Montréal), chercheur associé à l’Institut d’Etudes de Géopolitique Appliquée, le Dr Olivier Guillard est notamment l'auteur du livre "Que faire avec la Corée ? Subir, honnir ou punir ? » (NUVIS, 2019) et co-auteur de "Géopolitique du XXIe siècle" (chapitre Afghanistan, Ellipses, Paris, 2024). Entre autres régions d’Asie, il a abondamment voyagé en Inde, en Corée du sud, en Afghanistan, en Birmanie, au Sri Lanka, au Pakistan, en Chine, en Thaïlande, en Indonésie, au Népal, au Cambodge ou encore au Bangladesh. Titulaire d’un Doctorat en droit international public de l’Université de Paris XI, il est aussi directeur de l’information de la société Crisis24 (GARDAWORLD), un cabinet de conseil et d’ingénierie spécialisé dans l’analyse et la gestion des risques internationaux.