Politique
Tribune

Total et la Birmanie : une question non résolue

Total a mis en place un système permettant de détourner au profit de la compagnie pétrolière birmane MOGE (Myanmar Oil and Gas Enterprise), contrôlée par les militaires, une part de profits qui aurait dû revenir à l’État birman. (Source : Jakarta Post)
Total a mis en place un système permettant de détourner au profit de la compagnie pétrolière birmane MOGE (Myanmar Oil and Gas Enterprise), contrôlée par les militaires, une part de profits qui aurait dû revenir à l’État birman. (Source : Jakarta Post)
Malgré les polémiques, le géant pétrolier français n’a pas coupé tous ses canaux de financement de la junte en Birmanie, revenue au pouvoir par le putsch du 1er février. Ce financement se perpétue via un montage complexe autour du gisement de gaz de Yadana. L’Union européenne a imposé des sanctions aux militaires qui ne cessent de réprimer brutalement l’opposition et les manifestants anti-coup d’État. Mais ces sanctions ne concernent pas le gaz. Pourtant, il est urgent de priver l’armée birmane de ses revenus parmi les plus conséquents, rappelle Frédéric Debomy dans cette tribune.
Le putsch du 1er février a relancé la dynamique des sanctions occidentales visant à affaiblir l’armée birmane. La Tatmadaw, au pouvoir depuis 1962, avait accordé ces dernières années un espace politique croissant à la Ligue Nationale pour la Démocratie (LND) d’Aung San Suu Kyi, qui remportait élection après élection à l’insatisfaction de généraux dès lors décidés à une reprise en main complète du pays. Le secteur des hydrocarbures fut alors mentionné, comme il l’avait été par le passé, comme un secteur-clé de l’économie birmane et plus précisément du financement d’une armée directement et indirectement très présente dans l’économie du pays. Le géant pétrolier français Total voyait de nouveau les projecteurs se tendre vers lui.

Une polémique récurrente

Total avait investi en Birmanie dans la foulée des événements de 1988 et de 1990 : la répression du mouvement pour la démocratie de 1988 et la non-reconnaissance par la Tatmadaw des premières élections remportées par la LND. Un moment qui ne fut pas jugé opportun par ceux qui pensaient nécessaire de priver la dictature de revenus. On ignorait alors que Total avait mis en place un système permettant de détourner au profit de la compagnie pétrolière birmane MOGE (Myanmar Oil and Gas Enterprise), contrôlée par les militaires, une part de profits qui aurait dû revenir à l’État birman. « Selon une source haut placée dans le secteur des hydrocarbures en Birmanie », écrit aujourd’hui Le Monde, ce montage ne fut pas imposé à la compagnie française pour pouvoir opérer dans le pays : il fut son initiative. Pour justifier son investissement, Total évoquait alors les vertus politiques de l’engagement économique.
Vint l’affaire du travail forcé sur le chantier du gazoduc. Total, d’abord, ne reconnut pas les faits, puis expliqua que s’il y avait bien eu travail forcé, c’était la responsabilité de l’armée birmane chargée de la sécurité du chantier et que la compagnie ne l’avait jamais souhaité. L’entreprise préféra dédommager les paysans qui l’avaient attaquée pour « crime de séquestration » et allouer des fonds à divers projets sociaux que voir cette plainte menée à terme.
*Son cofondateur et codirecteur Ka Hsaw Wa écrit en 2003 dans un ouvrage que nous avons dirigé (réédité sous le titre Birmanie, de la dictature à la démocratie, chez Cambourakis en 2014) : « Les personnes que j’ai interrogées [dans la région du gazoduc] m’ont parlé du déplacement de la population de villages entiers ; elles m’ont parlé de viols, de tortures et même de meurtres. […] Et la seule raison de la présence des troupes à cet endroit, c’était le souci d’assurer la sécurité des compagnies pétrolières Total et Unocal [Chevron]. »
L’ONG EarthRights International, à l’origine de plusieurs rapports sur la question*, reconnut les efforts faits ensuite par Total sur la question du travail forcé. Restait la question du financement, via MOGE, de la Tatmadaw. Après le 1er février, la compagnie fut d’abord presque silencieuse puis son PDG Patrick Pouyanné s’exprima dans le Journal du Dimanche : « Devons-nous arrêter de payer les impôts et taxes à l’État birman ? Avant toute chose, il faut savoir que ne pas payer ses impôts et taxes est un crime selon le droit local et que si nous ne le faisions pas, par exemple en mettant les 4 millions de dollars d’impôts et taxes mensuels sur un compte séquestre comme nous l’avons envisagé, nous exposerions les responsables de notre filiale au risque d’être arrêtés et emprisonnés. » Pouyanné proposait dès lors de verser à des associations travaillant en Birmanie dans le domaine des droits humains l’équivalent des taxes payées mensuellement à l’État birman.
La bonne foi du PDG de Total fut cependant mise à mal par une enquête du Monde, qui d’après Libération valut d’ailleurs au journal de perdre un important contrat publicitaire avec la compagnie pétrolière. « Les derniers résultats annuels publiés par Total en 2020 montrent que les sommes versées par le géant pétrolier français au ministère birman des Finances sont trois à quatre fois inférieures à celles distribuées à son coactionnaire MOGE, écrit le quotidien du soir. Résultat : les bénéfices colossaux des opérations gazières ne transitent plus par les caisses de l’État birman, mais sont massivement récupérés par une entreprise totalement sous contrôle des militaires. »

Des employés birmans de Total s’expriment

Avant même la parution de l’enquête du Monde, des employés birmans de Total réagissaient aux déclarations de Pouyanné. Un ingénieur estimait ainsi que la compagnie française continuait de financer MOGE – dans le JDD, Pouyanné, se référant aux seuls taxes et impôts versés à l’État birman, précisait n’avoir effectué aucun versement depuis le début février, « tout simplement parce que le système bancaire ne [fonctionnait] plus ». D’autres contradictions étaient apportées, par exemple sur l’arrêt d’un autre projet ayant fait suite à une découverte de gaz, que le PDG de Total justifiait par sa prise en compte de la situation politique. Un employé de Total rappelait que l’opérateur de ce projet était la compagnie pétrolière australienne Woodside et que l’initiative d’arrêter le projet revenait à Woodside, non à Total.
À la mi-mars, des dizaines de salariés de l’entreprise française lui avaient demandé de suspendre ces versements jusqu’à restauration du gouvernement élu, sans être entendus. « Les dirigeants de Total ont refusé de prendre en compte les demandes formulées dans la pétition et ont demandé aux employés de continuer à travailler et de s’abstenir de critiquer les politiques de l’entreprise », précisait le journaliste Nay Paing, restituant les propos qui lui avaient été confiés.
*le nom officiel de la junte après le putsch du 1er février.
Une autre possibilité consistait pour les travailleurs désireux de ne plus contribuer à financer le SAC (State Administration Council)* à empêcher la poursuite des opérations d’exportation de gaz. Outre les questions que cela posait quant aux conséquences pour les populations birmane et thaïlandaise (le gaz produit par le projet Yadana permettant de les alimenter en électricité), c’était s’exposer aux représailles de l’armée birmane : « Parfois, les navires de la Marine errent autour de notre plateforme », précisait un employé.
L’argument de la sécurité des travailleurs, évoqué par Pouyanné, ne paraissait donc pas sans fondement mais était discuté : « Les arrestations dans le pays se sont au contraire multipliées depuis le coup d’État, et les travailleurs n’ont jamais autant risqué de mourir ou de se faire arrêter en allant travailler. » « Nous souhaitons que Total cesse de financer la junte militaire, mais il n’y a pas de solution simple », ajoutait ce témoin.
Reste que la bienveillance supposée de l’entreprise pour ses employés était sujette à caution. D’après le site d’information Myanmar Now, un employé qui n’avait pas pu effectuer son travail en raison de la répression à Rangoun avait demandé à bénéficier d’un congé sans solde, qui lui avait été refusé, et avait été contraint à la place de présenter sa démission. Les témoignages recueillis par Le Monde allaient dans le même sens : « Ils nous ont dit que si on rejoignait la contestation, on en paierait le prix, sans donner plus de détails », précisait un travailleur, qui ajoutait : « On a vite compris qu’un congé sans solde nous serait refusé et qu’on devrait démissionner. » Un autre accusait un supérieur de l’avoir « menacé » : « Il nous a dit que si on rejoignait le mouvement de désobéissance civile, on serait arrêtés à l’aéroport par les militaires, à notre retour par hélicoptère. »

L’importance des revenus du gaz pour les militaires

*Plus de 400 organisations de la société civile birmane ont en outre demandé à Total de cesser de financer le SAC.
La question des revenus du gaz demeurait importante, le gaz naturel étant le deuxième produit d’exportation du pays après les produits manufacturés. C’est pourquoi le Comité représentatif du parlement (CRPH), mis en place après le putsch par des parlementaires ayant échappé aux arrestations, avait écrit le 5 mars à Total, opérateur du projet gazier le plus lucratif, ainsi qu’à ses partenaires américain Chevron (qui menait une intense activité de lobbying contre l’éventualité de sanctions américaines visant MOGE) et thaïlandais PTTEP. Les compagnies pétrolières coréenne Posco et malaisienne Petronas, en charge d’autres projets gaziers, reçurent le même courrier leur demandant de ne plus financer ceux que la population qualifiait maintenant de « terroristes ». Pour la professeure d’économie Htwe Htwe Thein, née en Birmanie, l’absence de réponse de Total traduisait « un mépris envers les parlementaires légitimement et démocratiquement élus. »* Reprenant l’argument de Pouyanné selon lequel ne pas payer ses impôts et ses taxes était « un crime selon le droit local », elle remarquait que cette formulation impliquait « que l’armée a un droit légitime à gouverner, à imposer les sociétés, et que, en quelque manière, les règles de droit s’appliquent au régime ». C’était reconnaître « tacitement au régime militaire une légitimité et [nier] la volonté démocratique du peuple birman. »
La question n’était donc pas simple, entre risques encourus par les personnels, dommages possiblement subis par les populations birmane et thaïlandaise (en cas d’interruption des activités et de privation subséquente d’électricité) et nécessité de priver le SAC de revenus gaziers s’élevant d’après le rapporteur spécial des Nations unies pour les droits de l’homme en Birmanie, Tom Andrews, à près d’un milliard de dollars de recettes annuelles. La bonne volonté de Total n’apparaissait cependant pas évidente. MOGE, qu’Aung San Suu Kyi s’était essayée à réformer, demeurait selon les journalistes du Monde la « boîte noire » de la Tatmadaw grâce à un système d’évasion fiscale élaboré par la compagnie française à son avantage comme à celui des militaires.

Une décision insuffisante

Habile du point de vue de la communication, Total annonça deux jours avant son assemblée générale des actionnaires une décision prise deux semaines plus tôt : l’entreprise allait suspendre ses versements aux actionnaires de Moattama Gas Transportation Company (MGTC), la compagnie chargée d’assurer le transport du gaz issu du gisement offshore de Yadana jusqu’à la Thaïlande. C’était priver MOGE d’une partie de ses revenus. John Sifton, de l’ONG Human Rights Watch, remarquait cependant que la mesure était à elle seule « insignifiante d’un point de vue économique » et qu’elle n’entraînerait dès lors « pas de changement de comportement de la junte ». Les taxes et les revenus issus de la production du gaz n’étaient pas concernés.
*Nous nous appuyons ici sur le décompte de l’Association d’assistance aux prisonniers politiques (AAPP) qui ne recense cependant que les victimes directes de la répression dont elle a eu connaissance. Depuis le 1er février, 1 016 personnes auraient ainsi été tuées et 7 556 arrêtées, dont 5 937 demeureraient en détention. **Nous partageons avec Human Rights Watch l’idée qu’il est improbable, en toute circonstance, que les putschistes décident de mettre fin à la production d’un gaz destiné à alimenter la Chine et la Thaïlande : ce serait fâcher ses voisins. Il y a certainement là un levier dont l’on peut tirer avantage. En outre, les décisions prises par l’une des compagnies pétrolières présentes en Birmanie peuvent ne pas être sans conséquence sur les décisions des autres.
Les mois ont passé, terribles pour une population birmane confrontée à la répression, à l’effondrement de l’économie et à l’absence de politique de lutte contre la pandémie de Covid-19, sans que rien ne se produise de nouveau sur ce dossier. Les sanctions adoptées par l’Union européenne épargnent pour l’instant le secteur du gaz. Il n’est donc pas mauvais de rappeler à la compagnie et à l’État français que l’apport financier du secteur des hydrocarbures à un pouvoir illégitime responsable au cours des derniers mois de la mort de plus de 1 000 personnes*, étant conséquent, demeure un problème à résoudre. Dans un communiqué, Total affirmait qu’elle respecterait toute décision qui pourrait être prise par les organisations internationales ou nationales compétentes, y compris les sanctions applicables imposées par les autorités européennes et américaines. L’entreprise, peut-être, espère que la polémique relative à son investissement birman est passée. Il appartient pourtant aux acteurs tant privés – Total, Chevron, Posco, Petronas… – que publics – nous pensons ici à l’État français – de continuer à réfléchir aux moyens de priver MOGE, et donc l’armée birmane, de revenus.**
Par Frédéric Debomy

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A propos de l'auteur
Né en 1975 en région parisienne, Frédéric Debomy a été le coordinateur puis le président de l’association Info Birmanie. Il a également travaillé sur le génocide des Tutsi du Rwanda et assuré la programmation du Festival international du film des droits de l’homme de Paris. Ecrivain et scénariste de bande dessinée, il est l’auteur de plusieurs livres sur la Birmanie.