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Chine : à l’Est comme à l’Ouest, rien de nouveau ?

Le président chinois Xi Jinping lors d'une démonstration navale de l'Armée populaire de libération, le 13 avril 2018 en mer de Chine du Sud. (Source : CNN)
Le président chinois Xi Jinping lors d'une démonstration navale de l'Armée populaire de libération, le 13 avril 2018 en mer de Chine du Sud. (Source : CNN)
De Taïwan au Xinjiang, en passant par la frontière sino-indienne au Tibet, l’action de la Chine dans sa périphérie maritime et continentale occupe l’actualité. Le Parti communiste chinois (PCC), dans un livre blanc, vient de concéder une chute de la natalité au Xinjiang et plus d’un million de « formations professionnelles » par an, alors qu’elle est accusée de nettoyage ethnique à l’encontre des minorités musulmanes. À la frontière sino-indienne, au début du mois de septembre, des coups de feu ont été tirés pour la première fois depuis 1975 alors que les médias du Parti se sont engagés dans une virulente campagne de propagande contre l’Inde. Contre Taïwan, ces mêmes médias menacent explicitement de « liquider » la présidente démocratiquement élue de l’île, alors que des dizaines d’avions de chasse ont franchi la ligne tacite séparant les ciels taïwanais et chinois, faisant risquer un dérapage vers la guerre pour laquelle l’armée chinoise se prépare depuis des décennies.
Toutes ces tensions surviennent alors que la diplomatie chinoise est devenue considérablement plus agressive, particulièrement depuis la crise de la Covid-19. Au même moment, les États-Unis se rapprochent ostensiblement à la fois de l’Inde et de Taïwan, tandis que les bruits de bottes agitent une Europe longtemps passive sur le dossier stratégique chinois. Les cercles diplomatiques, les rédactions et les armées se mettent en état d’alerte. L’apparition de ces crises simultanées peut nous prendre à revers. Mais prendre du recul, c’est aussi chercher des indications dans l’histoire et la culture stratégique de la Chine : cette montée des périls n’a rien de fortuit et risque de s’installer dans la durée.
Car Taïwan, tout comme le Xinjiang et le Tibet, constituent des espaces symétriques dans les conceptions stratégiques chinoises historiques et actuelles. Le premier se situe à l’Est, au-delà des confins maritimes de la Chine, les deux autres à l’Ouest, du côté des steppes et de l’arc himalayen. Chiang Kai-shek n’avait-il pas déclaré au siècle dernier que « Formose […], le Xinjiang et le Tibet constituent toutes des régions stratégiques pour assurer l’existence de la nation » ? Historiquement, le contrôle de ces espaces maritimes et continentaux, au croisement des routes commerciales et des aires d’influence des grandes puissances, a longtemps été crucial pour les stratèges chinois. Ces profondeurs stratégiques restent leurs premières lignes de défense, et ils les savent convoitées par leurs adversaires. Il leur est donc important de tenir ces derniers à distance. Aujourd’hui, contrôler ces périphéries, c’est pour Pékin la promesse d’un accès sans entrave à l’Europe et à l’océan Indien du côté continental, et aux eaux profondes et libres de l’océan Pacifique du côté de Taïwan. Elle se libérerait aussi de sa dépendance aux lignes de communication contrôlées par les États-Unis et leurs alliés.

Sinocentrisme

L’espace qu’occupe aujourd’hui la région autonome du Xinjiang a longtemps retenu l’attention des stratèges chinois. La région est depuis des millénaires une zone tampon disputée entre la Chine et ses adversaires barbares. C’est là, à la lisière des steppes, que s’est constituée dès la dynastie Han l’idée même d’une frontière séparant les peuples barbares nomades intéressés par le commerce, de la civilisation chinoise quasi autosuffisante. Cette distinction a créé un puissant sinocentrisme, un rapport tributaire entre la Chine et sa périphérie, dont on voit encore les traces aujourd’hui. Faible, la Chine abandonnait les steppes d’Asie centrale à ces ennemis, ou achetait sa tranquillité en ouvrant le commerce. Mais puissante, comme sous les dynasties Han, Tang et Qing, et dirigée par des empereurs ambitieux, tels Wudi et Qian Long, elle s’y rétablissait par des guerres de conquêtes.
Aujourd’hui puissante, la Chine déploie de nouveau son influence au-delà de la frontière du Xinjiang. Selon Wang Jisi (王緝思), intellectuel très écouté par les cercles dirigeants à Pékin, la Chine, en se tournant vers les étendues continentales, retrouverait son équilibre en (re)devenant un « État du milieu », au centre de l’Asie toute entière. En réinvestissant ces espaces depuis 1999 avec la politique de développement du grand Ouest de Jiang Zemin, et surtout depuis 2013 avec l’annonce par Xi Jinping des « Nouvelles routes de la soie » (BRI), le Parti Communiste chinois s’inscrit pleinement dans l’héritage des dynasties impériales.

Bouclier taïwanais

De l’autre côté du continent, Taïwan a toujours été perçue par les Chinois comme une île de rebelles. Depuis le XVIème siècle et les premières installations permanentes de Chinois à Taïwan, l’île a fait office de nouveau monde pour les affamés, les pirates, les aventuriers et les opposants politiques. En 1644, Formose sert de refuge pour Zheng Chenggong, loyaliste Ming opposé à la nouvelle dynastie mandchoue Qing en Chine. C’est ainsi que pour la première fois, dans une situation qui évoque sensiblement la situation actuelle, deux entités politiques concurrentes ont coexisté des deux côtés du détroit de Taïwan.
Mais après avoir repris l’île en 1683, les Qing décident de l’administrer. Pourquoi ? L’idée provient alors de l’amiral Shi Lang, auteur d’une doctrine célèbre : sous le contrôle de la Chine, Taïwan est un bouclier protégeant ses côtes orientales contre toute attaque ou invasion étrangère. À l’inverse, Taïwan peut servir de tête de pont aux ennemis de la Chine. Du point de vue de Pékin, c’est une réalité similaire qui s’exprime aujourd’hui : tant que Taïwan ne sera pas sous son contrôle, la démocratie insulaire constituera pour la Chine un risque à la fois stratégique et idéologique. À l’inverse, contrôler l’île, véritable passerelle vers l’océan, permettrait à la Chine de sécuriser ses côtes, de briser son encerclement à l’Est, et d’occuper une position avantageuse face à ses adversaires, dont les États-Unis et le Japon.

Puissance amphibie

La perspective de laisser ces périphéries maritimes et continentales sous l’influence, voire le contrôle direct de ses adversaires, évoque de mauvais souvenirs pour le pouvoir chinois. Durant la deuxième moitié du XIXème siècle, après les désastreuses guerres de l’opium, l’empire Qing très affaibli subissait une double pression stratégique. À l’Ouest, les Russes progressaient en Asie centrale avec l’occupation de la vallée de l’Ili en 1871, tandis que la rébellion menée par l’aventurier Yaqub Beg faisait rage au Xinjiang. A l’Est, la pression des Occidentaux et du Japon devenait insupportable. Manquant de moyens, les stratèges chinois furent placés devant un dilemme implacable. Quel front devait être sécurisé en priorité ? Le front maritime ou continental ? Les finances de l’Empire ne permettant la protection que d’un seul front, un vif débat s’ensuivit en 1874. La Cour donna la priorité aux frontières occidentales. Ce choix porta préjudice à la défense des côtes et n’enraya pas ce que les Chinois nomment le siècle d’humiliation, le grand traumatisme, et la blessure historique de la Chine. Que demanda le Japon à la Chine à la suite de la guerre sino-japonaise en 1895 ? Le contrôle de Taïwan, d’où décolleront les avions japonais qui bombarderont Shanghai quarante ans plus tard.
À travers ces réflexions resurgissent les grandes idées géopolitiques du XIXème siècle. Par exemple, le Britannique Harold John Mackinder notait que la Chine dispose d’une géographie très avantageuse et que, au prix du renforcement de ses défenses maritimes et continentales, cette puissance « amphibie » pourrait l’emporter sur toutes les autres. Et dès 1900, le célèbre stratège américain Alfred Mahan avait prévu qu’avec son inévitable montée en puissance, la Chine n’aurait plus à choisir entre stratégie continentale et maritime et que son influence devait naturellement s’étendre dans les deux espaces, comme c’est le cas aujourd’hui. Après sa mort, l’homme compta parmi ses disciples nombre de stratèges chinois, tel que l’influent Liu Huaqing (劉華清), père de la modernisation de la marine. La marine chinoise dépasse désormais en nombre d’unités ce que l’US Navy peut aligner dans la région.

Ambitions stratégiques et discours confucéen

Cependant, la question du contrôle de ces deux espaces, maritime et continental, est riche en opportunités comme en dangers pour la Chine. Sa montée en puissance nourrit réactions et antagonismes en ordre encore dispersé, sous la forme d’une stratégie d’endiguement préparée par les Américains, les Indiens, les Japonais et les Australiens, mais aussi les Taïwanais bien sûr et les autres parties prenantes de ces « stratégies indopacifiques », dont la France. C’est dans le cadre de ce « Grand Jeu » actualisé, pour reprendre l’expression de Rudyard Kipling, qu’il faut comprendre les escalades actuelles.
Le PCC aime justement décrire sa culture stratégique comme intrinsèquement pacifique, seulement préoccupée par une politique de bon voisinage et par la défense de son intégrité territoriale. Ses penseurs, de Wang Huning, à Yan Xuetong en passant par Zhao Tingyang, mettent ainsi en avant sa riche culture confucéenne afin de convaincre à l’étranger que la montée en puissance chinoise sera mutuellement bénéfique, et que celle-ci ne s’accompagnera pas de l’expansionnisme et des violences qui ont caractérisé la domination des pays occidentaux. En Chine, ce discours fait consensus et est brandi à l’unisson par le Parti, les chercheurs et la population. Au niveau international, il emprunte au libéralisme et fait appel à nos propres références culturelles, comme celle de la paix par l’interdépendance économique, le « doux commerce » de Montesquieu. Il se place ainsi en contrepied de la posture « America first » des États-Unis. Plusieurs sont les « amis de la Chine », y compris en France, à reprendre tels quels ces éléments de langage omniprésents dans la communication du Parti.
Mais ce discours, popularisé en Occident par le sinologue américain John K. Fairbanks, sert surtout d’outil pour désamorcer les critiques du comportement international chinois. « Comme le libéralisme aux États-Unis, le confucianisme permet aux dirigeants chinois de parler comme des idéalistes et d’agir comme des réalistes », écrivait le stratège américain John Mearsheimer. D’ailleurs là aussi, l’ordre est à la continuité historique. Tout au long de l’histoire, ce discours confucéen, depuis les Sept classiques de l’art militaire (datant du IVème siècle avant J.C.), a servi à justifier une politique étrangère parfois belliqueuse et toujours sensible à l’équilibre des forces, intégrant les dimensions militaires autant que politiques et économiques, visant à maximiser la puissance de la Chine et servir ses ambitions stratégiques.

Faire du bruit à l’Est pour attaquer à l’Ouest

Nous interprétons de façon trop littérale l’idée de « gagner sans combattre ». Plutôt que de remplacer l’usage de la force par des moyens pacifiques, la maxime fait plutôt référence à la notion de « flexibilité absolue », détaillée depuis Sun Zi, enseignant aux stratèges quand et comment combattre, et plus généralement à manipuler les faiblesses de l’adversaire afin de réunir les conditions permettant la victoire. Le Si Ma Fa, l’un des Sept Classiques militaires, mentionne ainsi qu’il est « acceptable de faire la guerre pour prévenir la guerre ». Mao lui aussi s’inscrivait dans cette logique, en écrivant dans ses Œuvres choisies (volume 2) : « Nous sommes pour l’abolition de la guerre. […] Mais si nous voulons nous débarrasser de l’arme, nous devons saisir l’arme ». La filiation avec la pensée stratégique chinoise traditionnelle chinoise ne pourrait être plus claire. Ces principes ressemblent à s’y méprendre à la realpolitik telle qu’on la conçoit en Occident, et a fortiori avec l’adage latin : « Si vis pacem, para bellum » (« si tu veux la paix, prépare la guerre »). Mais pour ce qui nous préoccupe, on y adjoindra le célèbre dicton des 36 stratagèmes : « Faire du bruit à l’Est pour attaquer à l’Ouest » (聲東擊西).
Alors que les dirigeants chinois considèrent que la période est une opportunité historique de rendre à la Chine sa centralité et de corriger une série d’humiliations historiques, ceux-ci ont pourtant signalé de multiples manières la nature de leurs objectifs : briser leur encerclement stratégique en repoussant l’influence américaine et, plus largement, occidentale au-delà d’un périmètre de sécurité acceptable et retrouver son leadership sur sa périphérie stratégique. La démocratie taïwanaise et les profondeurs de l’Asie intérieure constituent les lignes de front de ce retour de l’Histoire.
Par Hugo Tierny

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A propos de l'auteur
Hugo Tierny est doctorant en cotutelle à l’Institut Catholique de Paris (ICP) et l’Ecole Pratique des Hautes Etudes (EPHE). Il a vécu quatre années à Taipei (Taïwan) et s’intéresse aux questions d’influence politique chinoise et aux relations entre Taïwan et la Chine.