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Face à la Chine, les Tibétains entre soutien et attente envers l’Inde

Tenzin Tsundue, activiste et poète tibétain, et Namdol Lhagyari, présidente de l’association Gu-Chu-Sum pour les prisonniers politiques tibétains et membre du parlement en exil, lors d'un rassemblement à Dharamsala le 2 juillet 2020. (Crédit : Côme Bastin)
Tenzin Tsundue, activiste et poète tibétain, et Namdol Lhagyari, présidente de l’association Gu-Chu-Sum pour les prisonniers politiques tibétains et membre du parlement en exil, lors d'un rassemblement à Dharamsala le 2 juillet 2020. (Crédit : Côme Bastin)
Après les affrontements du 15 juin dernier dans l’Himalaya, de nombreux activistes tibétains espéraient un geste de l’Inde envers leur cause… qui n’est pas venu. Malgré tout, la communauté tibétaine affiche une large solidarité avec le pays qui accueille le Dalaï-lama.
Lundi 6 juillet, ils étaient nombreux à attendre. À l’occasion des 85 ans du Dalaï-lama, certains rêvaient que l’Inde reconnaisse l’existence du Tibet, d’autres qu’une récompense soit remise à leur leader spirituel, d’autres enfin, d’un simple mot pour son anniversaire. Il faut dire que les récents affrontements de l’Inde avec la Chine dans l’Himalaya faisaient souffler un vent d’espoir. Jeudi 2 juillet, cinq ONG tibétaines avaient manifesté à Dharamsala leur solidarité avec l’Inde tout en l’appelant à passer aux actes « Il est grand temps que l’Inde reconnaisse le Tibet comme un pays indépendant et une nation occupée », avait demandé Gonpo Dhundup, président du Tibetan Youth Congress.
Au-delà de la communauté tibétaine, plusieurs politiques réclamaient un geste. « Nous devons rendre hommage au Dalaï-lama avec la Bharat Ratna [légion d’honneur indienne, NDLR] », avait peu avant déclaré Pankaj Goyal, le secrétaire général du Bharat Tibbat Sahyog Manch, proche du parti BJP au pouvoir en Inde. « Il le mérite pour son service à l’humanité, sa compassion, son courage et sa foi indéfectible en la démocratie et les libertés fondamentales, toutes les valeurs que notre République défend », avait tweeté de son côté Nirupama Rao, ancienne ambassadrice de l’Inde en Chine.

Diplomatie

Il n’en a rien été. Pour l’anniversaire du Dalaï-lama, le Premier ministre indien Narendra Modi ne s’est même pas fendu d’un tweet, alors qu’il l’avait appelé l’année précédente. Comprendre ce silence implique de revenir aux événements qui ont récemment secoué les relations entre l’Inde et la Chine. Dans la nuit du lundi 15 juin, des contingents de soldats indiens et chinois se sont affrontés dans la vallée de Galwan, le long d’une frontière qu’ils se disputent sur les hauteurs de l’Himalaya depuis six décennies. Vingt soldats indiens y ont trouvé la mort. Devant ce qui est perçu comme une preuve de plus des velléités expansionnistes de Pékin, l’Inde a montré les muscles : envoi de troupes supplémentaires dans l’Himalaya, interdiction de 59 populaires applications chinoises.
Mais derrière les apparences martiales, c’est la diplomatie qui est privilégiée par New Delhi, en discussion avec la Chine pour pacifier la frontière de l’Himalaya. « Historiquement, géopolitiquement, culturellement, le Tibet est au centre des tensions. Xi Jinping, lui-même, a déclaré que la sécurité et la stabilité de la Chine dépendaient de la sécurité et de la stabilité du Tibet, explique au site Bouddha News Lobsang Sangay, président du gouvernement tibétain en exil. C’est aussi un enjeu environnemental, le Tibet étant le château d’eau de l’Asie, le gouvernement indien devrait en faire l’un des principaux axes de sa politique. » Pour trouver un accord avec la Chine sur le Toit du Monde, l’Inde a cependant choisi d’esquiver l’enjeu.

Jeux de frontières

Rien de surprenant selon Tenzin Tsundue, célèbre activiste et poète tibétain, pour qui l’Inde a toujours joué un double jeu avec le Tibet. « Lors des invasions chinoises des années 1950, l’Inde a accueilli de nombreux réfugiés tibétains comme le Dalaï-lama. Mais d’un autre côté, elle s’est toujours sentie inférieure militairement et a cédé aux exigences territoriales chinoises. » Et le militant de citer la reconnaissance du Tibet comme partie de la Chine lors d’accords de coexistence pacifique de 1954, la défaite militaire de 1962 laissant de facto la zone de l’Aksai Chin aux mains du voisin… « Pourtant, c’est avec le Tibet que l’Inde a conclu un accord frontalier en 1914, pas avec la Chine. Il est donc paradoxal de nier l’existence de ce pays ! », juge Tenzin Tsundue.[/asl-article-text]
Depuis Dharamsala, l’homme regrette aussi que l’Inde ait trop souvent fait taire la contestation tibétaine dans l’espoir de capter des capitaux chinois. « J’ai été envoyé en prison préventivement quatorze fois, à chaque fois qu’un dirigeant chinois venait visiter le pays, c’est un record ! » Tenzin Tsundue appelle désormais l’Inde à sortir de cet attentisme. « Après les affrontements récents, l’heure n’est plus à la naïveté. ll faut penser les relations avec la Chine sur le long terme plutôt que de quémander des investissements. L’Inde partage 3 480 km avec le Tibet. Le reconnaître en tant que pays mettrait la Chine en difficulté comme puissance occupante et sécuriserait la frontière. » Namdol Lhagyari, présidente de l’association Gu-Chu-Sum pour les prisonniers politiques tibétains et membre du parlement en exil, juge elle aussi que l’Inde n’envoie pas un message suffisamment fort. « Que le Tibet soit une nation à part entière est un fait et l’Inde en est un témoignage. Mais en raison des relations bilatérales avec la Chine, cela n’est pas reconnu officiellement. »

Mémoires du Tibet

Beaucoup de Tibétains n’en espèrent cependant pas tant, à commencer par le chef de leur gouvernement en exil. « Nous admirons l’approche non violente de l’Inde en matière de diplomatie. C’est grâce à l’hospitalité de l’Inde que nous avons pu raviver et préserver notre identité culturelle », déclare Lobsang Sangay. « Les Tibétains du monde entier se tiennent au côté du peuple indien face à l’impérialisme chinois. Cela nous donne un sentiment de déjà-vu puisqu’il y a soixante ans, la République Populaire de Chine s’est introduite au Tibet et nous avons perdu notre liberté. » Cette reconnaissance envers l’Inde et cette solidarité avec son peuple est partagée par Namdol Lhagyari. « Citoyenneté ou pas, je suis Tibétaine de sang et cela ne changera jamais. Mais je cultive un lien naturel et un amour pour l’Inde, ayant grandi ici. »
Quels que soient les passeports et les tracés, l’Inde et les Tibétains se sentent indissociablement liés. « On parle de frontière chinoise, mais au fond de leur cœur, tous les Indiens savent que l’on parle du Tibet », juge Tenzin Tsundue. « Les habitants du Ladakh, du Sikkim, de l’Arunachal Pradesh n’ont aucune mémoire des Chinois. Ils se sont construits sur les échanges religieux et commerciaux avec le Tibet. » D’autant que l’Inde est la terre de naissance du bouddhisme, qui se joue lui des frontières. « La connaissance ancienne de grands érudits indiens tels que les Shantarakshita a été préservée au Tibet, raconte Lobsang Sangay. Sa Sainteté le Dalaï-lama s’est ensuite engagée à raviver l’intérêt pour la tradition Nalanda dans son pays d’accueil, l’Inde. Sur le plan culturel, l’Inde sera toujours le foyer spirituel des nations bouddhistes d’Asie. »

Action pacifique

À défaut d’un geste politique de la part du gouvernement indien, la communauté tibétaine reste mobilisée pour faire entendre sa voix face à la menace chinoise. Elle n’est pas la seule à y faire face. « Hong Kong, Taïwan, les Ouïghours et les Mongols sont aussi dans le viseur de Pékin, rappelle Tenzin Tsundue. Nous avons déjà manifesté ensemble à Paris, Londres ou New York. » Pour Namdol Lhagyari, il est trop facile de tout attendre de l’Inde. « Beaucoup de nations développées ont laissé le Tibet à la Chine pour leur intérêt personnel. » Aussi longue que soit la route, la militante se dit prête. « Les jeunes Tibétains ont toujours suivi le message bouddhiste de protestation non violente, de résilience et de persévérance. »
Par Côme Bastin
Cet article a été initialement publié sur le site Bouddha News le 17 juillet 2020.

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A propos de l'auteur
Côme Bastin est reporter en Inde, basé à Bangalore depuis 2019. Il travaille avec Radio France Internationale, Ouest-France, Mediapart et Marianne. Il chérit les longs reportages et les analyses sur le sous-continent et ses multiples facettes. Auparavant, il était reporter en France et en Europe (We Demain, Socialter, Radio Nova, RFI).