Histoire
Souvenirs de reportages en Asie

1983 : premier voyage à Pékin

Pékin, place Tian'anmen à l'entrée de la Cité interdite en 1983. (Source : Homelinux)
Pékin, place Tian'anmen à l'entrée de la Cité interdite en 1983. (Source : Homelinux)
Comment un premier voyage en Chine au début des années 1980 peut virer à l’improvisation totale à cause d’une turbulence aérienne. Installé depuis 1979 à Bangkok, Jacques Bekaert partage ses souvenirs de reporter en Asie.
En 1983, un ami, Patrick Nothomb, père d’Amélie, était directeur Asie au ministère français des Affaires étrangères, et Leo Tindemans, ministre des Affaires étrangères de Belgique. Je les connaissais bien tous les deux. Ils me proposèrent de joindre en Thaïlande le petit groupe de journalistes accompagnant le ministre belge en Chine.
Dans le vol de la CAAC Bangkok-Pékin, on nous mit en première classe. Rien d’exceptionnel : des sièges un peu plus grands, le même repas qu’en classe économique, sauf que nous avions droit de le manger deux fois. Mais pas une goutte de liquide : ni vin, ni eau. On nous donna finalement une bouteille de Mao Tai et des verres de la grandeur d’un dé à coudre.
En route pour Pékin, l’avion traversa une zone de turbulence telle que nous fîmes un atterrissage forcé à Hangzhou. Évidemment, personne ne nous y attendait. Nous n’avions pas de visa, nous devions le recevoir à l’arrivée à Pékin. Notre petit groupe fut de suite arrêté, et enfermé dans une cellule sans siège ni table, toute en béton.
Nous fîmes un tel boucan qu’un officier nous sortit du trou. Et bientôt arriva un étudiant qui parlait un peu anglais. Se rendant compte de son erreur, la police fit rouvrir le restaurant. Et deux énormes bols de riz arrivèrent, tout chaud. Tindemans s’était tout naturellement assis avec nous. On le déplaça de force vers une plus grande table, avec son bol de riz. Il revint à notre table.
« – Pourquoi il fait ça ? demanda l’étudiant.
– S’il est aujourd’hui ministre des Affaires étrangères, il le doit bien sur a son talent et a ses connaissances. Mais qui lui a donné cette place ? Nous, le peuple qui l’avons élu. Il est donc aussi au service du peuple belge.
– Je comprends maintenant pourquoi nos dirigeants nous disent que la démocratie est mauvaise pour les Chinois. Ici nous sommes les servants des dirigeants. Le grand chef est comme un empereur. »
A 6 heures du matin quand nous atterrîmes à Pékin, heureusement un officiel des Affaires étrangères nous attendait, visas en main, ainsi que plusieurs voitures noires du ministère.
J’eus le privilège de loger dans la meilleure villa de ce domaine réservé aux hôtes de marque étrangers. Pourquoi ? Le bruit courrait à Bangkok que j’étais en fait un membre des services secrets belges. Et rien n’est plus difficile que de démentir une fausse rumeur.
Le lendemain, dans ma voiture, je découvris une charmante jeune femme, parlant un français impeccable, qui m’entreprit sur les intentions du prince Sihanouk, qu’en effet je connaissais bien. Elle m’interrogea aussi sur celles de la Belgique, dont une rumeur, fausse elle aussi, voulait qu’elle ait préparé un plan secret pour résoudre l’affaire cambodgienne, un pays occupé par le Vietnam, soutenu par Moscou, ennemi de Pékin.
Pékin était encore une ville aux dimensions modestes. Et grâce à Deng Xiaoping, il y avait un début d’ouverture. Outre les discussions officielles, nous visitâmes la Cité interdite, ouvert pour nous. Ma compagne chinoise se montrait de plus en plus charmante : « Je voudrais mieux vous connaitre. Je vous trouve très beau. » Même ma mère ne m’avait jamais dit ça ! Un « honey trap » version pékinoise ?
Devant l’entrée de la Cité interdite, il y avait des attractions. Un carrousel à moteur humain. Pas trop dur comme boulot car il était réservé aux enfants. Mais les deux autres, celles devant lesquelles on faisait la queue, c’était la version chinoise d’une Zim soviétique. On pouvait s’asseoir dans le siège du conducteur, fenêtre ouverte, et saluer comme un bon capitaliste. Sans oublier un costume d’empereur avec un espace découpé pour la tête.
Nous eûmes bien sûr droit à la grande muraille de Chine et à un premier petit marché libre, où des paysans ou artisans des environs venaient vendre leur production. Un jeune campagnard tenace, ayant compris que Tindemans était le grand homme de notre groupe, voulut lui vendre un sofa énorme, en bois dur. On me présenta des poules. Vivantes bien sûr. « Vous aurez des œufs frais tous les jours si vous achetez aussi le coq. » Idéal dans un appartement de Bangkok !
Un après-midi, après un repas d’excellent canard laqué, arrivant à l’ambassade, nous trouvâmes le traducteur chinois en larmes. « Un décès dans votre famille ? » lui demanda le ministre. « Non, Hergé est mort. » Notre homme était en effet celui qui traduisait en chinois des albums pirates, en petits format, et vendus clandestinement.
Mon visa étant encore valable une semaine après le départ du ministre, et l’ambassadeur offrant de me loger et de me prêter une bicyclette, j’en profitais pour explorer les alentours de la ville. Un bel après-midi, je me suis retrouvé en pleine campagne. Ou étais-je ? Aucune idée. Dans un village, je suis tombé sur un marché. On y vendait des poulets, vivants, mais aussi des cochons et des vaches.
J’eus l’impression que certains vieux n’avaient jamais vu de visage pale. On me proposa aussitôt un superbe cochon, gras et rose. Mes mimiques firent rire tous le monde. Une veille dame s’approcha de moi, et on me fit comprendre qu’elle était veuve et que si je voulais l’épouser…
C’est à ce moment que surgit une patrouille de police à vélo. Je leur montrai l’adresse de la résidence de l’ambassadeur de Belgique, écrite en caractères chinois. Ils me conduisirent jusqu’à la grille, dont j’avais la clé. Rassurés, ils me firent un beau salut quasi-militaire.
Il était temps de rentrer a Bangkok.
Par Jacques Bekaert

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A propos de l'auteur
Jacques Bekaert (1940-2020) fut basé en Thaïlande pendant une quarantaine d'années. Il est né le 11 mai 1940 à Bruges (Belgique), où sa mère fuyait l’invasion nazie. Comme journaliste, il a collaboré au "Quotidien de Paris" (1974-1978), et une fois en Asie, au "Monde", au Far Eastern Service de la BBC, au "Jane Defense Journal". Il a écrit de 1980 a 1992 pour le "Bangkok Post" un article hebdomadaire sur le Cambodge et le Vietnam. Comme diplomate, il a servi au Cambodge et en Thaïlande. Ses travaux photographiques ont été exposés à New York, Hanoi, Phnom Penh, Bruxelles et à Bangkok où il réside. Compositeur, il a aussi pendant longtemps écrit pour le Bangkok Post une chronique hebdomadaire sur le vin, d'abord sous son nom, ensuite sous le nom de Château d'O. Il était l'auteur du roman "Le Vieux Marx", paru chez l'Harmattan en 2015, et d'un recueil de nouvelles, "Lieux de Passage", paru chez Edilivre en 2018. Ses mémoires, en anglais, ont été publiées en 2020 aux États-Unis sous le titre "A Wonderful World".