Histoire
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Hôtels mythiques d'Asie : souvenirs du Sukhalai à Phnom Penh

Un cinéma sur le boulevard Monivong à Phnom Penh. (Source : Flickr)
Un cinéma sur le boulevard Monivong à Phnom Penh. (Source : Flickr)
Monuments incontournables ou palaces surannés, l’Asie du Sud-Est ne se comprend pas tout à fait sans ses hôtels mythiques. Témoins d’un pan d’histoire coloniale, de sa splendeur et de sa décadence, ils furent parfois un carrefour d’espions durant la guerre froide. Jacques Bekaert nous emmène cette fois au Sukhalai, un hôtel de Phnom Penh aujourd’hui détruit.
Un beau matin de septembre 1988, vers 5 heures du matin, on frappa à ma porte. Cinq heures ! Je dors à cette heure-là. Même a Phnom Penh. Mal éveillé, j’ouvre. Entrent la gouverneure de Kompong Speu et un jeune homme, son neveu et traducteur. Je les connais, cette province proche du Phnom Penh étant désormais ouverte aux journalistes. Cette brave paysanne de 65 ans m’avait même laissé tirer avec son pistolet, un vieux Tokarev sovietique. Sur une cible en carton.
« Quel bon vent vous amène ? ». « Voilà, me dit son neveu dans un mélange de khmer, de français et d’anglais. Ma tante voudrait vous épouser et rentrer avec vous en Amérique ! » J’ai beau dire que je suis Belge, on s’obstinne à me prendre pour un Américain. « Désolé, je suis déjà marié. Et j’habite à Bangkok. »
Cette scène se déroulait au huitième étage du Sukhalai.
Ne cherchez pas ou se trouve le Sukhalai. Il a disparu sans laisser de trace. Perdu corps et bien. Le bâtiment, sur Monivong, à un angle, face à un bureau de poste, a été détruit. Emporté par le vent de rénovation qui est en train de changer à tout jamais le Phnom Penh que j’ai connu, où tant de vestiges rappelaient le bon temps, celui de la paix des années cinquante et soixante, sous la tutelle du Prince Sihanouk. Le temps où l’on pouvait vivre bien avec un salaire d’instituteur, comme me le rappelait parfois feu mon ami Chak Sarik, ancien secrétaire privé du prince.
Le Sukhalai, c’était huit étages, avec ascenseur, sauf que faute de courant ce vieux serviteur ne fonctionnait jamais. Mais j’étais relativement jeune, avec de bonnes jambes, bien entraînées au cours de mon service militaire en Allemagne. Je choisissais toujours les deux derniers étages, à quatre dollars la nuit.
Le patron était un petit fonctionnaire du parti au pouvoir. Le Parti du Peuple Cambodgien, ex-communiste. « Mais, jurait le patron, je ne suis pas communiste. On en a marre de ces gens-là ! » La salle de restaurant, ouverte le matin, accueillait clients, visiteurs et quelques jeunes filles en quête de l’âme sœur.
Un matin, le patron me dit que deux messieurs voulaient me parler. Les deux compères faisaient dans le commerce de dog tags américaines. Ces plaques d’identité dont sont munis les membres des force armées de l’Oncle Sam, surtout utiles en cas de décès. Outre le nom du militaire, elles indiquent sa religion.
« – Vous avez des contacts avec l’ambassade des États-Unis à Bangkok?
– Oui.
-Normal, vous êtes américain.
-Non, je suis belge.
-Voici des dog tags qui appartiennent à des soldats américains encore aux mains des Viets. »
Certains Américains étaient en effet persuadés qu’il restaient des prisonniers dans les jungles du Nord Vietnam. Le film Rambo avait contribué a répandre cette légende. En résultait un commerce de ces plaquettes, souvent toutes neuves.
« – Donnez-les-moi, je vais les montrer a l’ambassade.
– Non, copiez les numéros, et dîtes que nous sommes prêts à vendre. »
Quelques jours plus tard à l’ambassade américaines à Bangkok : « Dîtes à ces messieurs que l’une appartient à un soldat qui est bien vivant dans le Kentucky. Les autres sont des fausses plaques qui ne correspondent à aucun soldat américain. » Le rêve d’un paquet de dollars parti en fumée.
Au moment de mon dernier séjour au Sukhalai, l’hôtel, promis à la démolition, était devenu une véritable maison de tolérance. Pas un lieu fréquentable pour un type de mon genre, qui faisait désormais dans l’humanitaire.

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A propos de l'auteur
Jacques Bekaert (1940-2020) fut basé en Thaïlande pendant une quarantaine d'années. Il est né le 11 mai 1940 à Bruges (Belgique), où sa mère fuyait l’invasion nazie. Comme journaliste, il a collaboré au "Quotidien de Paris" (1974-1978), et une fois en Asie, au "Monde", au Far Eastern Service de la BBC, au "Jane Defense Journal". Il a écrit de 1980 a 1992 pour le "Bangkok Post" un article hebdomadaire sur le Cambodge et le Vietnam. Comme diplomate, il a servi au Cambodge et en Thaïlande. Ses travaux photographiques ont été exposés à New York, Hanoi, Phnom Penh, Bruxelles et à Bangkok où il réside. Compositeur, il a aussi pendant longtemps écrit pour le Bangkok Post une chronique hebdomadaire sur le vin, d'abord sous son nom, ensuite sous le nom de Château d'O. Il était l'auteur du roman "Le Vieux Marx", paru chez l'Harmattan en 2015, et d'un recueil de nouvelles, "Lieux de Passage", paru chez Edilivre en 2018. Ses mémoires, en anglais, ont été publiées en 2020 aux États-Unis sous le titre "A Wonderful World".