Société
Reportage

Chine : au Ningxia, le coronavirus isole une région déjà marginalisée

File d'attente à l'entrée d'une pharmacie de Yinchuan, capitale de la région du Ningxia. (Crédit : Thibaud Mougin / SOPA images)
File d'attente à l'entrée d'une pharmacie de Yinchuan, capitale de la région du Ningxia. (Crédit : Thibaud Mougin / SOPA images)
Si les images du Hubei, sanctuarisé, font le tour du monde, aucune province de Chine n’est épargnée par l’épidémie de coronavirus. Les autorités locales imposent souvent des mesures drastiques à leurs populations. La région du Ningxia, au nord-ouest du pays, est l’une des moins touchées par l’épidémie, mais elle est en « état d’alerte maximale » depuis le 25 janvier. À Yinchuan, la capitale, chaque habitant de retour de vacances est immédiatement placé sous « quatorzaine ». Les universités sont barricadées et huit quartiers de la ville ont été isolés après la découverte de cas de contamination. Comment ces mesures sont-elles vécues par la population locale ? Reportage aux marges de la Chine.

Le Ningxia, cette région à part

Le Ningxia, officiellement « Région autonome Hui du Ningxia », appartient depuis 1958 au groupe des cinq régions dites « autonomes » de Chine, avec la Mongolie intérieure, le Tibet, le Xinjiang et le Guangxi. Ce statut d’exception est défini dans la Constitution chinoise de 1949. Ses rédacteurs voulaient s’inspirer de l’URSS en reconnaissant officiellement, en Chine, l’existence de minorités ethniques d’origine tibétaine, mongole, hui et ouïghoure. Le Ningxia a la particularité de se composer à 33 % de Hui, une ethnie musulmane descendante des commerçants des routes de la soie arrivés en Chine sous la dynastie Tang.

La Région autonome est une plaine aride, fermée au Nord par les monts Helan, qui créent une barrière naturelle avec la Mongolie-Intérieure, et à l’Ouest par la chaîne du Qinghai, première marche du plateau tibétain. C’est aussi une région faiblement urbanisée, où subsistent de grandes disparités de développement entre la capitale, Yinchuan, et ses campagnes.

Le Ningxia n’en dispose pas moins d’un important pôle universitaire qui permet aux étudiants « des marges » d’accéder à une éducation de troisième cycle. Basé à Yinchuan, ce pôle regroupe l’université du Ningxia (宁夏大学) et l’université des Minorités (北方民族大学), qui accueille des étudiants du Xinjiang et des minorités d’Asie centrale.

La plaine de Yinchuan, vue depuis les monts Helan. (Crédit : Thibaud Mougin / SOPA images)
La plaine de Yinchuan, vue depuis les monts Helan. (Crédit : Thibaud Mougin / SOPA images)

Une région peu touchée, mais confinée

Ces particularités géographiques et la faible densité de population du Ningxia ont-ils joué un rôle de rempart face au coronavirus ? La région est en tout cas l’une des moins touchées par l’épidémie, avec 74 cas signalés le 1er mars. Le gouvernement local a pourtant annoncé le 25 janvier, soit le jour du Nouvel an chinois, le déclenchement de « l’état d’alerte maximale ».

Impossible de quitter le Ningxia

*Tous les noms de cet article ont été modifiés.
Ces mesures ont eu pour premier effet l’interruption immédiate des transports reliant le Ningxia au reste de la Chine. Impossible de quitter la région par voie terrestre, les lignes de train et les principaux axes routiers sont coupés. La fermeture de l’autoroute reliant Yinchuan et la Mongolie-Intérieure a bouleversé la vie de millions d’usagers comme Mei*, une jeune femme de la minorité Hui, originaire de Mongolie-Intérieure : « Je travaille dans la banlieue de Yinchuan, comme interprète pour une usine qui fabrique des colorants. Depuis le 25 janvier, je suis chez mes parents à Alxa en Mongolie-Intérieure, où j’étais venue passer les fêtes du Nouvel an. Je devais normalement retourner sur mon lieu de travail le 10 février, mais dans la situation actuelle, je ne vois pas comment faire. C’est extrêmement frustrant et inquiétant. »
Station de bus à Yinchuan. (Crédit : Thibaud Mougin / SOPA images)
Station de bus à Yinchuan. (Crédit : Thibaud Mougin / SOPA images)

Avions au sol

Dans le secteur aérien, les compagnies chinoises sont contraintes, depuis le 23 janvier, de revoir leurs plans de vols et d’annuler la desserte des villes secondaires du pays. Yinchuan en a fait les frais. Les vols internes, qui connectent habituellement la ville aux aéroports internationaux les plus proches (Xi’an, Kunming, Pékin) ont été peu à peu annulés, renforçant un peu plus la sensation d’isolement des habitants. D’après un employé du transporteur China Eastern, les annulations de vols internes sont davantage motivées par des raisons économiques que sécuritaires, compte tenu du nombre très faible de voyageurs depuis le déclenchement de l’épidémie. Le 3 février, le long courrier Qindao-Paris de la China Eastern n’a ainsi transporté que sept passagers !

Des quartiers isolés du monde extérieur

Les restrictions de circulation sont aussi drastiques à l’intérieur du Ningxia. Dans chaque quartier résidentiel de Yinchuan, les habitants qui souhaitent quitter leur immeuble doivent enregistrer leur nom, numéro de téléphone, carte d’identité et le motif de leur déplacement. Les gardiens effectuent ensuite un test de température, dont le résultat est consigné sur le registre de la résidence. Autant de mesures qui découragent les habitants de sortir : « Cela fait 12 jours que je n’ai pas quitté mon appartement », nous confie, en souriant, une jeune femme en pyjama venue récupérer un colis dans le hall de son immeuble. Toute personne de retour de voyage, qu’il s’agisse d’un simple déplacement en province ou d’un séjour à l’étranger, se voit imposer un confinement de 15 jours à son domicile, ou, pour les moins chanceux, à l’hôtel.
Les quartiers où ont été détectés des cas de contamination sont quant à eux isolés par un cordon sanitaire. A l’heure où nous écrivons ces lignes, huit « communautés de quartier » (社区) de Yinchuan sont coupées du monde extérieur. Leur liste est consultable sur le réseau social WeChat.
Une "communauté de quartier" (社区) à Yinchuan. Huit zones de ce type sont coupées du monde extérieur. (Crédit : Thibaud Mougin / SOPA images)
Une "communauté de quartier" (社区) à Yinchuan. Huit zones de ce type sont coupées du monde extérieur. (Crédit : Thibaud Mougin / SOPA images)

La croisade du Parti contre le virus

Le 31 janvier, les habitants du Ningxia recevaient tous le SMS suivant : « Les membres du Parti sont sur la ligne de front dans la lutte que nous menons contre l’épidémie. Que chaque membre du Parti se tienne prêt et rapporte à ses unités. » Dans chaque quartier, les mesures de prévention sont en effet pilotées par les unités locales du Parti communiste. Elles relaient les consignes du Secrétaire du Comité du Parti du Ningxia dont les pouvoirs surpassent ceux du président de la région. Dans les rues de Yinchuan, chaque jour apporte son lot de slogans appelant la population à la vigilance. « Se protéger, c’est aussi protéger les autres ! » rappelle une bannière, près de l’université du Ningxia.
"Se protéger, c'est aussi protéger les autres ! Se protéger, c'est aussi protéger la société !" rappelle cette bannière près de l'université du Ningxia à Yinchuan. (Crédit : Thibaud Mougin / SOPA images)
"Se protéger, c'est aussi protéger les autres ! Se protéger, c'est aussi protéger la société !" rappelle cette bannière près de l'université du Ningxia à Yinchuan. (Crédit : Thibaud Mougin / SOPA images)
« Nous vaincrons le virus », clame celle-ci, accrochée sur la place déserte du Wanda Plaza, l’un des plus grands centres commerciaux de la ville. Au-dessus, une seconde banderole bannit les rassemblements et l’usage des feux d’artifices, d’habitude si prisés pendant cette période de l’année.
"Évitons les rassemblements de foule, la volonté de tous fait rempart, contenons l'épidémie et nous vaincrons à coup sûr", clame cette banderole accrochée sur la place déserte du Wanda Plaza, le plus grand centre commercial de Yinchuan. (Crédit : Thibaud Mougin / SOPA images)
"Évitons les rassemblements de foule, la volonté de tous fait rempart, contenons l'épidémie et nous vaincrons à coup sûr", clame cette banderole accrochée sur la place déserte du Wanda Plaza, le plus grand centre commercial de Yinchuan. (Crédit : Thibaud Mougin / SOPA images)

La spectaculaire fermeture de l’université du Ningxia

La « grande migration » du Nouvel an, avec ses millions de travailleurs prenant d’assaut les gares et les aéroports, a compliqué la tâche des autorités chinoises pour contenir l’épidémie. Cette année, les congés annuels ont d’ailleurs été exceptionnellement prolongés jusqu’au 10 février. Au retour des travailleurs, s’ajoute celui des étudiants, qui doivent théoriquement rentrer sur leur campus après six semaines de congés. En Chine, il n’est pas rare d’intégrer une faculté située à des milliers de kilomètres de sa ville d’origine, en raison d’un système universitaire extrêmement sectorisé. Les campus chinois sont donc des « villes dans la ville », où logent sur site les étudiants, mais aussi la plupart du corps enseignant et administratif, soit 5 000 personnes en moyenne.
La présence d’un seul cas de contamination pourrait ainsi avoir un effet désastreux. Les classes et amphithéâtres sont donc interrompus pour une durée indéterminée et remplacés par des cours en ligne. Afin de dissuader ses étudiants de rentrer, l’université du Ningxia a même fermé tout son campus, érigeant plusieurs palissades autour de ses quartiers d’habitation.
Notice interdisant aux étudiants de rentrer sur le campus de l'Université du Ningxia à Yinchuan. (Crédit : Thibaud Mougin / SOPA images)
Notice interdisant aux étudiants de rentrer sur le campus de l'Université du Ningxia à Yinchuan. (Crédit : Thibaud Mougin / SOPA images)
Palissade installée sur le campus de l'Université du Ningxia. (Crédit : Thibaud Mougin / SOPA images)
Palissade installée sur le campus de l'Université du Ningxia. (Crédit : Thibaud Mougin / SOPA images)
Le 4 février, alors que les chiffres de l’épidémie gonflaient dans le pays, une seconde palissade a été dressée pour isoler définitivement le quartier des professeurs de celui des étudiants.
Palissade installée sur le campus de l'Université du Ningxia. (Crédit : Thibaud Mougin / SOPA images)
Palissade installée sur le campus de l'Université du Ningxia. (Crédit : Thibaud Mougin / SOPA images)
Palissade installée sur le campus de l'Université du Ningxia. (Crédit : Thibaud Mougin / SOPA images)
Palissade installée sur le campus de l'Université du Ningxia. (Crédit : Thibaud Mougin / SOPA images)
Pour compléter ce dispositif, des points de contrôle ont été établis aux trois sorties du campus. Le personnel de sécurité y inspecte méticuleusement tout véhicule entrant, exigeant un laissez-passer. Sans ce précieux sésame, interdiction formelle d’entrer et sortir du campus. Pour son personnel placé en quarantaine, un ravitaillement est organisé par l’université du Ningxia. Les professeurs récupèrent des produits de première nécessité au pied de leur immeuble. Le port du masque est obligatoire et les échanges avec les livreurs sont réduits au minimum. Dans les appartements, des gardiens font signer des formulaires engageant chaque personne « à effectuer le test de température, en toute honnêteté, le matin et le soir, et à coopérer activement avec le personnel de garde pour mener à bien la gestion de l’épidémie ».

Discours alarmiste

« La situation est très, très grave », commente une professeure de français, reprenant le discours alarmiste de l’Université. Pourtant la progression reste très faible dans le Ningxia, en comparaison des provinces côtières de Chine. Certains étudiants y trouvent satisfaction. « Je devais normalement rentrer plus tôt pour achever un projet avec mon unité de recherche, lorsque l’université nous a demandé de rester chez nous… quel soulagement ! », plaisante une étudiante de master contactée sur Wechat.

« L’ennui nous tuera avant le virus »

Dans les messages postés sur les réseaux sociaux, revient la sempiternelle question de l’ennui et des stratagèmes pour occuper son temps lorsque qu’il est impossible de sortir de chez soi. Beaucoup de photos, bon enfant, témoignent de moments simples partagés à la maison. « Grâce à l’épidémie, tout le monde est devenu un chef, car nous réapprenons à cuisiner », explique par téléphone Li, une étudiante originaire de la ville de Zhongwei, près de Yinchuan.
« Cela fait trois semaines que je me tape des cours d’algèbre linéaire à la maison, tellement intéressant ! » grince Max, rentré dans sa famille à Yinchuan après une année universitaire aux États-Unis. « L’ennui nous tuera avant le virus ! », conclut le jeune homme. L’humour sert d’exutoire aux internautes pour chasser la lassitude et l’exaspération qui monte au sein de la population. Parmi les jeux de mots récurrents sur la toile chinoise circule la formule : « Je vous souhaite un joyeux CNY », où l’abréviation traditionnelle « Chinese New Year » est devenue « Corona New Year ».
La Chine n’en est pas à sa première crise nationale dans l’histoire récente. L’épidémie du SRAS et le tremblement de terre au Sichuan ont marqué durablement les esprits. L’épisode du Covid-19 se distingue par son hypermédiatisation : plus d’un milliard de citoyens se sentent vulnérables, traumatisés par les images et les chiffres circulant sur les réseaux sociaux. Il s’agit surtout de la première crise vécue par la génération née après 1995, souvent pointée du doigt pour son matérialisme exacerbé, mais aussi pour son désenchantement. Elle touche une jeunesse plus inquiète que celle de ses parents, car appelée à vivre dans un pays qui doute davantage de lui-même. Les années de la croissance à deux chiffres sont loin derrière. Les images des rues vides, des universités et des commerces fermés, renforceront, chez les plus jeunes, le constat d’impuissance d’une génération née dans un pays ébranlé : la génération coronavirus.
Par Thibaud Mougin

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A propos de l'auteur
Thibaud Mougin est photojournaliste indépendant installé à Bangkok, où il collabore avec l’agence SOPA Images. Diplômé de l’Institut Français de Géopolitique (IFG), il a d'abord travaillé comme consultant junior pour le cabinet CEIS, à Paris, puis a enseigné le français à l’université Sun Yat Sen, à Zhuhai, au sud de la Chine.